Villes-ports et territoires : le défi de la prochaine décennie

Face à ses concurrents mondiaux, c'est en développant ses liens avec la ville et l'intérieur des territoires que Marseille-Fos peut s'imposer comme une hypermétropole portuaire.

Des villages côtiers aux hubs maritimes, des villes fortement urbanisées aux métropoles portuaires, du port urbain au port de l'hinterland, mais aussi des villes à façades maritimes, à vocation patrimoniale et touristique, aux ports industriels à vocation économique, la ville-port se trouve traversée par de nombreuses particularités : poids économique et industriel, gouvernance, disposition spatiale, tensions socio-territoriales... mais aussi recherche d'une identité urbanistique propre, dans un contexte mondial d'urbanisation galopante, qui constitue en soi, un défi.

Les villes-ports du 21e siècle incarnent bien ce basculement de l'économie mondiale vers la globalisation, et marquent une nette augmentation, chaque année, des échanges commerciaux mondiaux. Avec 27 milliards de tonnes par an de trafic, les ports constituent un axe majeur dans le développement économique et socio-territorial. On constate que les voies maritimes, principales voies des échanges, s'orientent majoritairement vers l'Asie. Sur les dix premiers ports du monde, neuf sont asiatiques ; sur les vingt premiers, la proportion est de seize. En Europe, Rotterdam reste le plus puissant, signe d'une continuité historique qui se prolonge également en développement socio-territorial.

À l'heure de l'ubiquité massive, alors que les hommes n'ont jamais été aussi interconnectés, les relations physiques par voie de mer restent toujours une expression de puissance. Commerce certes, mais aussi capacité à montrer sa présence politique et militaire, une tendance toujours d'actualité. De la flotte de guerre américaine, qui se détourne de sa mission de patrouille vers un lieu de tension, en passant par les porte-avions français et les sous-marins nucléaires, jusqu'aux plus récents investissements de l'État chinois pour signaler ses propres capacités d'intervention. De la guerre à la paix, de la paix à la guerre, les voies maritimes et, avec elles, les ports, restent un lieu stratégique du très complexe puzzle qui se joue dans les équilibres géopolitiques mondiaux.

Tournés ver l'intérieur des terres

Mais où réside aujourd'hui l'enjeu de la ville-port ? La mondialisation massive a apporté cette nouvelle donne liée à l'échange des objets par voie maritime, qui reste la première modalité. La « conteneurisation » du monde est visible à l'oeil nu pour les simples visiteurs dans les ports du monde, avec la longue et interminable file de bateaux qui viennent charger ou décharger les - de plus en plus immenses - porte-conteneurs. Le degré de sophistication de l'automatisation du port est, par ailleurs, un indice important dans la recherche de l'optimisation de ses capacités pour le rendre performant. Les énormes grues et portiques s'accompagnent maintenant d'un ballet incessant de porteurs robotisés au sol, entièrement automatisés, qui sont devenus une pièce essentielle dans l'empilage-dépilage de la charge.

Dans tous les ports du monde, les relations sociales avec les puissants dockers permettent de sentir le « pouls » de la paix sociale ou, à l'inverse, l'instabilité qui se vit dans le port. Mais la relation entre la ville et le port reste complexe. La bataille du port, à l'échelle planétaire, n'est plus comme autrefois tournée vers la mer, ou son fleuve, mais vers la conquête de l'intérieur des terres, vers son hinterland. La stratégie de la puissance d'un port passe maintenant par sa capacité opérationnelle à se déployer en tant que noeud multimodal, et à offrir en conséquence la palette la plus large possible de services qui permettent d'atteindre en profondeur l'arrière-pays. Les considérations de la ville entrent alors en première ligne et ce qui était auparavant une structure « autonome », lieu de charge et de décharge bâti pour et vers la mer, se retrouve plus que jamais étroitement lié à la capacité socio-territoriale de la ville qui l'accompagne dans son développement. Du port tout puissant, fermé et souvent en vase clos - souvent « étatisé » dans sa gestion - a émergé la ville-port avec ses propres relations, à la manière d'un « Je t'aime, moi non plus », mais l'un et l'autre sont devenus indissociables pour leur avenir respectif.

Peut-on imaginer Ningbo sans Shanghai et son réseau de villes vers l'intérieur de la région ? Ou alors imaginer Shanghai de manière extraterritoriale, sans Hong Kong ? Rotterdam sans la profondeur de pénétration des voies fluviales et ferroviaires à l'intérieur du pays, sans sa dualité dominante avec Anvers ? Barcelone sans le lien étroit de son port avec Saragosse ? De quoi Incheon, en Corée du Sud, est aussi le hub stratégique ? C'est un axe majeur pour la survie de la Corée du Nord. Au-delà, le rachat en 2008 de la concession de deux terminaux à conteneurs du port athénien du Pirée par l'opérateur chinois Cosco, pour 3,4 milliards d'euros, est à lire avec cette même grille.

De la dualité port-mer qui a fait la puissance des ports maritimes à travers l'Histoire, reflétant celle des villes, puis des États, une autre dualité a émergé : celle du port et de la ville, de la mer et de la terre. En réalité, aujourd'hui, elle devient une triade mer-terre-terre : une première terre pour la ville-port et une deuxième pour la terre, vers l'intérieur du pays, avec le défi de gérer et d'accueillir les flux massifs qui viennent du port ou y vont.

« Disponibilité globale »

Le modèle économique des ports a changé avec la « super-conteneurisation » planétaire. La performance du port n'est plus mesurée à l'aune de la rapidité de la charge ou décharge à quai, ou dans les installations logistiques de proximité, mais avant tout sur sa capacité à offrir une « disponibilité globale », y compris à l'intérieur des terres. C'est alors la notion de ville-port en tant que chaîne socio-territoriale globale qui devient le centre d'intérêt pour le développement dans les décennies à venir. Du concept de port à celui de ville-port, nous sommes aujourd'hui passés à celui de « hub territorial », où la clé de voûte se déplace de plus en plus, dans une bascule parfaitement visible, vers l'« hinterland », l'intérieur des terres.

Les décisions d'aménagement du territoire, en termes de routes, d'autoroutes, de lignes ferroviaires avec le ferroutage, de liaisons fluviales, de centres de stockage intermédiaires, de zones logistiques tampons tout au long du territoire, ne sont pas neutres. Elles sont au coeur de la capacité stratégique de la ville-port à vivre en symbiose avec son territoire de l'intérieur. Selon des modalités d'implémentation, elles traduisent, ou pas, la volonté d'assurer un développement durable, en phase avec les défis climatiques et énergétiques. De manière mécanique, la « super-conteneurisation » du transport maritime oblige la ville-port à se désenclaver afin de pouvoir assurer une fluidité indispensable. Les interminables files devant le port pour le chargement et le déchargement des bateaux ne sont plus compatibles avec les interminables files de chargement et de déchargement des camions, qui sont à l'origine de toutes sortes de nuisances. Nuisances routières par les bouchons, pollution environnementale, encombrement au quotidien des routes... la liste est longue mais elle va de pair avec la prise de conscience de la nécessité de faire autrement, en portant une vision d'avenir sur l'hinterland.

Il y va aussi du modèle de service et du modèle économique du port et de la ville-port. À l'heure de la recherche en sobriété énergétique, de la décentralisation territoriale, de la construction d'un maillage qui rééquilibre les territoires, et d'une meilleure répartition de charges liées aux services, la logistique associée au port par son hinterland peut représenter entre 40% et 80% du coût global de l'opération. De la même manière que le transport en ville évoluera inéluctablement vers le porte à porte, obligeant les opérateurs de transport à réfléchir autour d'un concept de "mobilité flexible et intégrale", les opérations portuaires vont de même aller vers la "conteneurisation-déconteneurisation flexible et intégrale de bout en bout".

Les plus grands ports sont chinois

À titre d'exemple, dans le plus important port d'Europe, Rotterdam, le taux de transbordement (l'opération de passage d'un porte-conteneurs maritime transocéanique à une connexion de portage locale) est de 36 %. Les 64 % restant seront traités par fleuve, rail ou route vers l'hinterland. À partir de 2015, par de nouvelles opérations gagnant encore des terres sur la mer, le port de Rotterdam a multiplié par deux ses capacités opérationnelles. L'opérateur verra donc en son hinterland non plus un lieu de passage mais un élément de l'ensemble de la chaîne portuaire. La ville devient ainsi un partenaire à part entière, et l'ensemble de la région qui l'entoure est une composante stratégique, du port à la ville-port, et de la ville-port à l'hyper ville-port. Le chemin de la construction de l'hypermétropole portuaire est ainsi tracé et c'est inéluctable. Il y va de la capacité à se développer dans les décennies à venir, car la tendance reste à l'intensification de ce type de trafic maritime.

Retenons que des opérations majeures sont en cours dans divers lieux de la planète qui se traduiront par l'amplification de cette problématique : les élargissements prévus des canaux de Suez et de Panama, le controversé projet de création d'un nouveau canal interocéanique au Nicaragua

- confié à un consortium chinois -, le développement de porte-conteneurs automatiques à l'image des véhicules sans chauffeur, l'application massive de la blockchain dans la sécurisation des transactions maritimes et leur traçabilité.

Le marché mondial maritime, avec ses 1.500 milliards d'euros annuels, représente un enjeu majeur pour l'économie mondiale. Ses évolutions sont aussi un indicateur de taille des rapports géopolitiques. La bascule planétaire vers un monde urbanisé, de l'axe NordOuest vers l'Axe Est-Sud du monde, avec la mégalopolisation du monde urbain en Asie et en Afrique en particulier, est une réalité qui se reflète aussi dans l'essor des villes-ports et de leur hinterland.

À partir des années 2000, l'Asie est devenue le continent porteur de la majorité des flux maritimes sur la planète. En particulier, et c'est déterminant dans le positionnement stratégique pour les prochaines décennies, les façades maritimes de l'océan Indien à l'océan Pacifique sont largement dominées par les flux maritimes asiatiques. Aujourd'hui la première économie, chinoise, se déploie vers les façades maritimes du Sud, vers l'Afrique et l'Amérique Latine, avec comme tête de pont le Brésil.

Le classement des dix premiers ports mondiaux est instructif à cet égard, car huit d'entre eux sont chinois, Singapour est troisième et le seul non asiatique est Rotterdam, à la huitième place. Si nous regardons les dix suivants, la suprématie asiatique est toujours incontestable, avec seulement Port Hedland (Australie) en douzième place, Anvers (Belgique) dix-huitième, South Louisiana (États-Unis) dixneuvième. D'autant que l'apparition de Port Hedland n'est pas sans rapport avec l'économie chinoise, car c'est le lieu d'approvisionnement de minéraux de fer, indispensables pour le développement industriel et surtout urbain de la Chine.

C'est ainsi que nous avons assisté à la transformation de toute la façade maritime asiatique chinoise : de simples ports sont devenus d'abord des villes-ports et maintenant des « mégalopoles portuaires », et se profilent à l'horizon de la prochaine décennie les premières « hypermégalopoles », des concentrations « connurbanisées » sur un rayon d'influence territoriale dépassant les frontières administratives connues. La marginalisation de l'Europe (mais aussi des États-Unis) dans le transport maritime renvoie à la problématique de nos villes portuaires. Les villes-monde au commerce florissant que furent autrefois Venise, Bruges, Gênes, Amsterdam, Lisbonne, puis Londres, voire New York, ont connu la déchéance de leur port, et avec elle la perte de leur influence.

Une hypermétropole Marseille-Fos

C'est donc à ces développements urbains et à la concurrence de cette nouvelle génération des « villes-ports » que l'Europe se trouve confrontée. C'est à travers ce prisme qu'il est indispensable d'aborder le futur de nos propres développements urbains. C'est sous cet angle que la construction d'une hypermétropole reliant Paris au Havre et épousant le contour de la Seine jusqu'à son embouchure est indispensable. La même logique est de mise pour déterminer le positionnement stratégique de Marseille-Fos, qui doit se battre afin d'exister au niveau de la façade méditerranéenne, et de devenir, au-delà d'un hub, une véritable hypermétropole à valeur ajoutée vers l'hinterland national.

Enfin, Dunkerque le troisième du trio français des villes-ports, n'est pas épargnée par cette perte d'influence, de rayonnement et de positionnement. Un chiffre à lui seul nous donne à réfléchir : Près de 85% des flux conteneurisés du nord et de l'est de la France - et peut-être la moitié de ceux de l'Île-de-France seraient traités par le seul port d'Anvers. Nous avons devant nous un défi de taille, pour que les villes-ports, à l'aune de la convergence de l'intelligence urbaine, des nouvelles technologies et des développements de nouvelles infrastructures urbaines, soient en convergence avec cette nouvelle dualité, mer-terre, pour donner aux ports français une feuille de route vers une hypermétropolisation socio - territoriale.

Par Carlos Moreno

___

ENCADRE 1/2

___

LA CHARTE DES « PORTS CENTERS », C'EST QUOI ?

L'Association internationale des villes portuaires, l'AIVP, est à l'initiative d'une action volontariste autour d'une « Charte des Ports Centers ». Elle s'adresse à l'ensemble des acteurs dans un territoire. La « Charte des Port Centers » est soumise à la signature sous la forme de dix engagements :

1 - Expliquer le port ;

2 - promouvoir les métiers portuaires ;

3 - animer le port ;

4 - vivre le port de l'intérieur ;

5 - apprendre le concept d'« edutainment » ;

6 - s'adapter au public ;

7 - engager la communauté portuaire ;

8 - développer son Port Center en synergie avec les acteurs patrimoniaux et culturels du territoire ;

9 - garder une neutralité, développer l'esprit d'un forum de la culture portuaire ;

10 - favoriser l'échange d'expériences.

Il s'agit d'associer les partenaires concernés par la vie du port et de la ville, toutes les collectivités locales, et tous les acteurs locaux, qui s'engagent à ainsi développer des actions d'intégration sociétales (ouvrir le port aux citoyens, et inversement ouvrir la société sur le monde portuaire), La « Charte des Ports Centers » se propose de contribuer à dynamiser les acteurs du territoire dans une démarche de transversalité, en vue d'ouvrir le port à la ville, à tous les acteurs du territoire, et d'engager ainsi la ville et les citoyens dans la vie du port et de son développement.

Cette action a notamment pour objectifs de :

  • - contractualiser et formaliser une concertation existante entre les ports et les acteurs locaux ;
  • - échanger et favoriser l'émergence d'une culture portuaire citoyenne ;
  • - ouvrir la participation citoyenne ;
  • - communiquer et développer une identité portuaire, du territoire portuaire : qu'est-ce que c'est le port ? Comment il fonctionne ?
  • - rendre la ville portuaire plus performante en créant du lien à partir d'une valeur partagée.

À l'occasion du 3e Forum Smart City de Marseille, le président de l'AIVP, Philippe Mathis, sera présent pour la signature de la Charte avec la direction du port de Marseille et les acteurs de l'écosystème local.

Corinne Berardo

___

ENCADRE 2/2

___

QUELQUES LECTURES

  • Qu'en savons-nous ? n° 70 « Ville et port, comment le maritime se dessine dans la ville ? », Aucame, 2015.
  • Faire la ville avec le port : guide de bonnes pratiques, AIVP, avril 2015.
  • Port City Governance, éd. EMS, coll. Les Océanides, 2014.
  • Questions internationales n° 70 « Les grands ports mondiaux », La Documentation française, nov.déc. 2014 (textes de Tristan Lecoq, César Ducruet, Yann Alix, Frédéric Carluer, Eric Foulquier, Paul Tourret, Jacques Guillaume).
  • « Compétitivité des villes portuaires : le cas de Marseille-Fos - France », OCDE, 2012.
  • Les Cahiers scientifiques du transport, n° 44 « La gouvernance des ports et la relation ville - port en Chine », 2003.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.