"Les gens veulent un Etat fort, qui les protège"

Par latribune.fr  |   |  1066  mots
Propos recueillis par Philippe Mabille
Conseiller d'État à la carrière éclectique, élu en septembre 2008 en pleine crise financière à la tête de la puissante fédération des assureurs, Bernard Spitz a été directeur de la stratégie de Vivendi Universal après une expérience journalistique aux États-Unis. Spécialiste de l'État providence, il a coédité, avec Roger Fauroux, "Notre État" et "État d'urgence" (Robert Laffont) et a écrit en 2006 "Le Papy-krach" (Grasset). La crise, selon lui, peut être une chance de réaliser les réformes que l'on n'a pas su faire pendant l'abondance.

La crise va-t-elle déboucher sur un monde nouveau ?

 Elle le devrait, oui, par nécessité. Mais beaucoup s'accommoderaient encore du statu quo, pensant comme le Comte de Lampedusa dans Le guépard "il faut que tout change pour que rien ne change". Le monde nouveau émerge, mais beaucoup d'acteurs du monde ancien ne se résignent pas à accepter que les règles du jeu changent en même temps. Regardez les comportements outranciers du monde de la finance, les dysfonctionnements des marchés qui ont provoqué la crise, cela n'a pas été imposé; c'est arrivé parce que beaucoup y trouvaient leur intérêt. Or, à Wall Street comme dans la City, la tentation est grande de repartir comme avant: les banques américaines remboursent les aides fédérales pour pouvoir à nouveau distribuer des bonus records. Au niveau international, beaucoup de pays pratiquent le chacun pour soi, avec un danger protectionniste réel. Pourtant, l'équilibre économique du monde s'est déplacé. Le concept du G8 entre pays occidentaux est mort. Alors oui, le monde nouveau devrait être plus global, plus coopératif, plus respectueux de la diversité, du développement durable. Il devrait rechercher un plus juste équilibre intergénérationnel, et installer un nouvel état du droit international en matière économique et financière, pour permettre à la régulation de bien fonctionner, de mieux protéger le système capitaliste contre lui-même. Sinon, nous risquons de nouvelles crises

La fenêtre de tir pour faire des réformes d'ampleur ne risque-t-elle pas de se refermer ?

Le général Mc Arthur disait des batailles perdues qu'elles se résument toujours en deux mots: "trop tard". Il faut faire vite, même si la remise en ordre d'un système international va prendre du temps. Il y une dimension psychologique et politique de la crise. Si les opinions publiques ont le sentiment que rien ne change, alors que le chômage monte et que l'on ne parvient pas à maintenir un haut niveau de protection sociale, les tensions vont grimper.

 Quelles différences entre cette crise et celles des années 30 ?

 Sur le plan économique, on a tiré les leçons des erreurs passées en soutenant massivement la demande pour éviter que la récession ne se transforme en dépression. Sur le plan politique, dans les années 30, il y avait des idéologies de substitution: communisme et fascisme ont prospéré sur le lit de l'échec du capitalisme avec le résultat final que l'on sait. Aujourd'hui, il n'y a pas d'alternative crédible à l'économie de marché. Il y a l'illusion de l'altermondialisme, qui est un miroir des frustrations mais ni une réponse globale, ni un système efficace de gestion de l'Etat. Or, les gens veulent un Etat fort, qui les protège dans ce monde nouveau plus incertain. La crise frappe d'abord les plus faibles et les plus fragiles. Elle sape l'espérance des classes moyennes de progresser et de donner un avenir à leurs enfants. C'est en cela qu'elle est la plus dangereuse. Tout ce qui fait la dynamique et le ressort de nos sociétés de consommation est menacé. S'il n'y a pas de conviction dans l'opinion que l'on va changer les choses, réparer les dégâts et faire en sorte que cela n'arrive plus, on envoie un message terrifiant et destructeur. L'idée qu'il n'y aurait qu'un seul système, qu'il a échoué et qu'il n'y aurait plus désormais que deux catégories, ceux qui s'en sortent bien et ceux qui s'enfoncent est terrible pour les clases moyennes.

 Quels sont les nouveaux risques ?

 Si on tue l'espoir et la confiance dans l'avenir, le cocktail chômage-exclusion-repli sur soi peut amener le populisme et le protectionnisme Un autre risque majeur est la façon dont nous allons aborder le vieillissement démographique et donc le choc des générations. Je crains que les jeunes soient sacrifiés: quand un pays vieillit, son corps électoral vieillit et le poids des seniors rend plus difficile aux gouvernants de heurter les intérêts des plus âgés. Il y a un véritable contrat social à réinventer au service d'une justice intergénérationnelle. Et puis, je fais le lien via l'endettement, il y a le risque de faillite des Etats... Etre capable de gérer les risques, cela va être la grande affaire du 21è siècle, c'est pour cela que le monde de l'assurance y aura un rôle central à jouer

 Quelles leçons n'ont pas été tirées ?

J'en voit cinq. 1/ Malraux a dit : "on ne fait pas de la politique avec de la morale, mais on n'en fait pas davantage sans". On peut dire la même chose de l'économie: la crise financière est aussi une crise des valeurs du marché. Le message d'Obama est d'ailleurs un message très moral. Il répond à une attente de l'opinion, de justice, d'exemplarité de la classe dirigeante, et de responsabilité. Nos élites ne l'ont pas encore toutes bien compris. 2/ La crise consacre le renouveau de l'Etat, mais c'est au moment même où on attend le plus de lui qu'il va pouvoir le moins, sauf à continuer d'entretenir la bulle de la dette. Cela veut dire que la réforme de l'Etat, la vraie, est devant nous. 3/ Nous restons trop occidento-centrés. Nos opinions publiques n'ont pas encore assez pris conscience qu'à Shanghai, Delhi ou Rio, la vision du monde est très différente de la nôtre et qu'elle est autonome. Nos chefs d'entreprise l'ont compris et intégré avant nos responsables politiques. 4/ L'Europe n'a pas été capable d'apporter une réponse globale et concertée à la crise. Il n'y a pourtant aucune fatalité en ce domaine, quand va s'installer une nouvelle Commission à Bruxelles 5/ La dernière leçon que l'on n'a pas tirée, c'est que beaucoup se comportent comme si la crise était finie. Rien n'est perdu si l'on décide de positiver les choses. Crise vient du grec Krisis qui signifie "l'instant de la décision". La crise est peut-être une immense chance de réaliser les réformes que nous n'avons pas su faire dans la société d'abondance, comme après la Seconde Guerre Mondiale, nous avions réformé l'ensemble du système international. L'instant de la décision est venu...