La Défense, mal aimée, a besoin d'un coup de jeune

Par Jean-Pierre Gonguet  |   |  1812  mots
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Mal née, mal connue, mal considérée... La Défense attend beaucoup des décisions de Jean-Marc Ayrault, le 6 mars, sur les transports à Paris. De son désenclavement dépend le rebond du premier quartier d'affaires français qui, pour avoir trop dormi sur ses lauriers, est rattrapé par les autres places européennes.

À la Défense, il y a quelques règles qu'il est indispensable de connaître pour évi-ter de perdre son temps. Règle no 1 : « Je peux vous rappeler depuis mon fixe? » Pour joindre quelqu'un à la Défense, il ne faut jamais l'appeler sur son portable. Pas assez d'antennes-relais, trop de demandes. Donc, soit le correspondant est injoignable, soit il n'entend pas grand-chose. La Défense est l'une des deux ou trois zones noires de Paris, sursaturées.
Règle no 2 : « Imprimez le plan, c'est plus sûr. » Pour aller en voiture à la Défense, on ne peut éviter de passer par des sous-sols et souterrains multiples et tortueux où les GPS ne fonctionnent plus. La géolocalisation part en vrille et il vaut mieux avoir son plan.
Règle no 3 : une fois arrivé sur la dalle, au pied des tours, il est indispensable de bien avoir son itinéraire dans la tête, car jamais personne n'a pensé au mobilier urbain à la Défense. Jean-Claude Decaux n'installera les 120 premiers panneaux d'information numériques qu'à la fin 2013!Ainsi va la vie dans le premier quartier d'affaires français, le deuxième en Europe après la City. La Défense s'est endormie sur ses lauriers et a oublié technologie, convivialité et services. Depuis le milieu des années 1960, elle n'est toujours pas devenue un lieu de vie (même si les 20000 habitants disent très majoritairement y être heureux), et elle a aussi du mal à être un lieu de travail fonctionnel. Pour l'habitant ou le salarié, il est parfois éprouvant de rester dans cet espace où l'éclairage est très mal étudié, les déplacements compliqués et où il est impossible de trouver un restaurant « digne de ce nom » ouvert le soir.

50 ans et toujours pas de lifting ... Ça se voit !

Le bureau reste cependant le c?ur de métier de la Défense. C'est pourquoi Jacques Kossowski, député UMP des Hauts-de-Seine et maire de Courbevoie, a « eu très mal en voyant Francfort [leur] passer devant ».Le 19 février dernier, TNS Sofres a en eet présenté une étude de notoriété et d'attractivité des quartiers d'affaires européens réalisée pour la communauté d'agglomération Seine-Défense. Ce fut une douche froide. La City est très au-dessus du lot en notoriété et en attractivité, et la Défense a été rétrogradée derrière Bankenviertel, le quartier d'affaires de Francfort, en termes d'attractivité! « On a 50 ans, on n'a jamais fait de lifting et ça commence à se voir », plaisante un dirigeant de l'Epadesa, l'établissement public d'aménagement et de développement de la Défense. Avant d'ajouter : « La Défense évolue peu. Le parc est vieillissant, il n'y a que trois tours en construction, toute la partie sous la dalle est dans un état déplorable et, si l'on continue, les Espagnols d'Azca, à Madrid, vont aussi nous passer devant en attractivité! »La raison? Depuis des lustres les élus de Courbevoie, de Puteaux, de Nanterre ou les gestionnaires de l'Epadesa ont un mal fou à « vendre » leur quartier d'affaires aux élus nationaux et à le développer. Seul Nicolas Sarkozy, à peine arrivé à l'Élysée, a lancé un plan de renouveau de la Défense. « Mais c'est le seul politique qui nous ait défendus, explique Jean-Yves Durance, le président de la chambre de commerce des Hauts-de-Seine. Cela ne sut pas. Nous sommes mal connus et mal aimés du monde politique. Nous sommes contestés dans nos fondements mêmes : pour beaucoup, notre territoire est trop dense, c'est un lieu de centralité trop fort. Nous condensons en plus les grandes entreprises du CAC 40, qui ne sont pas forcément aimées. Le développement de nouvelles tours est enfin chaque fois contesté. Nous sommes à rebours de ce que pense la classe politique. » Et comme la Défense n'est pas aimée, personne n'a encore fait les gestes politiques et financiers nécessaires comme celui de l'amélioration des transports.
Car c'est d'abord là que le bât blesse. Pour les salariés comme pour les hommes d'affaires du monde entier. Le taux d'utilisation des transports en commun à la Défense est le plus élevé d'Île-de-France (85% de taux d'utilisation), 150000 des 180000 salariés viennent en métro ou dans des tramways bondés et sursaturés. Trois cent mille personnes passent chaque jour dans les gares de la Défense, un enfer à certaines heures!

Eole et le Grand Paris Express sont vitaux

Seulement voilà : Éole - la ligne E du RER - est bloquée à Saint-Lazare depuis plus de vingt ans! Christian Blanc, ex-patron de la RATP et ex-ministre du Grand Paris, a toujours mis un point d'honneur à ce que la ligne n'aille pas plus loin et ne desserve ni la Défense ni l'ouest de Paris. Aujourd'hui, une liaison est enfin prévue par le nouveau plan de transports de l'Île-de-France, mais c'est à Jean-Marc Ayrault d'annoncer le 6 mars s'il a, en plus du Grand Paris Express, trouvé l'argent pour financer Éole.
Idem avec les gares du Grand Paris, vitales quant à elles pour les hommes d'affaires. Éole est une radiale, et la Défense a aussi besoin d'une rocade pour être reliée directement à l'aéroport Charles-de-Gaulle et à l'aéroport d'affaires du Bourget. « C'est la conjonction de la radiale et de la rocade qui est vitale pour la Défense, explique Isabelle Rivière, spécialiste des transports en Île-de-France. Même si je peux comprendre que l'on ait une tendance spontanée à vouloir aider Clichy-Montfermeil plutôt que la Défense, surtout en période de pénurie d'argent public. »La Défense veut son hub ferroviaire avec une gare TGV à Seine-Arche pour relier directement Londres, Bruxelles, Amsterdam ou Cologne. Le quartier est difficile d'accès pour toute personne qui ne vient pas du c?ur de Paris. Perte de temps, perte d'argent, départ des entreprises... « Il faut de la visibilité, sécuriser les entreprises sur les transports et les constructions, autrement dans dix ans on aura raté le coche », explique Jean-Yves Durance.
Ils ne le disent pas ouvertement, mais les dirigeants de l'Epadesa, comme les élus, reconnaissent s'être assoupis pendant des années et avoir passé trop de temps en querelles intestines improductives.

« Personne ne porte réellement un projet »

Le meilleur exemple en est les rapports conflictuels que la Défense a longtemps entretenus avec les communes sur lesquelles elle est implantée : elle verse, en taxes diverses, 13000 euros par habitant à Puteaux (soit 600 millions d'euros) et 8000 euros par habitant à Courbevoie (soit 685 millions d'euros). Mais se plaint de ne rien recevoir en échange, chacun se renvoyant la balle sur l'aménagement des services publics. Idem avec Nanterre : son maire a décidé de réaliser 40% de logements sociaux alors que les cadres moyens de la Défense ont besoin de logements intermédiaires et sont, du coup, obligés d'aller les chercher à des dizaines de kilomètres. Refus de Nanterre de laisser s'agrandir la Défense, une guéguerre permanente et inutile... Lorsque la crise de 2008 est arrivée, les dirigeants de l'Epad ont également été incapables de montrer, comme le dit un chef d'entreprise implanté sur la dalle, que « la Défense est un patrimoine économique. Ils ont préféré une structure d'aménagement et de développement dépendant de l'État, l'Epadesa, à laquelle ils ont adjoint une structure locale de gestion, Defacto, puis une structure de lobbying associative, Aude. C'est compliqué, les structures s'entendent très moyennement et personne ne porte réellement un projet pour la Défense ». Et, pour compliquer le tout, les élus UMP des Hauts-de-Seine doivent négocier avec une ministre de tutelle, Cécile Duflot, qui ne leur est pas franchement favorable mais qui doit leur donner une feuille de route claire, et un Premier ministre qui, lui, gère la pénurie financière. Pas sûr qu'ils gagnent sur tous les tableaux le 6 mars.
« Depuis sa naissance, la Défense est mal aimée, rappelle Virginie Picon-Lefebvre, qui vient de publier un remarquable dictionnaire-Atlas de la Défense*. Dès 1974, Valéry Giscard d'Estaing avait bloqué les tours. Il avait dans l'idée, comme d'ailleurs les anciens de Mai 68, que la modernité n'était pas pour Paris. La France est en fait le seul pays au monde où les élus comme les architectes et les urbanistes sont angoissés par les grands ensembles. La Défense était trop moderne, trop tournée vers le futur, trop autoritaire, trop barbare. Personne n'aimait et les Parisiens, eux, regardaient la Défense avec fureur. »

Un parc et des fêtes sur les toits des tours

Il y a pourtant encore quelques rêveurs. Certains ont Central Park en tête : le bois, les allées, et surtout un prétexte pour tout repenser avec les deux tours jumelles programmées, le projet de l'architecte américain Norman Foster pour le promoteur russe Emine Iskenderov. Deux tours pour gens très riches, un monde de luxe, mais surtout l'occasion de créer un Central Park parisien, de revoir enfin l'axe majeur et d'intégrer définitivement la Défense à Paris. D'autres veulent, eux, d'immenses fêtes sur les toits des tours : boîtes de nuit et restaurants avec la plus belle vue qui soit sur Paris.
Ils rêvent peut-être, mais ils ont un projet. Et c'est essentiel pour la Défense : « Les acheteurs américains sont en train de se détourner de Paris et de la Défense parce qu'ils n'y voient pas clair. Ils sont dans un monde de brouillard et d'incohérence, commente le dirigeant de l'un des principaux brokers immobiliers d'Île-de-France. Or le marché est dur. Très dur. Il ne tient qu'à peu de chose. Le symbole, c'est le départ de SFR, qui quitte la Défense parce que la société préfère la logique des campus très à la mode aujourd'hui, ou encore les grands de la banque et de l'assurance qui envoient tout leur back-office ailleurs, là où le mètre carré est moins cher. Ces derniers mois, c'est le secteur public qui tient le marché à la Défense. » Même le CAC 40 s'en va : GDF Suez, par exemple, envisage d'abandonner sa tour pour se regrouper à Saint-Denis, en 2018.Certes, en 2012, la Défense, dans un marché de location et de vente de bureaux en baisse, a progressé de son côté de 40% au dernier trimestre. Mais c'est en raison des ministères et des services de l'État qui ont pris 54000 m2 à eux seuls. Comme le ministère de l'Écologie va bientôt, lui, libérer des locaux... BNP Paribas Real Estate estime que les livraisons des tours Carpe Diem (47000 m2) et Eqho (79000 m2) en 2013, puis Majunga (69500 m2) en 2014, pourraient redynamiser la Défense. Possible, mais pas sûr.