Comment Interpol traque les cyberprédateurs

A l’occasion de la journée mondiale pour un « Internet plus sûr », l’organisation policière a expliqué comment sa vaste base de données internationale permet de secourir les enfants victimes d’abus sexuels et d’arrêter leurs agresseurs. La coopération, y compris avec les acteurs du privé, est clé dans l’avancée des enquêtes.
Delphine Cuny

Créer un « Internet plus sûr », plus responsable : c'est l'objectif de la journée « Safer Internet Day », dont c'était la 12e édition mardi, un programme soutenu par la Commission européenne, destiné à sensibiliser tout un chacun, citoyens, Etats et entreprises. « Plus sûr » notamment pour les enfants : pour cela il faut signaler la diffusion de contenus illicites, ce qui permet de remonter jusqu'aux agresseurs. Le signalement peut être fait par les internautes eux-mêmes sur des portails dédiés, comme le site de la police française « internet-signalement.gouv.fr » (plateforme Pharos) - qui recueille des dénonciations de contenus à caractère pédopornographique, d'escroqueries (« phishing »), d'apologies du terrorisme, etc - ou bien auprès de «hotlines », portails d'alerte ou formulaires en ligne mis en place par des fournisseurs d'accès dans de nombreux pays, à l'image de « Point de contact.net » en France qui fait partie du réseau mondial INHOPE soutenu par la Commission européenne (45 pays, dont les Etats-Unis, le Brésil, la Russie, le Japon, l'Australie, etc)


Tous ces signalements, qui sont ensuite analysés par des experts et transmis dans les 24 heures aux autorités, sont utiles, parfois même cruciaux pour aider à l'identification des victimes et des agresseurs. Quant à l'enquête elle-même, Interpol joue un rôle central dans ces affaires de portée bien souvent internationale, du fait de la diffusion par Internet de photos ou vidéos montrant des enfants victimes d'abus sexuels à l'autre bout de la planète.

Une base de données mondiale

Pourtant, il s'agit « de criminalité généralement locale, l'auteur étant souvent un oncle, un voisin, un parent » souligne Adèle Désirs, Criminal Intelligence Officer à l'unité chargée de la criminalité contre l'enfance d'Interpol. Au sein de l'organisation policière, elle est chargée de gérer la base de données internationale sur l'exploitation sexuelle des enfants (ICSE), qui agrège des centaines de milliers de photos ou vidéos « montrant de façon claire et nette des enfants prépubères réels, pas d'images de synthèse, et des actes sexuels en cours ou la focalisation sur les parties génitales : c'est le pire du pire » observe-t-elle.


Lancée en 2009, cette base, qui a bénéficié de financements du G8 et de la Commission européenne, peut être interrogée en temps réel par les utilisateurs autorisés des pays membres, via un système de communication sécurisé. ICSE utilise « un logiciel très élaboré de comparaison d'images » afin d'établir le lien entre des victimes, des agresseurs et des environnements.


« La base ICSE sert à identifier 5 victimes d'abus sexuels par jour dans le monde » selon Interpol. Elle aurait permis de secourir plus de 5.600 victimes, dans 40 pays. « Mais il reste encore 30.000 victimes qui n'ont pu être identifiées » déplore Adèle Désirs.


L'Afrique n'est pas encore connectée à la base de données, en Amérique latine seul le Brésil l'est, en Asie, la Thaïlande ne l'est pas encore mais « c'est prévu. »


L'ajout de quelques clichés peut constituer un tournant dans une enquête. En 2012, quelques jours après que des agents américains du Bureau d'enquête pour la sécurité intérieure (HSI) aient intégré dans la base des images d'abus sexuels commis sur un bébé de 18 mois, un policier néerlandais, membre du réseau d'Interpol, a repéré sur l'une des photos une peluche représentant la petite lapine « Miffy », un personnage de livres pour enfants d'une artiste néerlandaise. La police a ensuite lancé un appel à témoins sur la télévision nationale, ce qui a permis in fine d'identifier et d'arrêter le criminel, qui a été condamné à 18 ans de prison.

« Il suffit parfois d'un tout petit détail. Il s'est avéré que l'agresseur était son baby-sitter qui était depuis devenu directeur de crèche... Il a également suffi d'une seule image sur les 50.000 que nous avions récupérées d'un même enfant pour que nous le retrouvions, en Russie » raconte Adèle Désirs.


Forums fermés de l'Internet parallèle

Une version nouvelle génération de la base ICSE sera lancée courant 2015, avec le concours de la société de R&D islandaise Videntifier Technologies, spécialisée dans l'analyse de la vidéo et des bases de données, née de projets de l'université de Reijkjavik et des labos de l'IRISA et du CNRS de Rennes.


Les images de la base ne proviennent « pas de sites classiques : ce sont des plateformes anonymes, des forums fermés, sur lesquels il faut souvent produire soi-même des images d'abus sexuels d'enfants pour accéder aux contenus » explique l'officier d'Interpol. Le « Dark Web » ou Internet parallèle, non référencé par les moteurs de recherche généralistes, mais accessible par le logiciel Tor, qui permet des échanges anonymes, est utilisé par des fondus d'informatique, des pirates, mais aussi « fréquemment par la communauté pédophile mondiale » souligne la direction centrale de la police judiciaire française (DCPJ) dans un rapport récent, qui rappelle que « l'opération Downfall initiée par le FBI » en 2013 avait démantelé « plusieurs dizaines de sites pédopornographiques hébergés sur les serveurs Freedom Hosting au sein du réseau TOR et dont les serveurs se trouvaient en France. »

« Chez Interpol, nous n'aimons pas le terme pédopornographie : les contenus pornographiques, quand il s'agit d'adultes consentants, sont légaux. Nous parlons d'enfants abusés, violés, d'actes de torture, de barbarie, commis sur des enfants n'ayant parfois que quelques jours. Et ces fichiers restent pour toujours sur la Toile » rappelle l'officier d'Interpol.

Signatures numériques

Interpol est également en train de mettre en place la liste « Baseline », un référentiel optimisé de 100.000 images au sein de la base ICSE : dans le cadre de ce projet, qui vient d'être pérennisé au-delà du pilote, les signatures numériques des fichiers à caractère pédosexuel regroupés dans la « Baseline » seront communiquées ensuite « à divers intervenants de l'Internet (Google, Facebook, etc) pour être intégrées à leurs outils de veille et favoriser des signalements d'activité pédophile sur la toile, en conformité avec les législations nationales des pays concernés » explique la DCPJ. L'objectif est de recouper les signatures numériques de ces contenus et d'« empêcher leur mise en ligne» explique Interpol. Pour limiter la diffusion de ces contenus, l'organisation de coopération policière a aussi mis en place la liste « des pires domaines » (IWOL), sites dont l'accès doit être bloqué par les fournisseurs d'accès et de services Internet.

Les signalements d'URL, d'adresses Internet, provenant des internautes permettent aux policiers de comparer automatiquement les contenus. Interpol a ainsi « accès à des milliers d'images des analystes d'INHOPE que [l'organisation] n'avait pas. »

« Tout internaute peut aider à l'avancée des enquêtes de police » insiste l'officier d'Interpol.

Free et OVH ne joueraient pas le jeu

En France, plus de 1.000 contenus à caractère pédopornographiques ont été supprimés l'an dernier à la suite de signalements effectués auprès des fournisseurs d'accès ou de services. L'AFA, l'association des fournisseurs d'accès et de services Internet, qui a pour membres Orange, SFR, Bouygues Telecom, Google, Facebook et Microsoft, et a mis en place le service Point de contact, déplore que tous les acteurs du secteur ne jouent pas le jeu. Numericable renvoie bien vers le site mais ne paie pas sa cotisation, Free a mis en place sa page de signalement (c'est une obligation légale), mais il faut «tout envoyer par courrier, pas pratique pour des URL », l'hébergeur OVH ne « rend pas très accessible » le formulaire de signalement bien qu'il « héberge beaucoup de contenus pédopornographiques » estime Carole Gay, la responsable des affaires juridiques et réglementaires de l'AFA.

« Aucun contenu pédopornographique reçu par le Point de contact et localisé en France n'était hébergé par un membre de l'AFA en 2014 » se félicite l'association. Plus de 55% des 5.800 signalements reçus par Point de contact l'an dernier étaient à caractère pédopornographique. A l'inverse, sur la plateforme de la police Pharos, seuls 10% à 15% des signalements sont de ce type (l'essentiel concerne des escroqueries), «peut-être par peur », selon le responsable de la plateforme. Le signalement peut pourtant être fait de manière anonyme.

Delphine Cuny

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