Henri Guaino : "C'est le moment, puisqu'il faut investir, investissons"

Par Propos recueillis par Ivan Best et Philippe Mabille  |   |  2377  mots
Dans cet entretien avec La Tribune, le conseiller spécial du président de la république revient sur la crise, ses causes, ses remèdes et ses conséquences.

Pouviez-vous imaginer que le monde allait traverser une crise d'une telle ampleur?
La lente dérive du système financier depuis une vingtaine d'années avec ses exigences de rendements de plus en plus exorbitants, son excès de liquidité, sa dilution extrême des risques à travers la titrisation et la mutualisation, a permis et encouragé un gonflement sans précédent de la spéculation et un recours dans des proportions gigantesques au levier de la dette pour doper les rendements. Cela ne pouvait que mal finir. Il faut bien comprendre que ce système a prospéré sur les déséquilibres et les tensions de cette phase particulière de la mondialisation que nous vivons depuis la chute du Mur de Berlin. Le système financier globalisé est une grande machine à recycler les excédents des uns pour financer les déficits des autres. Mais en masquant et en rendant plus indolores les transferts de richesses qu'impliquait la redistribution des cartes dans l'économie globale, le système financier a contribué à perpétuer les déséquilibres et à les aggraver. Cette illusion financière devait un jour ou l'autre se déchirer sous la pression des réalités. On ne pouvait pas compenser indéfiniment la baisse du pouvoir d'achat des classes moyennes américaines par le surendettement des ménages. On ne pouvait pas éternellement donner toujours plus au capital et moins au travail, toujours plus à la rente et à la spéculation et moins à la production, ni éternellement voir les grands pays émergents produire de plus en plus à la place des autres en maintenant la valeur de leur monnaie et leurs salaires artificiellement bas, sans consommer beaucoup plus...La crise des "subprimes" a déréglé un système très perfectionné construit sur une montagne de dettes. Nul ne sait jusqu'où ce dérèglement peut aller. Les produits et les interdépendances sont trop compliqués. Après la crise des subprimes, il y a le dérèglement du marché des actions, derrière il y a celui des marchés dérivés, celui du marché des crédits à la consommation qui ont été aussi titrisés, ainsi que les crédits aux entreprises...Ce qui est sûr c'est qu'il y a trois crises: financière, bancaire, économique qui se nourrissent les unes les autres.

Les Etats essaient d'agir sur les banques. Si elles ne prêtent pas, allez-vous les forcer à le faire?
Les Etats sont intervenus massivement afin d'éviter l'effondrement du système bancaire mondial paralysé par une crise de confiance sans précédent. En contrepartie les banques se sont engagées à ne pas rationner le crédit. Les pouvoirs publics veilleront à ce que ces engagements soient tenus. Mais on ne peut pas «forcer» les banques à prêter n'importe comment sans tenir compte des risques. Le métier de la banque c'est d'analyser le risque et de prêter à des emprunteurs qui peuvent rembourser. La nationalisation, qui est la solution appliquée pour les banques en faillite comme RBS au Royaume-Uni ou Dexia en Belgique et en France, ne change rien à cette exigence. C'est pour cela qu'il faut agir non seulement sur les banques mais aussi sur l'activité économique.

Faut-il aller plus loin dans la baisse des taux d'intérêt?
Il n'existe pas dans l'histoire économique de crise de cette ampleur dont on soit sorti sans que les taux d'intérêt reviennent à des niveaux très bas. Il faut relancer l'économie et sauver les banques. Peut-être certaines banques mériteraient-elles de disparaître... Mais la situation actuelle impose d'opérer autrement : d'abord, sauver les établissements financiers, puis sans doute faire le tri.

Mais en injectant énormément de liquidité, le risque n'est-il pas de recréer des bulles indéfiniment?
La politique monétaire américaine n'est pas seule responsable de la crise. Alan Greenspan n'est pas le seul coupable...S'il est coupable, c'est d'avoir refusé de se poser la question de la régulation du système. Les bulles sont, de toute façon, inévitables. La question est celle de leur durée et de leur ampleur. Pourquoi existe-t-il des bulles sur le long terme? Parce qu'on prête aux spéculateurs. Si vous faites jouer les spéculateurs avec leur propre argent, les bulles dureront moins longtemps et seront moins grosses.

S'agissant des conséquences économiques de cette crise, quel est votre scénario pour 2009?
Au G20: il y avait 22 Etats autour de la table, et tout le monde avait la même analyse de la gravité de la crise et de la nécessité d'intervenir. Nous sommes entrés dans une de ces périodes assez rares où la macroéconomie reprend ses droits et impose sa logique propre. Il y a un véritable engrenage récessif planétaire. Jusqu'où? Pour combien de temps? Encore une fois il est impossible de répondre.


Les Anglais ont proposé un plan (baisse de la TVA, relance de la consommation), que Bruxelles a repris. Cela vous paraît-il la bonne façon de répondre aux problèmes?
Faut-il baisser la TVA quand les prix baissent? Faut-il relancer la consommation quand on sait qu'une telle relance profite surtout aux importations? La relance par la consommation ne serait véritablement efficace que si tous les pays d'Europe la décidaient en même temps. Rien n'est exclu pour l'avenir mais on n'en est pas là. Au stade actuel de la crise économique l'effort principal doit porter sur l'investissement qui prépare l'avenir et sur les secteurs les plus en difficulté qui peuvent avoir des effets d'entraînement récessifs très forts. Je pense bien sûr au bâtiment et à l'automobile. L'automobile c'est directement ou indirectement 10% de la population active. On a aidé les banques parce que ce sont les économies des Français. Il faut aider les entreprises parce que ce sont les emplois des Français. Naturellement il faut aussi aider les plus pauvres, les plus vulnérables que la crise frappe de plein fouet. Dans une crise de cette gravité, la question de la solidarité et de la cohésion sociale est centrale.

Mais que fait-on pour l'automobile? C'est un problème d'offre? De demande? Des deux?
Les deux ! Et il faut agir vite, car l'automobile est au bord de l'effondrement. Les gens n'achètent pas de voitures, parce que lorsqu'on n'a pas confiance dans l'avenir, c'est le premier achat qu'on retarde. De plus, on ne trouve plus de crédit pour le financer.

Faut-il baisser la TVA spécifiquement sur l'auto? Augmenter le bonus?
Les baisses sectorielles et temporaires de TVA peuvent avoir beaucoup de sens mais elles doivent être approuvées à l'unanimité des 27 pays de l'Union Européenne. Cela risque d'être long et difficile alors qu'il faut agir vite et fort. Il faut aussi débloquer d'urgence le crédit auto. Mais, au-delà, c'est d'une véritable politique industrielle dont nous avons besoin pour la filière automobile, pour gérer la transition vers les nouveaux modes de transport: la voiture propre, la voiture électrique... Ce qui va immanquablement reposer le problème de la politique européenne de la concurrence et du régime des aides d'Etat.

Vous voulez dire que comme on suspend les critères de Maastricht, il faudrait suspendre la réglementation sur les aides d'Etat?
A situation exceptionnelle, règles exceptionnelles. C'est du bon sens. Mais il faut que les pays européens se coordonnent pour éviter que la politique de chacun se fasse au détriment des autres.

L'Europe a-t-elle bien répondu au défi de la crise?
Face aux événements elle a réussi à exprimer une volonté politique commune. Le retour de la responsabilité et de la volonté politique, que ce soit dans la crise géorgienne, dans la crise financière ou dans la crise économique, c'est pour moi un progrès considérable.

Attribuez-vous cela à la présidence française?
Elle a joué un rôle décisif. Les événements ont créé des circonstances exceptionnelles mais il fallait avoir la volonté, le courage et l'imagination pour transgresser tant de règles, de dogmes, d'habitudes qui paralysaient l'Europe. Et cela a sauvé la cohésion de l'Europe menacée par une fuite en avant éperdue dans le chacun pour soi. Quand je vois comment c'était parti pour la crise financière, je trouve que le résultat est bon. Pour la relance on peut trouver que ce n'est pas assez, que c'est en ordre dispersé. Mais le principal, c'est que tout le monde est désormais d'accord pour relancer, sinon de façon coordonnée, au moins presque simultanément. On progresse.

Comment convaincre l'Allemagne de contribuer plus?
L'Allemagne avance à son rythme en fonction de sa situation économique, sociale et politique. Au cours des derniers mois elle a toujours fini par être au rendez-vous des événements. Je suis certain que sur la relance européenne, elle le sera aussi. Il y a des facteurs de blocage, comme le fédéralisme, la coalition, les élections à venir, c'est compliqué. Chacun progresse à son rythme, en fonction de sa situation intérieure. Je ne crois pas qu'on puisse faire faire la même politique à tout le monde. La méthode employée pour le sauvetage des banques est bonne, on est en train d'essayer de faire la même chose pour la relance. On s'entend d'abord sur les principes généraux et, après, chacun fait à sa façon. Si on attend d'être d'accord sur tous les détails, ou on ne fera rien, ou trop tard, ou au rabais.

Quels pays vont souffrir en priorité dans la crise?
Ceux dont les ménages et les entreprises sont surendettés. Ceux qui dépendent des capitaux extérieurs. Et ceux dont la croissance est principalement tirée par les exportations, parce que les débouchés vont se réduire.

Qu'est ce que cette crise va changer en nous?
Cette crise va entraîner une remise à plat de toutes les politiques publiques. Imposer une moralisation du capitalisme... Sous la pression intense des opinions, des choses qui paraissaient tolérables avant ne le seront plus après. Elle va aussi changer tous les équilibres mondiaux... Regardez la Chine, si ses débouchés deviennent plus compliqués à l'extérieur, elle devra stimuler son marché intérieur, augmenter les salaires, ses excédents vont se réduire et donc les déficits des autres vont diminuer...


Cette crise a-t-elle changé Nicolas Sarkozy?
On change toujours quand on est confronté à de tels défis.

Qu'est-ce qui change?
L'ordre des priorités, la distinction entre l'essentiel et l'accessoire. Mais surtout on devient plus grave, plus conscient d'avoir une responsabilité historique.

Et sa vision du monde. Il semblait très américanophile, avant... Aujourd'hui, il veut refonder le capitalisme.
La moralisation du capitalisme dont il a parlé à Toulon, c'est à peu près ce qu'il avait dit en juin 2006 à Agen. Pendant toute la campagne, il a dit la nécessité de refaire un capitalisme entrepreneurial. En quoi est-ce antiaméricain?Rappelez-vous ce qu'a dit Obama pendant sa campagne. Ecoutez la colère de l'Amérique profonde contre Wall Street... Et puis l'amitié, c'est d'abord dire la vérité à ses amis.

Et vous, Henri Guaino, cette crise, en réhabilitant l'Etat et Keynes, donne-t-elle plus de légitimité à vos idées?
Ce n'est pas vraiment le sujet. Ce qui est sûr, c'est que dans la crise le politique retrouve la plénitude de son rôle. Pour le meilleur ou pour le pire. C'est vrai aussi bien dans un vieux pays colbertiste comme la France qu'en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis.

Pour le meilleur? Pour le pire?
Le meilleur, c'est un Etat qui arrive à compenser les défaillances du marché, à réintroduire un équilibre entre le court terme et le long terme, entre l'intérêt collectif et l'intérêt individuel. Qui arrive à recréer du lien social, de la solidarité, du civisme. C'est l'Etat entrepreneur, innovateur comme à Venise, comme sous la Renaissance, pendant la révolution industrielle, ou les Trente glorieuses. Le pire, c'est le dirigisme, la fermeture, la remise en cause des libertés. Il va falloir trouver des réponses raisonnables à «la révolte des classes moyennes» sinon la démocratie sera en danger. Il va falloir moraliser le capitalisme financier sinon nous aurons l'anticapitalisme. Il va falloir protéger sinon nous aurons le protectionnisme... Souvenons-nous de ce qui s'est passé dans les années 30 avec la montée des fascismes.

Pour l'instant, le système résiste... Les banquiers de Wall Street continuent de se payer des bonus!
Attendons la suite! Pour la première fois, au G 20, on a mis dans un texte qu'il fallait réguler les rémunérations. Aujourd'hui il n'y a pas un pays au monde où il n'y a pas un débat sur les rémunérations non seulement dans la finance, mais aussi pour les grands patrons. Le capitalisme ne peut survivre sans morale.

Donc Henri Guaino, ici, à quelques pas du bureau de Nicolas Sarkozy, en décembre 2008, est en mission...
C'est un bien grand mot. Disons plutôt au travail. La crise révèle beaucoup de problèmes qui existaient avant. En Europe, dans le monde occidental, il y avait un malaise de plus en plus grand face à une mondialisation non maîtrisée qui apparaissait comme la forme moderne d'un déterminisme implacable qu'on avait pas d'autre choix que de subir. La crise c'est le moment où le champ des possibles s'ouvre, où les dogmes se brisent, où il faut imaginer des solutions nouvelles...

C'est une chance finalement, elle va nous permettre de changer...
La crise c'est à la fois un drame et une opportunité. On va soutenir l'activité, on va essayer d'enrayer la spirale de la récession. En même temps, on va essayer de rattraper une partie du retard d'investissement accumulé depuis 20-30 ans. C'est le moment. Le moment de changer nos comportements, de réformer, d'investir massivement dans les infrastructures, la formation, les universités, la recherche, l'innovation, les technologies propres pour préparer le mieux possible l'avenir.