Bernard Stiegler : "le consumérisme a atteint ses limites"

Par Propos recueillis par Éric Benhamou  |   |  958  mots
Dans notre série d'été Visions de l'après-crise, La Tribune a interrogé Bernard Stiegler, philosophe et essayiste. Pour cet auteur prolifique, la crise sonne comme la fin de l'"american way of life" et annonce l'émergence de nouveaux modèles de croissance, comme celui de l'économie contributive.

Comment percevez-vous la crise actuelle ?

La crise que nous connaissons aujourd'hui est beaucoup plus grave qu'une crise économique: c'est la crise d'un modèle, celui du consumérisme, qui atteint aujourd'hui ses limites. Il y a donc rupture. Mais c'est une rupture lente dont les premiers signes remontent à 1968 avec le malaise de la première génération de consommateurs. Aujourd'hui, la chute de General Motors démontre ô combien que le monde a changé - et qu'il ne sera plus comme avant.

Quels sont les ressorts de notre modèle qui ont été distendus, voire brisés ?

Le consumérisme est une forme de capitalisme née de la rencontre du fordisme avec le keynésianisme de Roosevelt, et qui a donné naissance à l'"american way of life". Contrairement au modèle industriel de la vieille Europe, fondé sur le productivisme, il suppose l'augmentation du pouvoir d'achat des salariés pour les inciter à consommer. C'est le triomphe du marketing: vendre n'importe quoi à n'importe qui. Ce modèle qui détourne tous les désirs du consommateur vers les objets de consommation se développe tout d'abord de manière heureuse - c'est le plein emploi - mais il se transforme rapidement, comme l'avait prédit Herbert Marcuse, en machine à détruire la libido. Alors règne la consommation addictive fondée sur la satisfaction immédiate des pulsions. Le résultat est que la société de consommation ne devient plus productrice de désirs mais de dépendances. C'est un modèle dangereux: le consommateur y devient malheureux comme peut l'être le toxicomane qui dépend de ce qu'il consomme mais déteste ce dont il dépend. D'où une frustration grandissante et des comportements qui inquiètent comme la destruction de la structure familiale, la peur des adultes à l'égard de leurs propres enfants ou une déprime généralisée.

D'autres facteurs peuvent-ils expliquer cette défiance ?

Il s'est effectivement passé beaucoup de choses depuis les années 1970. Le fameux rapport Meadows en 1972, qui avançait la thèse de la non-soutenabilité de notre société de consommation au-delà du XXIe siècle, prend aujourd'hui singulièrement du poids. La révolution conservatrice et la mondialisation ont également changé la nature, non du capitalisme, mais des capitalistes eux-mêmes. L'entrepreneur s'efface au profit du manager soumis à un capitalisme financier ultra-spéculatif qui n'investit plus dans la durée. Cela se traduit par une pression considérable sur les salaires et la création d'artefacts, dont les subprimes ne sont qu'un exemple, pour compenser la baisse du pouvoir d'achat et perpétuer ainsi, de façon artificielle, le modèle consumériste. C'est la convergence de toutes ces tendances lourdes qui expliquent la crise: un capitalisme, auquel les gens ne croient plus, ne peut plus durer.

Un nouveau capitalisme peut-il émerger de cette crise ?

Selon moi, ce qui est en train de disparaître, c'est un monde où il existe d'un côté des producteurs et de l'autre, des consommateurs. D'autres modèles commencent à se développer avec la révolution numérique. Sur Internet, il n'y a ni des producteurs ni des consommateurs mais des contributeurs. On entre dans la nouvelle logique de l'économie contributive, qui repose sur des investissements personnels et collectifs et qui crée une autre forme de valeur. Les exemples ne manquent pas, du logiciel libre à Wikipédia. Une récente étude de l'Union européenne pronostique que près d'un tiers de l'activité dans l'économie numérique fonctionnera sur un tel modèle d'ici trois ans. Mais il ne concerne pas uniquement l'informatique, il peut également se décliner dans l'énergie, avec les modèles décentralisés, la distribution alimentaire ou la mode...

Mais n'est-ce pas simplement un nouveau discours visant à préserver un statu quo ?

Ce discours exprime une pensée au service d'un combat. Car, à l'heure où tout s'écroule, tout est fait pour empêcher le vieux monde et des vieux acteurs de disparaître. Toute la classe politique défend la consommation même si elle sait bien que cela ne peut pas durer. On essaye de sauver la télévision, qui n'a pas vu venir le numérique, ou les constructeurs automobiles, qui misaient hier encore sur la surpuissance de leurs moteurs ! Mais les choses avancent. Barack Obama a réussi à faire admettre que le modèle américain était révolu et des puissances émergentes comme la Chine savent bien qu'elles ne peuvent pas suivre le modèle occidental d'hyperconsommation, sous peine de faire exploser la planète.

La mutation de nos économies est donc inéluctable...

Le pire des scénarios serait de promouvoir un consumérisme "new look" et peint en vert. Les nouvelles tensions apparaîtraient très vite dans un monde aux ressources finies et le risque de conflits majeurs serait alors extrêmement élevé. C'est pourquoi les États doivent s'engager à accompagner la mutation de nos économies, à promouvoir les externalités positives. Mais toute activité ne peut être monétisable: il faudra imaginer une nouvelle fiscalité, développer de nouveaux indicateurs, inventer de nouvelles formes de rémunération. Bref, bâtir un modèle de vraie croissance contre la mécroissance qu'est le consumérisme.

Bio Express: Philosophe de formation, élève de Jacques Derrida, Bernard Stiegler est un auteur prolifique avec une quinzaine de livres, dont "Réenchanter le monde" et le dernier, "Pour en finir avec la mécroissance", en collaboration avec Ars Industrialis (www.arsindustrialis.org). Parallèlement, il dirige le département culturel du Centre Georges-Pompidou après avoir exercé des hautes responsabilités à l'INA et à l'Ircam.
 

Demain, suite de notre série avec l'interview de Emmanuel Todd