"Le modèle néolibéral a tourné court"

Par Propos recueillis par Robert Jules  |   |  924  mots
Dans notre série d'été Visions de l'après-crise, nous avons interrogé Isaac Johsua, économiste et membre du conseil scientifique d'Attac. Ce spécialiste de la crise de 1929 estime que si le modèle économique reste le même, la crise actuelle recommencera.

 La crise va-t-elle déboucher sur un monde différent du précédent ? Quelles pourraient en être les nouvelles caractéristiques ?

Nous sommes à la croisée des chemins. Soit nous n'aurons qu'un rebond, comme cela avait été le cas lors de la relance Bush du printemps 2008, soit l'économie privée embrayera sur la relance publique. Dans ce dernier cas, à mon avis, le modèle de la mondialisation libérale sera tout simplement reconduit. Le déroulement de la crise mondiale jusqu'à présent montre de la part de l'establishment un degré d'adhésion farouche à ce modèle. Pas question de toucher au pouvoir actionnarial, à l'inégalité dans la distribution des revenus, à la mondialisation, à la mise en concurrence universelle des forces de travail, à la financiarisation. L'extrême modestie des projets de réforme et l'affirmation mille fois répétée que l'intervention publique est provisoire illustrent la force avec laquelle la cause du néolibéralisme a été embrassée. Si le privé vient relayer la relance publique, nous renouerons avec la croissance, mais il s'agira d'une croissance nettement plus lente que par le passé, et pas seulement pour quelques années. Il faut bien voir que le modèle néolibéral a tourné court. Il avait été instauré au début des années 1980 pour combattre la chute du taux de profit. Or, depuis 1990, les années de montée du taux de profit sont compensées par des années de chute, de sorte qu'en réalité le taux de profit fait du surplace. On n'insiste pas assez sur ce point: les classes dirigeantes s'accrochent désespérément à un modèle épuisé. On ne pourra pas à nouveau exploiter à fond les mêmes filons: baisse de l'épargne, surendettement... Le modèle étant le même, le risque est que la crise actuelle recommence, et dans des conditions dégradées: les marges de man?uvre des pouvoirs publics sont terriblement restreintes, avec le boulet de la dette.

Et si c'est l'autre cas de figure ?

Si c'est l'autre cas de figure et que les plans de relance publics s'épuisent sans qu'il y ait relève de la part du privé, le tableau change complètement: c'est d'une profonde dépression qu'il s'agit. Cela veut dire que les facteurs qui tirent vers le fond l'ont emporté. En matière de déficits budgétaires, de dette publique, y aura-t-il moyen de redoubler la mise ? Pas sûr. La question du modèle sera alors vraiment sur la table, c'est inévitable. Les cercles dirigeants seront contraints d'entrer dans une véritable réforme du système. La crise a été jusqu'ici une affaire d'experts et de politiques. Mais, à partir de là, la question que je crois déterminante, de laquelle tout dépendra, est de savoir si le peuple fera enfin irruption sur la scène où se règle son sort, pour imposer ses propres priorités et faire naître un changement radical.

Que donnerait alors selon vous une véritable remise à plat du système ?

Nous allons de toute façon vers un monde aux marges de man?uvre plus restreintes. Il faut travailler au consensus et chercher l'accord politique là où le marché universel a échoué. Au plan mondial, s'en tenir aux réunions du G20 reviendrait à consacrer officiellement l'alliance des capitalismes dominants et des zones émergentes, alors qu'il faut mettre en place les organes d'une régulation mondiale, régulation économique avant même d'être financière. On pourra alors poser les grandes questions: remplacer la locomotive américaine, s'attaquer au problème d'une monnaie mondiale, maîtriser réellement la finance ou substituer, pour les pays émergents, des modèles autocentrés à ceux "tirés par les exportations". Au plan national, il faudra bien un jour se décider à poser la question du pouvoir exclusif des actionnaires dans l'entreprise et, dans la société, celle d'une régulation de la répartition des revenus. Le retour de la croissance devrait alors être celui d'une autre croissance. Sans cela, on viendra se heurter à des limites écologiques de plus en plus évidentes. Je le crois vraiment: nous sommes contraints de poser, dans toute son étendue, la question d'un autre mode de développement, mesuré par d'autres indicateurs, basé sur d'autres principes, à commencer par celui de parcimonie.

Quelles sont les leçons qui n'ont pas été tirées ?

De façon assez incroyable, malgré l'ampleur de la crise, la pensée unique occupe toujours l'espace. Elle ne veut pas seulement défendre l'économie de marché mais le modèle néolibéral lui-même. C'est un modèle qui, pour elle, va de soi, qui est l'horizon naturel de la vie en société. Bien qu'ils ne soient pas socialistes, les autres modèles possibles (nationalisations, contrôle des flux de capitaux, etc.) ne sont même pas discutés. Il faut absolument briser ce carcan. L'enjeu est de taille, nous ne devons pas jouer petit, mais ouvrir toutes grandes les portes de la pensée.

 

BIO EXPRESS Isaac Johsua, 60 ans, a mené une carrière d'enseignant et de chercheur à l'université Paris XI, balisée par la publication d'ouvrages parmi lesquels "La Face cachée du Moyen Âge. Les premiers pas du capital" (1988), "la Crise de 1929 et l'émergence américaine" (1999) ou encore "La Grande Crise du XXIe siècle. Une analyse marxiste" (2009). Membre d'Attac, il s'implique dans la vie de la cité.

Demain, suite de notre série avec l'interview de Bernard Stiegler