Raphaël Enthoven : "L'économie de marché restera la dot de la démocratie"

Dans notre série d'été Visions de l'après-crise, "La Tribune" a interrogé le philosophe Raphaël Enthoven. Ce dernier explique qu'il ne croit guère que la crise apportera des changements réels, ni dans l'économie de marché, ni dans les valeurs dominantes.

"Le monde ne sera plus jamais comme avant", dit Nicolas Sarkozy. Selon vous, quels changements la crise est-elle susceptible d'apporter ?

Qu'appelez-vous "réels changements" ? Un renoncement collectif à l'économie de marché ? Une moralisation du capitalisme ? Le premier est utopique, le second est un contresens? Renoncer à l'économie de marché suppose que les hommes abjurent collectivement l'égoïsme individuel pour se tourner, comme un seul homme, vers l'idéal de solidarité. Autant demander à tout un chacun de penser à autrui avant de penser à lui-même ! "L'homme, dit Kant, est fait d'un bois si courbe qu'on ne peut y tailler des poutres bien droites. " Mieux vaut assumer l'égoïsme individuel et spéculer sur ses vertus collatérales que parier sur une réforme introuvable de la nature humaine. Même en temps de crise, l'homme n'est pas à la hauteur de ceux qui lui veulent du bien. J'en veux pour preuve le fait qu'historiquement toute abjuration de la loi du marché débouche sur des massacres de masse et la tutelle d'un État policier. Pour le meilleur et le pire, l'économie de marché est la dot de la démocratie dont l'égoïsme individuel est paradoxalement à la fois le pire ennemi et la meilleure garantie. Quant à l'expression de  "moralisation du capitalisme", qui méconnaît l'hétérogénéité du c?ur et de la raison ("le c?ur a ses raisons, dit Pascal, que la raison ne connaît pas"), elle repose sur le cercle carré d'une production de la morale par une logique de l'intérêt. Cela ne veut pas dire que le capitalisme récuse toute forme de morale, mais qu'il l'adopte en fonction, et en fonction seulement, de l'intérêt qu'il y trouve. Intérêt considérable, aujourd'hui, puisque, grâce à la crise, la morale elle-même est devenue un argument de vente.

Alors la crise va-telle rebattre les cartes des valeurs dominantes ?

Mais de quoi parle-t-on ? Tantôt le mot valeur désigne des principes inestimables, tantôt il désigne des valeurs relatives et mesurables. Si vous parlez de valeurs absolues, alors elles ne sont pas tributaires de l'époque. Aucune crise n'entame le désir magnifique de liberté ou d'égalité entre les hommes. Quand vous parlez d'un changement de valeurs, sous-entendez-vous que la compétitivité céderait le pas devant la fraternité ? Mais c'est déjà le cas ! Qui oserait dire qu'il vaut mieux être compétitif que fraternel ? Mais quel patron, à l'inverse, serait assez irresponsable pour faire prévaloir la fraternité dans la loi de la jungle ? Ceux qui le font ne le font, encore une fois, que parce que la fraternité est aujourd'hui, provisoirement, l'aliment de la compétitivité. Qu'on les brandisse sincèrement ou non, l'authenticité, la vertu et, de façon générale, toutes les valeurs inestimables ont, pour l'heure, plus de valeur (marchande) que tout ce qui s'achète. Aucun changement notable, donc, à mes yeux, sinon l'effet de mode d'un vertuisme patronal qui escompte, en vérité, les dividendes d'une morale d'emprunt.

Toutes les leçons auront-elles été tirées ?

Je ne vois aucune leçon à tirer de la crise, sinon, d'une part, la nécessité renouvelée de juguler par la loi (et non par la morale) les comportements erratiques d'un certain nombre de patrons et, d'autre part, la nécessité de comprendre les mécanismes d'une crise avant de désigner des "coupables" qui ne sont, pour la plupart, que des boucs émissaires. Il y a un double paradoxe du discours révolutionnaire qui, tout en exhibant des mécanismes, culmine sottement dans la haine des "coupables". Et qui, tout en étant matérialiste, en appelle (comme toute théologie) à un "autre monde possible". Ce mélange d'intelligence et de morale est la raison pour laquelle aucun parti n'est plus conservateur ni moins utile aux causes qu'il défend que le NPA, dont la prospérité repose sur les méfaits de l'économie marchande. De là le mépris des révolutionnaires pour des "réformes" sociales dont il dénonce ouvertement le manque d'ambition, mais dont il redoute, plus secrètement, qu'elles rendent inaudible son discours. Le business du discours révolutionnaire entre en crise dès que l'injustice régresse.

Voyez-vous de nouveaux risques émerger ?

Hormis l'alliance d'un discours xénophobe et d'un discours progressiste, telle qu'elle est apparue au moment du référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen, je ne vois aucun risque nouveau. Je vois, en revanche, "une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul? " Le fait que Toqueville, qui a écrit cela entre 1835 et 1840, ait toujours raison prouve que notre époque n'a rien de singulier.

 

Bio express : ce professeur de philosophie, âgé de 33 ans, enseignant à l'École polytechnique et à Sciences po, est connu pour avoir rendu la philosophie accessible à tous. Dans ses émissions sur France Culture et sur Arte, "Philosophie", il décortique et fait vivre les grands concepts, témoignant ainsi de l'actualité toujours brûlante de la philosophie. En 2009, il a publié "l'Endroit du décor" (Gallimard).

Demain, suite de notre série avec l'interview de Henri Guaino
 

Commentaires 3
à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Très très bonne analyse pleine de bon sens. Je ne peux qu'être d'accord avec cela. Mais alors que pourrait-être la réaction si une seconde crise de même ampleur renaissait dans une dizaine d'années ? Les gens se laissront-ils encore entubés ? ou bien...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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La relation entre économie de marché et démocratie est tout de même un peu plus complexe que cela ! D'une part il suffit de regarder autour de soi pour constater que l'économie de marché fonctionne tout au aussi bien sous des dictatures. D'aut...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Sublime analyse,je ne dis pas cela parce que j'en partage 95% de son essence ,mais par la clarté ,la concision du propos moi,pauvre con de citoyen avec mon petit cap, je suis assez subjugué par une telle radioscopie de la situation actuelle;la vulgar...

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