« Nos opérateurs sont mieux armés face à la concurrence » Jean-Ludovic Silicani

Le président de la République a évoqué « l’intégration » des autorités de régulation des télécoms et de l’audiovisuel. À l’heure de l’accélération de la convergence, thème du colloque annuel du régulateur des télécoms, le président de l’Arcep s'exprime sur cette question sensible du « rapprochement des régulations », qu'il dissocie bien de celui des autorités.
Jean-Ludovic Silicani, Président de l’Arcep.

LA TRIBUNE - Les autorités de régulation de l'audiovisuel et des télécoms doivent-elles converger ?

JEAN-LUDOVIC SILICANI - Aujourd'hui les finalités et les modalités de la régulation des télécoms et de celle de l'audiovisuel sont très différentes: dans les télécoms, elles sont technico-économiques et principalement pro-concurrentielles ; dans l'audiovisuel, ses finalités sont essentiellement culturelles et sociétales. Le président de la République a indiqué publiquement le 2 octobre qu'il était souhaitable qu'il y ait une plus grande convergence de ces deux régulations. Il faut rappeler que la régulation des télécoms est définie par des directives européennes, transposées dans le droit national, mais similaires dans tous les pays d'Europe, alors que la régulation de l'audiovisuel est principalement d'essence nationale et très spécifique à la France. Pour donner une dimension plus économique à la régulation de l'audiovisuel, notamment au travers d'analyses de marché, comme cela a été évoqué le 2 octobre, il va falloir que des directives européennes le prévoient. Les pouvoirs publics ont indiqué qu'ils s'emploieraient à les compléter ou à les modifier. Enfin, la convergence de la régulation des télécoms et celle de l'audiovisuel doit se faire dans le strict respect du principe de neutralité de l'Internet.

Par ailleurs, le CSA conserve une forte composante culturelle et sociétale [pluralisme politique, protection du jeune public, soutien à la création par les quotas de diffusion, etc.] en application de l'exception culturelle. Pour au moins ces deux motifs, le président de la République n'a évoqué qu'un rapprochement des régulations, et non des autorités : chaque secteur garde en effet de fortes spécificités.

Où en est la convergence en matière de télécoms ? Est-elle plutôt technique, commerciale, ou mue par les usages ?

La convergence est double. Cela fait vingt ans qu'on en parle : le premier en France a été Jean-Marie Messier qui a créé, avec Vivendi, un groupe convergent intégrant SFR et Canal Plus, c'est-à-dire le contenant et le contenu. Au cours des années 2000, on a essentiellement entendu la convergence sous cet angle. Mais ce n'est pas cette convergence-là qui a donné le plus de fruits. Si l'on prend l'exemple de Vivendi, aujourd'hui le groupe semble «déconverger», en se recentrant sur les contenus tout en gardant quand même un peu d'actifs télécoms. Chez Orange, l'ancien PDG avait beaucoup développé les contenus, mais ces activités ont été partiellement vendues depuis. En France, on assiste donc plutôt à une divergence contenants-contenus. Aux États-Unis, il existe quelques groupes alliant contenants et contenus, à l'image de Comcast-NBC.

L'autre convergence, qui est sans doute la plus structurante, est technico-économique : c'est la convergence des réseaux, qui est à l'œuvre depuis une dizaine d'années. Elle est fondée sur le fait qu'un opérateur de télécoms est beaucoup plus efficace en étant présent dans le fixe et dans le mobile. Le phénomène s'est accéléré et explique en grande partie les rapprochements actuels, notamment entre acteurs du câble et du mobile. Cette convergence fixe-mobile est particulièrement à l'œuvre en France : Bouygues Telecom a lancé son offre quadruple service en 2009, Free s'est porté candidat et a obtenu, également en 2009, une licence mobile. Il ne restait plus que Numericable à être isolé dans le fixe : son rachat de SFR va parachever ce mouvement qui fera passer le marché français de «quatre acteurs et demi» à quatre, tous convergents. La France est ainsi le marché le plus convergent d'Europe.

N'est-ce pas un phénomène surtout européen, les opérateurs américains étant rarement intégrés ?

C'est vrai qu'aux États-Unis, le câble a une importance bien plus grande ; il forme avec les télécoms deux mondes totalement différents. Les raisons sont notamment culturelles et géographiques. Mais peut-être les choses vont-elles changer avec l'accentuation de la concurrence aux États-Unis : on commence à voir des stratégies de convergence.

Comment se manifeste concrètement cette convergence des réseaux ?

Le cœur de réseau devient tout IP, c'est-à-dire basé sur le protocole Internet qui découpe l'information en paquets à transporter. Les grandes autoroutes de l'information en fibre optique irriguent la boucle locale fixe - la partie entre le central téléphonique et l'abonné - mais aussi toutes les boucles locales radio - les antennes-relais de téléphonie mobile. Les réseaux de collecte, qui apportent de la capillarité au cœur de réseau, sont eux aussi utilisés pour les services fixe et mobile: il y a donc une unification croissante des réseaux. Quant aux abonnements fixes, ils sont complétés par du wi-fi, sans fil donc, et les réseaux mobiles trouvent parfois des compléments fixes avec, par exemple, les «femtocells» [des boîtiers raccordés à une box qui offrent une meilleure couverture mobile en intérieur, ndlr]. En résumé, nous allons vers des réseaux principalement fixes, avec des usages de plus en plus mobiles.

Mais il existe une autre convergence des réseaux dont on parle moins, celle entre les deux technologies des communications électroniques : les télécoms (broadband) et la radiodiffusion (broadcast). Depuis le deuxième trimestre de cette année, pour la première fois, les Français ont plus regardé la télévision par le «broadband» - les réseaux fixes en cuivre, fibre, câble, etc. - que par voie hertzienne. Et encore ne s'agit-il que du nombre d'heures de programmes linéaires regardés sur un téléviseur. Si l'on ajoute le visionnage délinéarisé (TV de rattrapage, vidéo à la demande) ou effectué sur d'autres écrans (tablette, smartphone, ordinateur), la diffusion via les réseaux télécoms est désormais sensiblement supérieure à celle via les réseaux de radiodiffusion. C'est une transformation historique. Le phénomène va s'accélérer avec l'extension du dégroupage des réseaux fixes dans les zones les moins denses et donc de l'usage de la box triple ou quadruple service D'ailleurs, le réseau câblé, conçu à l'origine pour diffuser uniquement de la télévision, est devenu polyvalent : transportant aussi de la voix et de l'Internet, il est devenu un réseau télécoms comme les autres. Les experts estiment aussi que l'on pourra de plus en plus diffuser d'autres choses que des contenus audiovisuels - des fichiers, des données - depuis la Tour Eiffel !

On assiste ainsi à une déspécialisation de tous les réseaux de communications électroniques qui transportent tous les services et tous les contenus.

Le trafic mobile, dont on dit qu'il explose, fera-t-il un jour jeu égal avec le fixe ?

On assiste effectivement à l'explosion du trafic des données, qui ont besoin de beaucoup plus de bande passante que la voix. Mais le trafic de données sur le mobile ne représente, en milliards d'octets, que 1 % à 2 % du trafic de données sur le fixe, selon les chiffres d'Akamai. Ce pourcentage va certes s'accroître très vite, du fait de la diffusion des smartphones, notamment. Cependant, il restera en téléphonie mobile la contrainte du partage de la cellule de l'antenne-radio la plus proche, même si l'on peut agréger des bandes de fréquences. Alors que, dans le fixe, les capacités pourront être accrues de façon quasi infinie.

Peut-on dire dès lors que le fixe prend l'ascendant sur le mobile ?

Chronologiquement, il faut d'abord un réseau pour avoir un usage. Comme je l'ai dit, les opérateurs ont fusionné réseaux fixes et mobiles parce que les technologies convergeaient et parce que la frontière entre les usages disparaissait. Mais c'est une synthèse, comme en chimie, à laquelle on assiste, plutôt qu'une domination.

Quel est l'impact de cette convergence sur les modèles économiques des opérateurs ?

Elle a forcément des conséquences économiques : les modèles sont en train d'évoluer. Un exemple : les opérateurs convergents peuvent investir un peu moins, en proportion, dans la colonne vertébrale de leurs réseaux fixes et davantage dans la capillarité, dans la boucle locale. S'ils ne sont pas convergents, c'est un handicap, car ils ne bénéficient pas de ces économies d'échelle.

Dans le mouvement de convergence, où en sont les opérateurs français ?

La France est le seul grand pays d'Europe où tous les opérateurs, nos quatre acteurs de réseaux nationaux, sont convergents et ont la volonté de réussir leur pari. Le marché français s'est beaucoup modernisé depuis cinq ans, parfois à marche forcée, c'est vrai, mais il existait un retard qui constituait une fragilité. Globalement, le marché s'était un peu endormi sur ses lauriers au milieu des années 2000 : pas assez d'investissements et d'innovation. La plupart des opérateurs le reconnaissent d'ailleurs en privé. Les analystes d'Oddo Securities ont comparé le coût moyen de Vodafone dans différents pays d'Europe avec celui de nos opérateurs mobiles : il était, il y a quelques années, beaucoup plus proche de celui de Free que des autres opérateurs français !

Mais ces opérateurs ont fait des efforts considérables ces dernières années : diminution des coûts de siège, optimisation de leurs systèmes d'information, simplification des offres, qui pouvaient atteindre le millier dans le mobile ! Ils sont désormais plus sveltes, plus proactifs et plus solides. Ils sont mieux armés pour affronter de nouvelles concurrences, comme celle des acteurs de l'Internet, davantage prêts à la croissance, interne ou externe, et à se projeter à l'extérieur. Orange rachète un opérateur en Espagne, Jazztel, une acquisition dans la droite ligne de la convergence. Free veut racheter un grand opérateur américain [T-Mobile USA]. SFR et Numericable sont en train de fusionner, et Bouygues Telecom a mis en place un plan d'action très offensif, notamment dans le fixe. Nos opérateurs ont maintenant, tous, des stratégies claires et ambitieuses, avec, pour point commun, la convergence.

Comment voyez-vous évoluer le marché français ?

Dans le mobile, les prix et la dépense moyenne par abonné se sont stabilisés. L'ARPU (le revenu moyen par abonné) pourrait recommencer à augmenter à partir de 2015, avec la montée en gamme favorisée par la 4G. Dans le fixe, l'animation concurrentielle effectuée par Bouygues Telecom depuis le début de l'année est utile et elle stimule les autres acteurs: elle les encourage, si ce n'est à baisser leurs prix - aucun ne l'a fait, sauf par des promotions -, en tout cas à enrichir leurs services. Au total donc, avec la croissance en volume qui ne s'est jamais démentie au cours des dernières années - 4 % à 5 % d'abonnés supplémentaires par an dans le fixe et le mobile -, le chiffre d'affaires et les marges du secteur pourraient recommencer à croître en 2015, sur un marché à quatre acteurs convergents et consolidés, dans tous les sens du terme.

Comment réguler des opérateurs convergents ?

Si les acteurs convergent, c'est une autre histoire pour la régulation. En effet, une des raisons de la création et du rôle d'un régulateur tel que l'Arcep, c'est l'existence préalable d'un marché initialement monopolistique, qu'il faut donc ouvrir à la concurrence. Cela a été le cas pour le réseau téléphonique, la boucle locale de cuivre, propriété de France Telecom, devenu Orange, ce qui a permis aux acteurs alternatifs de se développer sur ce marché du fixe dans l'ADSL. Orange est sur ce marché l'opérateur historique pouvant, en l'absence de régulation, pratiquer des prix élevés, et soumis, à ce titre, à ce qu'on appelle la régulation asymétrique [qui ne s'applique qu'à lui seul, ndlr].

En revanche, dans le mobile, plusieurs opérateurs se sont lancés en même temps, sans positions établies au préalable : cela appelle un cadre de régulation symétrique. Les opérateurs sont soumis aux mêmes règles du jeu, au même cadre, en grande partie défini dans leurs autorisations d'utilisation des fréquences. Les déploiements mobiles sont en effet plus encadrés que le fixe, car les opérateurs utilisent une ressource rare, les fréquences hertziennes, dont la gestion patrimoniale appartient à l'État. Notons que la régulation du fixe et du mobile converge aujourd'hui en étant essentiellement symétriques, avec le déploiement de la fibre jusqu'à l'abonné (FTTH), la construction d'un nouveau réseau fixe. La question du décloisonnement de la régulation des marchés fixe et mobile se pose naturellement. À terme, la régulation pourrait être conçue indépendamment de l'usage fixe ou mobile, tant sur le plan tarifaire que technique.

Faut-il, comme le demandent certains, réguler ou «dégrouper» le câble ?

Le câble n'est pas en dehors du cadre de la régulation aujourd'hui : il est pris en compte dans les analyses de marché du haut et du très haut débit fixe de l'Arcep par exemple. Numericable n'est pas un opérateur puissant sur ce marché national : l'empreinte de son réseau rénové à très haut débit reste circonscrite à des zones denses du territoire. Il ne peut y avoir qu'un seul acteur puissant sur ce marché fixe réglementé, en l'occurrence Orange.

Le câblo-opérateur constitue en revanche une saine animation concurrentielle, qui incite les opérateurs à déployer leurs réseaux à très haut débit en fibre FTTH.

Avec le futur ensemble Numericable-SFR, la question du dégroupage du câble est souvent posée. Or, pour des raisons techniques, il n'existe tout simplement pas de dégroupage du câble aujourd'hui. Les seules offres de gros sur réseau câblé qui existent, en France ou ailleurs en Europe, sont des offres « activées », dites de bitstream, qui sont all inclusive : pour utiliser une comparaison dans le domaine de l'immobilier, c'est comme louer un appartement tout équipé.

Ces offres laissent moins de marge de différenciation aux opérateurs qui les utilisent. Leur existence est certes nécessaire, mais ce qui a fait la force des opérateurs tels que SFR, Free ou Bouygues Telecom, c'est justement leur degré de liberté sur le réseau d'Orange, leur capacité à se différencier en proposant des offres innovantes fondées sur le dégroupage, qui ont donné naissance, par exemple, aux boxes "triple-play" il y a plus de dix ans.

Enfin, il faut plutôt se réjouir de ce que le réseau câblé - qui a été financé dans les années 1980 et 1990, en partie par de l'argent public, notamment celui des collectivités locales - s'insère aujourd'hui mieux dans ce marché, et soit davantage utilisé, comme c'est le cas dans beaucoup d'autres pays : le réseau câblé compte à ce jour moins de 2 millions d'abonnés, pour environ 9 millions de logements éligibles.

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Commentaires 4
à écrit le 11/10/2014 à 8:18
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On va surtout vers une dissociation entre connectivité physique maintenant IP (radio ou boucle locale) et services réseaux de niveau logiciel. Seule la connectivité physique restera nationale. Par contre nous avons intérêt à réguler la frontière au n...

à écrit le 10/10/2014 à 17:36
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je le veux bien ;)

à écrit le 10/10/2014 à 11:37
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Merci pour cet exposé super instructif. A quand la fusion Orange-DT ? Et à quand un marché européen qui ne soit plus un zoo absolu avec 25x3 = 75 opérateurs au bas mot ?

à écrit le 10/10/2014 à 10:21
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La concurrence dans les telecoms coûte très cher à l'emploi et aux sous traitants des opérateurs. Les clients sont gagnants, pour combien de temps ? Quelques entrepreneurs audacieux ont construit une fortune personnelle. Quel bilan !

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