Bernard Stiegler : "le consumérisme a atteint ses limites"

Dans notre série d'été Visions de l'après-crise, La Tribune a interrogé Bernard Stiegler, philosophe et essayiste. Pour cet auteur prolifique, la crise sonne comme la fin de l'"american way of life" et annonce l'émergence de nouveaux modèles de croissance, comme celui de l'économie contributive.

Comment percevez-vous la crise actuelle ?

La crise que nous connaissons aujourd'hui est beaucoup plus grave qu'une crise économique: c'est la crise d'un modèle, celui du consumérisme, qui atteint aujourd'hui ses limites. Il y a donc rupture. Mais c'est une rupture lente dont les premiers signes remontent à 1968 avec le malaise de la première génération de consommateurs. Aujourd'hui, la chute de General Motors démontre ô combien que le monde a changé - et qu'il ne sera plus comme avant.

Quels sont les ressorts de notre modèle qui ont été distendus, voire brisés ?

Le consumérisme est une forme de capitalisme née de la rencontre du fordisme avec le keynésianisme de Roosevelt, et qui a donné naissance à l'"american way of life". Contrairement au modèle industriel de la vieille Europe, fondé sur le productivisme, il suppose l'augmentation du pouvoir d'achat des salariés pour les inciter à consommer. C'est le triomphe du marketing: vendre n'importe quoi à n'importe qui. Ce modèle qui détourne tous les désirs du consommateur vers les objets de consommation se développe tout d'abord de manière heureuse - c'est le plein emploi - mais il se transforme rapidement, comme l'avait prédit Herbert Marcuse, en machine à détruire la libido. Alors règne la consommation addictive fondée sur la satisfaction immédiate des pulsions. Le résultat est que la société de consommation ne devient plus productrice de désirs mais de dépendances. C'est un modèle dangereux: le consommateur y devient malheureux comme peut l'être le toxicomane qui dépend de ce qu'il consomme mais déteste ce dont il dépend. D'où une frustration grandissante et des comportements qui inquiètent comme la destruction de la structure familiale, la peur des adultes à l'égard de leurs propres enfants ou une déprime généralisée.

D'autres facteurs peuvent-ils expliquer cette défiance ?

Il s'est effectivement passé beaucoup de choses depuis les années 1970. Le fameux rapport Meadows en 1972, qui avançait la thèse de la non-soutenabilité de notre société de consommation au-delà du XXIe siècle, prend aujourd'hui singulièrement du poids. La révolution conservatrice et la mondialisation ont également changé la nature, non du capitalisme, mais des capitalistes eux-mêmes. L'entrepreneur s'efface au profit du manager soumis à un capitalisme financier ultra-spéculatif qui n'investit plus dans la durée. Cela se traduit par une pression considérable sur les salaires et la création d'artefacts, dont les subprimes ne sont qu'un exemple, pour compenser la baisse du pouvoir d'achat et perpétuer ainsi, de façon artificielle, le modèle consumériste. C'est la convergence de toutes ces tendances lourdes qui expliquent la crise: un capitalisme, auquel les gens ne croient plus, ne peut plus durer.

Un nouveau capitalisme peut-il émerger de cette crise ?

Selon moi, ce qui est en train de disparaître, c'est un monde où il existe d'un côté des producteurs et de l'autre, des consommateurs. D'autres modèles commencent à se développer avec la révolution numérique. Sur Internet, il n'y a ni des producteurs ni des consommateurs mais des contributeurs. On entre dans la nouvelle logique de l'économie contributive, qui repose sur des investissements personnels et collectifs et qui crée une autre forme de valeur. Les exemples ne manquent pas, du logiciel libre à Wikipédia. Une récente étude de l'Union européenne pronostique que près d'un tiers de l'activité dans l'économie numérique fonctionnera sur un tel modèle d'ici trois ans. Mais il ne concerne pas uniquement l'informatique, il peut également se décliner dans l'énergie, avec les modèles décentralisés, la distribution alimentaire ou la mode...

Mais n'est-ce pas simplement un nouveau discours visant à préserver un statu quo ?

Ce discours exprime une pensée au service d'un combat. Car, à l'heure où tout s'écroule, tout est fait pour empêcher le vieux monde et des vieux acteurs de disparaître. Toute la classe politique défend la consommation même si elle sait bien que cela ne peut pas durer. On essaye de sauver la télévision, qui n'a pas vu venir le numérique, ou les constructeurs automobiles, qui misaient hier encore sur la surpuissance de leurs moteurs ! Mais les choses avancent. Barack Obama a réussi à faire admettre que le modèle américain était révolu et des puissances émergentes comme la Chine savent bien qu'elles ne peuvent pas suivre le modèle occidental d'hyperconsommation, sous peine de faire exploser la planète.

La mutation de nos économies est donc inéluctable...

Le pire des scénarios serait de promouvoir un consumérisme "new look" et peint en vert. Les nouvelles tensions apparaîtraient très vite dans un monde aux ressources finies et le risque de conflits majeurs serait alors extrêmement élevé. C'est pourquoi les États doivent s'engager à accompagner la mutation de nos économies, à promouvoir les externalités positives. Mais toute activité ne peut être monétisable: il faudra imaginer une nouvelle fiscalité, développer de nouveaux indicateurs, inventer de nouvelles formes de rémunération. Bref, bâtir un modèle de vraie croissance contre la mécroissance qu'est le consumérisme.

Bio Express: Philosophe de formation, élève de Jacques Derrida, Bernard Stiegler est un auteur prolifique avec une quinzaine de livres, dont "Réenchanter le monde" et le dernier, "Pour en finir avec la mécroissance", en collaboration avec Ars Industrialis (www.arsindustrialis.org). Parallèlement, il dirige le département culturel du Centre Georges-Pompidou après avoir exercé des hautes responsabilités à l'INA et à l'Ircam.
 

Demain, suite de notre série avec l'interview de Emmanuel Todd

 

Commentaires 35
à écrit le 24/01/2020 à 4:30
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Attention : consumérisme signifie 'défense des droits et intérêts des consommateurs"... Oui la surconsommation est une addiction ; plus on consomme, plus on veut consommer. Les capitalistes favorisent, en bon dealers, les ventes de leurs 'cames'. I...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Je propose un cours particulier pour FM et NS : sujet : le P2P et son avenir face aux majors.

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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article interessant

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Cet article devrait être en vente et non en libre accès. Il est assez bon.

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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ce monsieur réponse à tout ne débite que des balivernes de professeur débutant

le 21/11/2016 à 0:10
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qui est tu pour d'emblée écraser bernard stiegler, tu ne m'as pas l'air bien philosophe en t'exprimant comme ça... que fais tu de ton existence? cordialement j'espère une réponse ...

le 22/11/2016 à 1:41
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j'étais pas sûr d'avoir rentré mon e-mail chose faite

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Sur 100 personnes, combien sont-elles, dotées de raison ?

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Ce texte est à lire de toute urgence par tous les politiques et décideurs en espérant qu'ils comprennent, ce qui n'est pas sûr compte tenu de leur appartenance à A3I (Association des incapables, incompétents et irresponsables). Quand Bernard Stiegle...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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une trs bonne analyse critique , le consummerisme n'etait pas eternel , l'ecologie nous le prouve que la planete ne pourra se permettre une consommation a l'echelle occidentale , les ressources commencent a etre tres tendues ( petrole ) , mais aussi ...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Merci et bravo à la tribune pour cette série d'entretiens. On vit une epoque tourmentée, la fin d'un cycle, et d'un modele, il faut se reinventer !

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Bravo à La Tribune pour cette série qui incite à la réflexion

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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il y a mieux à proposer à nos citoyens que "métro boulot conso " un sénateur UMP le dit à propos du travail du dimanche .les politiques ne sont pas tous des suiveurs ...merci aux hommes de volonté et de courage ,politiques ou non ce sont ces HOMMES l...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Dommage pour les Indiens et les Chinois. Passer directement du sous développement à la phase "économie contributive", sans passer par la phase "consommation"... C'est dur. C'est bizarre, mais à mon avis, ils ne vont pas être d'accord.

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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encore un prof allumé qui ne regarde que sa petite salle de classe si il est enseignant et son petit nombril; il ferait bien de sortir un peu, qu'il aille voir en chine, en inde ou même au magrehb plus proche ou des centaines de millions de jeunes ne...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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et si l'on prenait un dictionnaire? Depuis Ralph Nader, consumérisme signifiait défense des intérêts des consommateurs! Et non étape du capitalisme à réformer... Mais sur le fond, il y a bien des choses à réformer. Le problème me semble être que tous...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Désolé je voulais dire que cet intellectuel prouve par ces réponses que Sarkozy a un boulevard devant lui pendant encore 50 ans. """il faudra imaginer une nouvelle fiscalité, développer de nouveaux indicateurs, inventer de nouvelles formes de rémunér...

le 22/11/2016 à 2:15
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je ne comprends pas le rapport avec nicolas s.! j'étais pour la décroissance, b.stiegler apporte des solutions qui nous préservent d'une non souhaitable régession... le boulevard dont vous parlez, c'est la vie, il faut faire en sorte de prendre un...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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je crois que l'humanité est en marche et regarde en avant...vers la construction d'un monde de valeurs sociales vécues et partagées...; Philomène

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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"Le comsumérisme a atteint ses limites" Je n'y crois pas une seule seconde. Remarquez ce n'est pas la première fois qu'on nous annonce la fin du capitalisme ou de la société de consommation.. Quant à dire que sur internet il n'y pas de consommateurs ...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Un fois assouvi les désirs s'amenuisent... C'est le principe de notre humanité, les vrais plaisirs sont dans la capacité de les recevoirs dans le but de donner. Pour faire simple, un exemple; vous recevez un ami à diner pour lui faire plaisir. C'est ...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Je peux être en partie d'accord sur cette analyse au niveau mondiale, mais pour la France, le problème se pose une autre façon. Même si ici, le consumérisme a en partie vécu, notre politique n'a été que partiellement celle des Etats-Unis. Pas le mê...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Ce Monsieur (qui a tout faux) ne changera jamais le monde en un eldorado marxiste, et tant mieux! marre de tous ces philosophes gauchos beaux parleurs a deux euros qui tentent d'infester notre vie de tous les jours. Le capitalisme nést pas mort e...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Bien, Bravo. La seule question à laquelle cette personne ne peut ou ne veut répondre est: Si nous consommons moins, les usines tournent moins et par défaut emploient donc moins de monde te donc à périmètre constant, plus de chomage, plus de misères...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Un bonne initiative serait de supprimer la publicité , qui pollue le cerveau humain d'images subliminales de zéro heure du matin à minuit . Moins de papier (forêt préservée), moins d'électricité pour regarder un film ( si on interdit la pub à plusi...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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en gros il y a trop de cowboy et pas assez d'indiens?

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Crise du consumérisme, cela est une évidence, a désirer et vouloir toujours plus il y a une limite. Gaia ne peut en supporter plus. Mais quand est-il de la crise de confiance...qui peut encore croire nos Politiques ? Eux qui se prétendent Elite, ne s...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Analyse pertinente ,ce monsieur a très bien compris que l'ultra-libéralisme est entrain de se casser la gueule.La fin du consumérisme explique en partie le déclin de ce capitalisme qui détruit tous sur cette planète :ressources naturelles,environneme...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Comme les grands philosophes le disent : l'argent n'est pas important. À condition d'en avoir beaucoup ... Cet article est très enrichissant pour ceux qui n'arrivent pas à s'en sortir.

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Je fais du pouce sur 3 commentaires précédents : A bas la pub - vives le Peer to Peer (P2P) - et les politiciens n'ont pas idée de la situation. Vivement l'accès à Internet et à la haute vitesse de qualité pour tous - pour que les intelligences colle...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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je pense en effet que la crise au déaprt économique va devenir sociale. Car le cercle est vicieux: moins d'achats = moins de rentrées pour les entreprises = coupe clair dans les emplois = moins d'argent pour les ménages = moins d'achats ! La classe p...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Oui, non, peut-être. Je reste toujours stupéfait de constater à quel point ce genre d'énergumène ne se rend pas compte du monde qui l'entoure. 1/ Le monde des gens qui vivent et font leurs courses : Montparnasse et St Germain, les hauts plateaux de C...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Ce genre d'articles, s'ajoute à ceux de théoriciens apparemment nés dans le confort et qui n'ont jamais souffert de la faim ni exercé un emploi physique depuis leur plus jeune âge les soirs de la semaine , les week-ends et tous les congés scolaires p...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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L'un des articles les plus intéressants de la série à ce jour, qui alimente vraiment la réflexion et la construction d'une vision de l'avenir. Mais la crise du consumérisme que décrit l'auteur est d'abord celle de la consommation d'objets. On ne peu...

le 22/11/2016 à 2:55
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les français ont bien trop : il jettent à gogo ces salles gosses, ils sont tout seuls dans leur voitures dans des embouteillages monstres... se plaignent de pas avoir assez de tunes alors qu'ils font du shoping et sont en vacances tout le temps... ...

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