« Cher Martin, pourquoi n'irait-on pas plus loin que cette mutualisation ? » Jean-René Fourtou, le président du conseil de surveillance de Vivendi, aurait proposé à Martin Bouygues en personne en novembre dernier que leurs deux opérateurs télécoms, SFR et Bouygues Telecom, en pleine discussion sur un partage de leurs réseaux mobiles, passent à l'étape supérieure, autrement dit une fusion. Plusieurs sources concordantes le confirment. Mais à l'époque, Martin Bouygues ne donne pas suite. « Pas tout de suite » aurait-il répondu, se laissant le temps de réfléchir. Le PDG de Bouygues Telecom, Olivier Roussat, aurait tenté de le convaincre, et d'agir vite, en vain ; ce serait son « plus grand regret » croit savoir une source bien informée. Avec son homologue de SFR, Jean-Yves Charlier, ils ont discuté à plusieurs reprises d'aller au-delà de ce mariage des seules antennes : « ils s'entendaient très bien et dînaient ensemble tous les soirs à cette période ! » rapporte un proche du dossier. Depuis juillet, les équipes des deux concurrents s'étaient mises à nu pour s'accorder sur cette « mutualisation » de leurs réseaux, qui aboutira à la mise en commun de leurs sites sur une vaste partie du territoire, dévoilée dans ses détails le 3 février dernier, et devant leur faire économiser 300 millions d'euros par an.
« C'était une évidence. On a passé plus de six mois à discuter, livres ouverts : on se connaissait par cœur, les réseaux, les structures de coûts » confie un proche du dossier.
Bouygues dément la chronologie
Les deux opérateurs sont conscients d'avoir « tout en double : les sites, les boutiques, les services généraux comme Orange et T-Mobile au Royaume-Uni » mais considèrent que cela n'est pas insurmontable, au regard des importantes synergies. « Entre mutualisation et fusion totale, il y a plusieurs degrés possibles » observe alors un cadre dirigeant d'une des deux parties. « Roussat et Charlier avaient travaillé sur tous les schémas et tous les aspects, notamment l'emploi » indique une autre source bien au fait des discussions. Est-ce le risque de casse sociale et de réaction gouvernementale qui fait reculer Martin Bouygues ? Bercy martèle encore à l'époque que le marché de la téléphonie mobile doit trouver son équilibre à quatre opérateurs, avant de se faire progressivement à l'idée d'un retour à trois. Le groupe de BTP dément la chronologie des faits et assure que ce n'est « pas en novembre mais fin janvier que Jean-René Fourtou a dit à Martin Bouygues de réfléchir » à cette éventualité, ce qui reviendrait à quelques jours avant la signature officielle de l'accord de partage de réseau, comme évoqué dans son interview de « règlement de comptes » du mois d'avril.
« Jean-René Fourtou m'a convaincu en janvier de m'intéresser à la vente de SFR, en m'assurant de la pertinence et de la faisabilité de l'opération. Pour des raisons qui me sont inconnues, il a totalement changé d'attitude un peu avant le dépôt de notre première offre » a déclaré Martin Bouygues au Figaro le 12 avril.
Réécriture de l'histoire et intox ?
Du bout des lèvres, Vivendi reconnaît qu'il a fait le premier pas, mais rejette la responsabilité de l'échec sur l'autre partie. « Martin Bouygues n'a pas cru une minute que Numericable [qui avait déjà approché SFR en novembre 2012] aurait les moyens de faire une telle acquisition. Il a cru qu'il était le seul acheteur, il a raté sa chance » analyse un proche du dossier. Prêt à racheter SFR un an plus tôt lui aussi, Free ne pouvait revenir à la charge puisque l'Autorité de la concurrence lui avait clairement fait savoir qu'une fusion n'était pas possible. Numericable fraîchement introduit en Bourse avec succès comme sa maison-mère Altice finira par le prendre de vitesse.
Un mois après l'épilogue de la bataille pour SFR, chacun veut réécrire l'histoire à son avantage et taxe l'autre d'intox'. Si le groupe de BTP s'est plaint d'une trahison, d'un « double jeu », d'une volte-face incompréhensible, le camp de Vivendi lui reproche son « manque de vision stratégique » et de réactivité, puis son agressivité. « De toute façon, l'opération ne se fera pas » tranche, amère, une des parties prenantes. Le partage de réseau survivra-t-il à la rupture ? Les pronostics sont assez négatifs : « nos relations se sont considérablement rafraîchies » concède un cadre d'un des deux camps. La plainte d'Orange auprès de l'Autorité de la Concurrence sur cet accord de partage de réseaux offrira peut-être une porte de sortie à Bouygues, alors que SFR menace de réclamer des dommages et intérêts conséquents. Un autre proche du dossier admet que « l'accord a été bâti sur l'hypothèse d'une scission et introduction de SFR. Cela n'a aucun sens de continuer dans ces circonstances, c'est contre-nature… »
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