"La crise va marginaliser encore un peu plus le vieux monde"

Par latribune.fr  |   |  1011  mots
Propos recueillis par Valérie Segond
Grand témoin de l'actualité sur la vision du monde de l'après-crise, Alain Minc, banquier d'affaires et essayiste, est un conseiller très écouté de Nicolas Sarkozy.

"Le monde ne sera jamais plus comme avant", a dit Nicolas Sarkozy en référence à l'après-crise. Quels changements vous semblent être les plus certains ?

Je ne crois pas qu'un changement radical de système soit possible, ni même souhaitable: si on l'évalue dans la durée, il faut admettre que l'adoption du marché, la libre circulation des biens, des hommes et des capitaux et la révolution technologique ont porté la croissance mondiale au taux inégalé de 6% l'an pendant des années avant la crise. Si le dérapage du système nous aura coûté cher, il n'efface pas tout ce qu'il a apporté, ni ne le condamne totalement. Cela ne signifie pas que le monde repartira demain comme avant. Je décèle, en particulier, quelques changements notables: les Etats-Unis d'abord, qui furent la première locomotive de l'économie mondiale depuis la guerre, ont brutalement basculé dans le monde des vieux pays condamnés à une croissance lente. Aussi, face à la croissance toujours soutenue des nouvelles puissances que sont la Chine, l'Inde et le Brésil, la crise devrait accélérer la marginalisation du vieux monde. Autre changement notable, la présence en ombre chinoise, des Etats: sans contrôler l'économie, ils resteront, dans l'inconscient collectif, comme prêts à agir. L'empreinte de leur intervention restera forte: chacun aura retenu de cette crise que quand tout s'effondre, seule leur garantie demeure crédible. Enfin, le système bancaire lui-même portera la trace de cette crise, qui fut d'abord bancaire: l'intervention des Etats au capital des banques, au nom du soutien du crédit à l'économie nationale, a conduit à un retrait des banques étrangères qui ont concentré l'allocation de leurs ressources sur leurs pays d'origine. Après les années de mondialisation des stratégies des grandes banques, on assiste à un puissant mouvement de balkanisation des systèmes bancaires. Et cela devrait contribuer à ralentir la croissance mondiale.

Pourtant, concernant les banques, tout dans leur comportement semble indiquer qu'elles sont reparties comme avant...

C'est même bien pire ! Le jeu ambigu du gouvernement américain à leur égard, et plus particulièrement de "l'employé de Wall Street", Tim Geithner, les a renforcées comme jamais ! Après avoir été sauvées par l'Etat fédéral, avoir utilisé ces nouveaux fonds propres pour spéculer sur les marchés, puis avoir émis du capital dès qu'elles ont vu leur cours de Bourse grimper, et enfin avoir remboursé l'Etat pour se payer à nouveau des bonus record, les banques se trouvent plus fortes et arrogantes que jamais. N'oubliez pas qu'elles se trouvent dans une situation de puissant oligopole. Hier, elles ignoraient qu'elles étaient mortelles et se pensaient sans assurance vie. Aujourd'hui, elles se savent immortelles, dotées d'une assurance-vie en toutes circonstances !

Les grands Etats n'auront donc pas tiré toutes les leçons de la crise, et se retrouvent bien impuissants face à elles...

Il est clair que leur nouvelle position de force ne va pas tarder d'irriter leurs clients, et que la tension que l'on voit déjà apparaître entre les banques et leurs clients ne fera que monter en intensité. Aussi, je pense que, au nom de la concurrence, de plus en plus de voix s'élèveront pour exiger tôt ou tard leur éclatement. Mais pour ce qui est de la gestion du système financier par les banques centrales, il faut bien admettre que les leçons de la crise de 1929 ont été remarquablement apprises: dès le 7 août 2007, Jean-Claude Trichet décidait d'injecter 75 milliards d'euros dans le système bancaire, montrant par là qu'il avait parfaitement perçu les risques d'illiquidité du système.

En attendant, on ne voit guère émerger de contrepouvoir crédible à cette économie de marché toujours toute puissante... Comme si, en somme, rien ne s'était passé...

Si la perspective d'une autorité morale incontestée me paraît relever d'une douce illusion, je ne suis pas certain que les acteurs agiront en dehors de tout garde-fou. Je ne vois qu'une force susceptible de jouer ce nouveau rôle: la peur de disparaître. Il faut se souvenir qu'en octobre 2008, les chefs d'Etat et responsables des affaires économiques ont bien cru que tout allait s'arrêter. Même Ben Bernanke, le président de la Fed, a affirmé à la veille de l'Eurogroup: "si l'on ne fait rien, lundi, il n'y aura plus d'économie". A cet instant, on est passé tout prêt du gouffre. Qui peut l'oublier ? Ce souvenir devrait, à lui seul, empêcher les acteurs d'agir de manière irresponsable.

Pensez-vous que de nouveaux risques émergeront du "monde d'après" ? Par exemple, le surendettement colossal des Etats sera-t-il supportable dans un monde qui tournera au ralenti ?

On connaît les deux voies du désendettement des Etats: la hausse des prélèvements obligatoires, qui étouffe un peu plus la croissance, et le retour de l'inflation. Je vois bien deux pays, les Etats-Unis et le Royaume Uni, tenter la voie de l'inflation maîtrisée, par une politique de taux d'intérêt nominaux inférieurs à l'inflation : cette politique de taux d'intérêts réels négatifs demeure la voie la moins douloureuse du désendettement. La BCE la suivra-t-elle ? Si trop de pays de la zone euro souffrent de la force d'une monnaie unique pesant sur leurs exportations, je ne l'exclue pas. Mais en tout état de cause, le surendettement n'est pas un risque majeur dans un monde où tous les Etats le sont. C'est la démographie relative des pays qui fera la différence. Le vieillissement accéléré de l'Allemagne va générer pour notre voisin une dette additionnelle considérable. La France se trouve, sur ce point, dans une situation bien plus favorable. S'il y a un risque, qui me paraît incontrôlable, c'est celui d'un effondrement du dollar, car les banques centrales ne sauraient pas le conjurer. Mais, comme il existe encore de nombreux facteurs de soutien au dollar, cela est imprévisible.