"Une monnaie, cela se gouverne"

Auteur, en 1995, d'un livre à succès, "Le débat interdit", où il dénonçait les ayatollahs du franc fort en pleine montée du chômage, l'économiste Jean-Paul Fitoussi reconnaît aujourd'hui les mérites de l'euro. A ses yeux, "le problème, ce n'est pas la monnaie, mais la qualité de la politique monétaire", façon de dire que la politique de la BCE a été moins "réactive" que celle de la Réserve fédérale américaine. Le président de l'OFCE salue le pragmatisme de l'assouplissement des critères de Maastricht et des règles de concurrence et appelle les politiques à prendre la main pour organiser le gouvernement de l'Europe.

La Tribune : Qu?avez-vous voté lors du référendum sur le Traité de Maastricht, en septembre 1992 ?

 

Jean-Paul Fitoussi : J?avais voté oui, tout en attirant l?attention sur le fait que les critères de Maastricht me semblaient être un obstacle de méthode à une accélération de la mise en ?uvre de l?union économique et monétaire. J?ai toujours été pour la monnaie unique, précisément parce qu?il me semblait qu?elle permettrait aux gouvernements de retrouver une souveraineté qu?ils avaient perdu, d?échapper à la tutelle implacable du marché des changes. Tutelle qui a eu, en France notamment, des effets désastreux, en raison des taux d?intérêt excessifs que la Banque de France était alors obligée de consentir pour tenir la parité du franc avec le deutsche mark. C?était vrai pour toutes les monnaies européennes sauf le mark. Nous traversions alors la période la plus longue de notre histoire contemporaine de taux réels anormalement élevés.

 

Pourquoi, en 1995, avez-vous lancé ce pavé dans la mare qu?a été "le débat interdit" ?

 

J?ai été choqué par le désarroi social provoqué par la mise en ?uvre de cette politique monétaire excessivement rigoureuse qui a produit du chômage de masse. Entre 1991 et 1997, le chômage a augmenté à une vitesse inconnue depuis la Seconde guerre mondiale, plus vite qu?après le premier choc pétrolier. L?autre phénomène contre lequel je me battais était la "pensée unique », celle qui tentait de légitimer cette politique en affirmant qu?il n?y avait pas d?alternative et que toute "autre politique" aurait produit des résultats pire encore. Faux, archi faux, l?histoire l?a montré. Mais à l?époque, on discréditait les tenants d?une autre politique. En 1995, le débat était vraiment interdit ! La pensée unique était davantage un consensus administratif que savant. Les vrais chercheurs en économie savaient que la politique menée était mauvaise, mais il fallait les chercher ailleurs qu?en Europe. Deux indicateurs montrent à quel point la politique menée à l?époque était mauvaise. D?abord, elle a construit artificiellement le problème de la dette publique, qui explose en Europe et culmine en 1997. Ensuite, preuve par l?absurde, dés le moment où, le passage à la monnaie unique étant acquis en 1997, les taux d?intérêt sont revenus à la normale, comme par miracle, la croissance est repartie fortement.

 

Le débat était pollué par celui sur la monnaie. Il fallait être pour le franc fort?

 

Je me souviens d?un sondage : êtes-vous partisan du franc fort, donc d?une économie prospère et solidaire, ou partisan de la dévaluation ? 61% des sondés étaient évidemment pour le franc fort ! On a caricaturé ce débat. A cette époque, au lieu de chercher à comprendre les fondements de l?économie, on ne s?intéressait qu?à la rhétorique de l?économie, avec un manichéisme confondant. Evidemment que l?on préfère être fort que faible ! On confondait le nominal et le réel. Une monnaie n?est forte que si l?économie est forte. C?était l?objet de mon livre.

 

A l?époque, on menait une politique de désinflation compétitive. Est-on allé trop loin ?

 

On a continué à combattre l?inflation alors même qu?il n?y avait plus d?inflation. Cela fait penser à la période récente où l?on a eu peur de l?inflation liée à la hausse des prix du pétrole et des matières premières, alors que maintenant, quelques mois plus tard à peine, notre pire crainte est la déflation. Entre 1991-1997, la politique économique s?est faite doctrinale au lieu d?être pragmatique. Cela fait penser à Don Quichotte. C?était un drôle de préambule à la construction européenne que de la fonder sur une politique non coopérative. La désinflation compétitive, cela suppose qu?un pays cherche à gagner en compétitivité par rapport à ses voisins. C?est d?ailleurs cette politique qu?a mené l?Allemagne après le passage à l?euro, au prix d?une forte pression sur les salaires. Son gain en terme de compétitivité n?est apparu qu?en 2005, après quatre années de stagnation de sa demande intérieure.

 

Dix ans d?euro, quel bénéfice en avons-nous tiré ?

 

La politique monétaire a été bien meilleure qu?avant l?euro, c?est incontestable. Les taux d?intérêt ont fortement baissé. On a cessé de se donner des coups de marteau sur la tête. Mais cela n?a marché qu?un temps, il y a eu d?autres crises, et là, on ne peut que regretter que la politique monétaire de la BCE se soit montrée si passive, comparée à la forte réactivité de la Réserve fédérale. Alan Greenspan a certes été critiqué, mais en termes de croissance et de baisse du chômage, critères essentiels à mes yeux, la zone euro a beaucoup moins bien fait que l?Amérique. Même dans la période récente. Alors que la cause de la poussée d?inflation était commune à tous les pays, on a recommencé en Europe à accepter des taux trop élevés. Ce que montrait le "débat interdit", ce sont les conséquences sociales dramatiques d?un système financier déséquilibré. Aujourd?hui, c?est presque la même chose : le déséquilibre financier n?est pas venu de taux d?intérêt trop élevés, mais d?un niveau excessif d?exigence de retour sur fonds propres. Cette surexigence de rentabilité est un héritage de l?époque où les taux réels étaient élevés. Les détenteurs de capitaux se sont habitués à des niveaux de rendement considérable et ne voyaient pas pourquoi cela s?arrêterait!

 

La crise économique met-elle en danger l?existence de l?euro ?

 

Non ! Souvent, on prédit ce que l?on désire. L?euro est une bonne protection et on ne reviendra pas en arrière. Beaucoup de pays petits et moyens se demandent s?ils ne feraient pas mieux de rejoindre la zone euro. Le problème n?est pas la monnaie, c?est la qualité de la politique monétaire. Celui qui dit qu?elle est inadaptée se voit aussitôt reprocher d?être contre l?euro? C?est le retour du débat interdit ! Une monnaie, cela se gouverne. Ce problème a été résolu par le retour en force de la volonté politique, qui a permis de mettre entre parenthèse deux des contraintes européennes imaginées comme étant éternelles : le pacte de stabilité et de croissance plafonnant à 3% le déficit public et les règles de la concurrence.

 

C?est plus circonstanciel que volontaire?

 

Dés le moment où on est trop contraint, on n?est plus gouverné. Sans l?intervention du politique pour affronter cette crise d?une brutalité inouie, sans la levée de ces interdits, nous n?aurions pas passé l?hiver. C?est le retour au pragmatisme, c?est-à-dire à une forme moderne de keynésianisme. Cette doctrine a déjà permis de sauver le capitalisme une fois dans les années Trente. C?est la forme d?action qui semble capable de le faire une deuxième fois !

 

Pour les dix prochaines années de l?euro, quelle Europe se dessine ?

 

Il faut résoudre le problème européen. Les circonstances ont beaucoup aidé à ce que les politiques s?expriment à nouveau d?une voix forte. La question des dix prochaines années, ce sera de faire évoluer le gouvernement de l?Europe vers une forme plus coopérative. Est-ce qu?on pourra accentuer l?aspect fédéral de l?Europe. Il y faudra du leadership. C?est une question à discuter avec l?Allemagne. Celle-ci fait plus qu?on ne le dit pour la relance de l?économie européenne. Il faut aller au-delà de la rhétorique. Pour des raisons de politique intérieure, l?Allemagne est obligée de dire le contraire de ce qu?elle fait. C?est son propre "débat interdit"?, mais mon livre n?a pas été traduit en allemand !

 

Commentaires 9
à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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ne pas parler de la non compétitivité actuelle des entreprises française est pour le moins étonnant

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Très intéressant ! Et, me semble t'il, bien vu ! Notre faiblesse économique face à l'Allemagne était le problème. L'euro nous sauve pour un temps, mais ce problème de la gopuvernance de la monnaie demeure, pour encore longtemps.

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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quand on lit JPF , on tire la conclusion que d'abord la BDF dans les années 90 a trop augmenté les taux en provoquant le chomage pour luttre contre l'inflation . on voit que la BCE a à nouveau trop augmenté les taux à partir de 2005 et puis l'artic...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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jean Paul , Supposons que le débat ne soit plus interdit , avez vous un modéle alternatif pour mener une politique monétaire au sein de la zone euro ? Avez vous travaillé sur une fonction de réaction de la banque centrale qui intégre vos critiques ,...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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L'europe est avant tout une europe des nations et non une une europe communautaire, chacun pour soi avec une monnaie commune, le combat semble quelque peu antinomique. La monnaie nous dit JPF doit être le reflet de l'économie, mais avec des économies...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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je crois lire dans la réaction de sliman que la BCE aurait garanti la stabilité des prix , style : vous qui critiquez faites aussi bien que la BCE . mais de quelle stabilité et de quels produits / services parle-t-on ? il n' a échappé à pe...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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le problème de fond est que la Chine se réveille (et- dans une bien moindre mesure, l'Inde et le brésil; La Russie ne vends que ses matières premières, pas son savoir-faire, donc elle n'est pas dangereuse )! 1nt) En 1945, seuls les USA croquaient d...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Tout le monde semble heureux des mesures annoncées, soit parce que cela conforte certains (les plus oppulents) dans leur immoralité, soit parce que cela justifie un toujours plus (toujours plus de moyens, toujours plus de bien être (mais, c'est quoi ...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Envoyé à: [email protected] <[email protected]>; [email protected] <[email protected]>; [email protected] <[email protected]>; Trichet jean-Claude <[email protected]> Monsieur le pré...

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