Mais où est passé le modèle économique de la ville connectée  ?

Le numérique bouleverse la chaîne de valeurs de la production des métropoles. Les collectivités sont prudentes, les industriels se testent sur de nouveaux métiers et partenariats. En France, la ville intelligente est encore hésitante. Enquête.

Philippe Sajhau est conseiller municipal à Nogent-sur-Marne, 32 000 habitants. Il est en charge de l'aménagement durable et de l'efficacité énergétique. « Le plus difficile sur la ville intelligente est de comprendre qui fait quoi », explique-t-il. Pour le savoir, il a organisé une réunion à la mairie avec les industriels. « Schneider Electric, EDF, Alstom Grid, Veolia, Suez, Siemens..., je m'y perds un peu. Pourtant je connais mon sujet. » À côté de ses activités de conseiller municipal, Philippe Sajhau est, il est vrai, vice-­président d'IBM France en charge des Smarter Cities.

Une boutade, sa réflexion ? Sans doute, mais cette réunion a bien eu lieu. Les promesses de la gestion numérique des villes, la floraison des capteurs, plateformes numériques, tableaux de pilotage des collectivités, la prolifération de logiciels spécifiques et d'applications pour les usagers ont déstabilisé le modèle traditionnel de production de la ville. La disruption numérique est aussi à l'œuvre. Chacun se positionne sur le marché, quitte à changer de métier pour écorner un peu la marge du concurrent ou du partenaire.

On voit donc : Microsoft se préoccuper de l'administration virtuelle des conseils généraux ; Schneider, lui-même challengé sur ses capteurs, débarquer dans l'industrie du logiciel ; Google attaquer le marché de la SNCF ; Bouygues s'intéresser à la gestion partagée des parkings, comme Vinci ; Veolia préférer le consulting au traitement des déchets ; Orange s'occuper d'hôtellerie ; et la plupart d'entre eux se pencher sur la géolocalisation...

Pierre Tabary, vice-président Strategy and Smart Cities de Schneider Electric, le confirme : « Rien n'est installé dans la ville intelligente. Tout le monde a donc envie de voir jusqu'où il peut aller, et teste. Chez Schneider, nous savons faire des choses très compliquées en matière d'énergie ou de fluides, mais nous sommes désormais dans le logiciel car nous devons offrir la meilleure solution possible au client. Nous devons savoir capter les données, les trier et les interpréter. Du coup, notre stratégie est à géométrie variable : sur certains marchés, nous nous positionnons comme leader ; sur d'autres, nous restons partenaires. Parfois nous proposons tout, parfois une seule brique. La véritable nouveauté de la ville intelligente ? Les industriels sont obligés de travailler en équipes, sauf que les équipes changent d'un projet de ville à l'autre et parfois entre différents moments d'un même projet. Et il est encore difficile de savoir comment, en fin de compte, se partagera la valeur. »

Retard à l'allumage

Laurence Lafont Galligo, directrice du secteur public chez Microsoft, pense aussi que le modèle économique limpide sur la ville numérique est encore en gestation car « les missions de la ville sont trop nombreuses. Les usagers ont parfaitement compris que le numérique pourra leur apporter un mieux-être dans les services administratifs, la santé, l'éducation, les transports ou l'énergie. Les Français sont d'une grande maturité sur ces sujets, leurs attentes sont fortes mais de plus en plus décalées avec la manière dont les services sont rendus ».

Ils ont intégré la réalité numérique plus vite que les collectivités. Mais ces dernières sont encore les donneurs d'ordre sur la ville et les industriels ont de la peine à vendre leur offre, malgré la demande des usagers. La ville de Paris, l'une des plus avancées dans la réflexion, vient seulement, en juin, de se doter en interne d'une mission ville intelligente. Une première ! Son patron, Jean-Philippe Clément, identifie dans les services et directions les dossiers relevant d'une approche ville intelligente, et les traite de manière horizontale : les directions de l'urbanisme, des technologies de l'information et de la voirie vont commencer à penser réellement ensemble.

Vont-elles se caler sur des priorités correspondant à celles des citoyens ?

« Il n'y a pas de business model pour nous, constructeurs de la ville, tant que la ville elle-même ne s'est pas posé la question de son propre modèle économique, commente Jean-Louis Marchand, vice-président de la Fédération des transports publics et président du pôle de compétitivité Advancity. C'est le vrai sujet, jamais posé. Combien coûte réellement la ville ? Est-ce qu'on a encore les moyens de la payer, surtout si on veut la rendre intelligente ? Les moyens de la transformer, de l'entretenir, de la faire fonctionner ? On connaît le prix de l'eau ou du gaz, mais celui de la mobilité ? Combien peut-on payer pour avoir le droit d'être mobiles ? »

Un exemple : « Chez Vinci, j'étais en charge des routes. Depuis des années, nous pourrions mettre des capteurs sur les routes pour planifier leur entretien, optimiser leur gestion, les faire durer. Lorsque nous construisons le pont de Rion-Antirion dans le détroit de Corinthe, nous le truffons de capteurs. Tout simplement parce que nous en avons également la gestion pour trente ans et que nous savons que nous y gagnerons sur le long terme. La collectivité, en revanche, n'a pas cette vision car le temps de l'élu n'est pas à quinze ou trente ans. Je ne connais pas d'appel d'offres dans les transports publics qui intègre cette dimension. »

L'aménageur public doit prendre conscience de la durée, tenter une évaluation des usages d'ici à quinze ou trente ans ou, tout au moins, mettre en place des systèmes qui pourront s'adapter à l'évolution des usages. Pas simple ! Construire un quartier ou un réseau de transports en supposant déjà les usages futurs, personne n'en est capable.

« L'enjeu, considérable, est celui de la modélisation de la ville, précise Francis Jutand, directeur scientifique de l'Institut Mines-Télécom. Les villes doivent absolument travailler sur leur complexité. Il existe effectivement une promesse liée au big data et à l'idée que si l'on met des capteurs partout, on va pouvoir "monitorer" et prendre la bonne décision au bon moment.

Mais la ville est d'une telle complexité qu'elle ne peut se réduire à un tableau de bord avec des applications pour les taxis. La ville, c'est la multiplicité, c'est la gestion d'une complexité de plus en plus grande due à des tas de systèmes qui interagissent et à des réactions imprévues. Pour l'instant les villes peuvent éventuellement prédire certaines choses mais pas plus. »

Quelle rentabilité ?

« Nous devons montrer notre offre mais surtout aider les villes dans la construction de leur vision, les aider à prendre la bonne décision », affirme de son côté Samuel Morillon, directeur de la stratégie et du développement de Siemens France. Jusqu'à leur parler de retour sur investissements ?

« Ils sont possibles pour certains services intelligents. Mais si tout est concevable, tout n'est pas rentable. En optimisant la gestion de l'énergie et des transports, la ville gagnera de l'argent à terme. Les technologies que nous proposons ne sont pas fondamentalement révolutionnaires, nous les avons testées dans certaines villes du Golfe ou des États-Unis, mais le challenge est, dans le Grand Paris, de passer à une échelle supérieure.

Ce qui est nouveau, c'est que nous devons concentrer sur un seul territoire des technologies qui, jusqu'à présent, existaient de manière éparse. Les gares du réseau express du Grand Paris en sont le meilleur exemple. Si l'innovation a un intérêt quelconque pour l'usager, cela marchera. Nous n'avons pas de barrières, tout cela n'est que de la technologie de l'information que nous maîtrisons. Mais si l'on veut arriver à rendre le système intelligent au final pour la collectivité et l'usager, il faut que les villes arrêtent de raisonner par silos, indépendants les uns des autres. »

Après avoir démarré pied au plancher sur le sujet, les industriels s'aperçoivent que le temps de la ville n'est pas exactement le leur, ni le même partout dans le monde.

« Avec 100 millions de personnes qui vont passer de la campagne à la ville dans les cinq ans, les Chinois ont le feu !, explique Pierre Tabary. On discute, on fait, mais on sait qu'ils refusent de laisser leurs données à une société étrangère. »

Le marché est clair : construire vite et intelligent sur des marchés colossaux, sans se mêler des données chinoises. Le Vieux Monde fonctionne autrement.

« Je ne crois pas que l'on puisse aller plus vite à Paris, poursuit Samuel Morillon. La ville est ancienne, les bâtiments le sont. Il faut adopter le rythme de la ville. Paris aura un jour des plates-formes mais cela se fera en son temps. Nous ne sommes pas en train de construire une ville qui sort du sable comme Masdar City ; ni à Singapour, une ville-champignon extrêmement dense et concentrée, où mettre un hyperviseur n'a rien de problématique. Pas plus qu'à Shanghai. »

Mais que ce soit inévitable ne veut pas dire que la ville le veuille.

La force de l'open data

« Je commence à sentir une forte accélération dans les collectivités, explique Laurence Lafont Galligo. Sur l'importance du numérique comme levier de réduction des dépenses et comme outil pour rendre différemment le même service, les villes accélèrent leur réflexion. Chez Microsoft, nous essayons d'être très "pratico-­pratiques", en montrant que les projets ne sont pas forcément longs, coûteux, complexes, et que le cloud est un véritable levier d'accélération dans les mutualisations. Nous parlons concret. En étant très présent, on fait bouger ce secteur. Lentement. Mais l'open data est l'un des meilleurs moyens d'amener la ville à la transition numérique. On n'en est qu'au début. »

IBM vient ainsi d'emporter un contrat tout à fait « pratico-­pratique » à Madrid. Ana Botella, la maire, va verser 14,7 millions d'euros à la IBM Smarter Cities pour la gestion de tous les services environnementaux : pour les rues, éclairage, irrigation, arbres, espaces verts, nettoyage, ordures, déchets, 300 indicateurs clés de performance et 1.500 inspections quotidiennes ont été définis. Le but est de s'assurer que les services sont réellement rendus pour payer chaque fournisseur sur la base de son niveau de service réel.

En prime, un système de connexion instantanée permettant aux Madrilènes de signaler la moindre anomalie, avec réponse de la ville dès que celle-ci est corrigée !
Madrid a choisi un business model clair : celui d'une ville intelligente qui améliore les services rendus et qui garde le contrôle de ses données mais en déléguant ce qu'elle ne sait pas faire. La ville se sert du numérique pour optimiser sa gestion - IBM n'est que l'opérateur technique - et elle garde le contrôle des données de son territoire. Mais l'opération à un coût et Madrid ne connaît pas encore le retour sur investissement. Beaucoup de villes parient que les « early adopters » de la ville intelligente payeront les pots cassés et d'ici à quelques petites années, la même ville intelligente coûtera cent fois moins cher à monter.

Avec des tarifs sur le cloud de moins en moins élevés, des capteurs de plus en plus mobiles, des technologies optimisées par d'autres, le budget ville intelligente va notablement baisser. Ou ne pas aller vers les secteurs que souhaitaient initialement les industriels. Le meilleur exemple en est le refus de certaines villes, Paris surtout, de se laisser entraîner dans la logique des tableaux de bord de gestion des villes, des postes de pilotages associant le cloud, le big data et la mise en relation des systèmes que proposent les grands opérateurs de systèmes d'information. Jean-Louis Missika, adjoint à la maire de Paris en charge du dossier, a toujours expliqué que la ville non seulement est difficilement modélisable et assez peu prévisible, mais que plus les systèmes d'information sont intégrés, plus le risque systémique est important.

Et dans la foulée, ces villes font souvent un deuxième pari : avec des citoyens qui refusent l'augmentation des impôts, des budgets comprimés par la crise, la dépense dans la ville intelligente ne se justifiera que si elle crée des économies et surtout si elle génère de nouveaux revenus à la ville. Dans les transports ou le logement bien évidemment, mais pas uniquement.

« Si une collectivité locale, continue Samuel Morillon, met des services en place sans contrepartie financière c'est difficilement durable, mais si elle crée une filière économique derrière, là oui. Lorsque la ville de Cherbourg et le conseil général de la Manche travaillent sur la mobilité intelligente, ils testent la voiture à hydrogène mais surtout déploient massivement des solutions de stockage, lancent un plan d'équipement en PPP, mettent en place les bases d'une filière hydrogène allant jusqu'aux formations techniques pour maintenir ce qui va être mis en œuvre et favorisent l'éclosion d'entreprises qui peuvent développer ailleurs les modèles élaborés. »

En prenant le temps, industriels et collectivités peuvent donc finir par se trouver.  

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