Henri Guaino : "Un nouveau monde est inéluctable"

Par Propos recueillis par François Lenglet  |   |  1662  mots
Dans notre série d'été Visions de l'après-crise, "La Tribune" a interrogé Henri Guaino. Pour lui "c'est maintenant que tout se joue". Le conseiller spécial de Nicolas Sarkozy est optimiste sur l'émergence d'un nouveau modèle de croissance endogène.

A voir le redémarrage de la finance, la crise semble n'avoir été qu'un accident, un peu plus grave que les autres. Va-t-on vers le retour du "monde d'avant" ?

La crise n'est pas un accident conjoncturel, mais le point de passage d'un des grands cycles du capitalisme à un autre. Nous avons atteint les limites d'un capitalisme financier où l'on ne payait plus ni le vrai prix du risque, ni le vrai prix de la rareté, où les valeurs et les représentations collectives étaient devenues contradictoires avec les principes mêmes du capitalisme entrepreneurial et de la croissance durable. On ne construit pas un système économique et a fortiori un projet de société ou de civilisation dans le repliement sur l'appât du gain et l'obsession du court terme.

Comment reconnaît-on ces crises qui scandent l'histoire du capitalisme ?

Sans l'intervention massive des États tout le système financier et bancaire mondial se serait écroulé à l'automne dernier après la faillite de Lehman Brothers. Un tel écroulement aurait engendré la plus grave crise économique et sociale que le monde ait jamais connue. Ce n'est pas une crise liée au cycle des affaires ou à un choc externe. C'est une crise endogène dont l'origine est à rechercher dans une financiarisation excessive de l'économie. En permettant de spéculer massivement avec l'argent des autres, en occultant les risques, en diluant à l'excès la propriété, en autorisant des effets de levier démesurés, la financiarisation a créé les conditions d'une crise systémique. Ce type de crise débouche toujours sur des changements profonds.

On voit pourtant les banques recommencer : salaires et bonus exorbitants, effet de levier...

Ceux qui croient que cette crise n'est qu'une parenthèse et que tout va recommencer comme avant se trompent. Les responsables financiers qui font comme si rien ne s'était passé mènent un jeu dangereux. Les passifs sont loin d'avoir été apurés, les actifs de mauvaise qualité menacent toujours la stabilité du système bancaire mondial, bref tout est encore très fragile. Il faut bien comprendre aussi que désormais les opinions publiques ne supporteront plus l'indécence de certains comportements et que pas plus dans l'économie que dans n'importe quelle autre activité humaine on ne peut éluder la question morale. Voir des banques dont les comportements sont à l'origine des difficultés de dizaines de millions de chômeurs distribuer des bonus effarants sape les fondements éthiques du capitalisme.

Pourquoi les laisse-t-on faire, alors ?

Il faut à la fois faire évoluer les mentalités et changer les règles du jeu. C'est un combat contre des habitudes de comportement et de pensée bien ancrées, contre des intérêts.

Les dirigeants du monde entier doivent assumer une immense responsabilité intellectuelle, morale, politique pour accoucher d'un monde nouveau, pour accompagner, pour organiser l'émergence d'une nouvelle mondialisation, d'un nouveau modèle de croissance, d'un nouveau mode de vie, d'un autre système de valeurs. Si ce combat échoue, si l'on ne parvient pas à mettre en œuvre une régulation mondiale, si ceux qui veulent que tout recommence comme avant l'emportent alors il faut craindre qu'après avoir écrit tous les chapitres d'un manuel d'économie sur les crises financières nous n'écrivions aussi les pires chapitres d'un manuel d'histoire. Souvenons-nous que les passions humaines sont toujours plus fortes que les marchés.

Un nouveau monde est inéluctable. Le problème est de savoir si le passage de l'ancien au nouveau se fera sous l'empire de la raison ou sous celui de la déraison, si nous ferons un détour par des catastrophes écologiques, sociales, politiques ou si nous saurons en faire l'économie. C'est une responsabilité collective.

La finance se prévaut de l'efficacité économique : pour une croissance forte, il faut une finance forte, disent-ils.

C'est un argument idiot. Nul ne conteste l'utilité d'une la finance au service de l'économie. Mais quand la finance devient folle, quand elle impose à toute l'économie, à toute la société des normes, des rythmes, des logiques insoutenables, quand elle fausse tous les calculs économiques, alors il faut la réformer, la réguler ou l'on court à la catastrophe. Le danger c'est que certains groupes de pression extrêmement puissants freinent les changements nécessaires.

Où cela, dans quels états ?

Partout où il y a de grandes places financières dont les acteurs n'ont pas encore compris que la prospérité de demain ne pourrait pas avoir les mêmes fondements que celle d'hier. Hier la France prospérait sur la libération de toutes les forces spéculatives et sur l'opacité. Je suis convaincu que demain les places financières les plus prospères seront celles qui seront les plus transparentes, les mieux régulées, et qui inspireront le plus confiance. Le combat pour restaurer l'ordre ancien fondé sur l'argent facile et l'appât du gain est un dangereux combat d'arrière garde. Vaincre cet aveuglement, c'est le grand défi que le G20 va avoir à relever.

L'administration Obama semble avoir cédé devant les intérêts de Wall Street, renonçant à réglementer les salaires.

Il faut se garder des solutions simplistes qui consisteraient à faire fixer par l'administration les salaires des dirigeants d'entreprise. Ce serait absurde. Il faut éviter les deux écueils de la démagogie populiste et de l'indécence. Entre les deux, tout est à réinventer mais il est difficile pour tous les responsables d'imaginer un autre monde que celui dans lequel ils ont toujours vécu, se sont formés, ont acquis leur expertise.

Vous pensez à Tim Geithner, le secrétaire au Trésor ?

Je pense à tous ceux auxquels revient la rude tâche de repenser le monde.

Ce monde nouveau, de quoi sera t-il fait ?

L'histoire économique est celle d'un éternel balancier. Il est probable que les ressorts du modèle de croissance de demain ressembleront plus à ceux des Trente Glorieuses, avec la révolution numérique et la croissance verte en plus, qu'à ceux des vingt dernières années.

L'éclatement de la bulle d'endettement devrait conduire à un rééquilibrage en faveur de la production, du travail, du long terme, de la croissance endogène. Il y aura une demande plus forte de régulation, de protection, de solidarité de qualité, de vision à long terme qui appellera un retour de l'État. La crise a déjà beaucoup déplacé les lignes. Elle va continuer de le faire. Il est clair désormais que pour quelques décennies au moins plus personne ne pourra croire que les marchés peuvent régler à eux seuls tous les problèmes de la société et de l'économie.

C'est la fin d'un cycle libéral ?

C'est la fin d'un cycle de laisser-faire. La crise a fait prendre conscience que le développement durable, l'innovation étaient conditionnés par l'interaction réussie entre le temps court des marchés et le temps long des institutions, entre l'individuel et le collectif. Les ressorts du progrès, ce sont l'accumulation du capital matériel et humain dans la longue durée, des institutions stables, des droits de propriétés bien définis, des valeurs éthiques de responsabilité et de liberté, l'esprit d'entreprise, la récompense du mérite...

L'économie, c'est toujours un mélange de marché, d'organisation et de culture. L'idée que seul le marché compte est une idée fausse qui ne résiste ni à l'analyse ni au temps. La crise l'a fait voler en éclat comme la chute du Mur de Berlin avait fait voler en éclat le mythe collectiviste.

Cela veut dire moins de mondialisation ?

Non, dans le meilleur des cas on peut espérer déboucher sur une mondialisation plus coopérative et moins conflictuelle où chacun en cherchant à se développer par une croissance endogène contribuerait au développement de tous au lieu de chercher à prendre les marchés et les emplois des autres à coup de dumpings monétaires, sociaux ou environnementaux.

Vous décrivez le monde idéal...

Ce fut le modèle de croissance des Trente Glorieuses. Encore faut-il bien gérer la transition sinon on aura le protectionnisme et la balkanisation du monde. Au fond la question est de savoir si nous allons être capables collectivement d'accomplir quelque chose de comparable à ce qu'ont accompli les générations d'après guerre avec Bretton Woods, le GATT et le plan Marshall.

De tels basculements, c'est long, c'est l'affaire d'une génération.

C'est d'abord notre affaire. C'est maintenant que tout se joue, maintenant que nous prenons le bon ou le mauvais chemin, que nous choisissons d'entrer dans un cycle de coopération ou de confrontation.

Quel est votre pronostic ?

Certes, tout peut basculer du mauvais côté. Mais l'émergence du G20 a de quoi rendre optimiste. Pour la première fois depuis des décennies le politique a proclamé qu'il n'acceptait plus la dictature des marchés. C'est déjà un formidable pas en avant. Nous assistons au retour de la politique, pour le meilleur ou pour le pire. A nous de faire en sorte que ce soit pour le meilleur.

Pourquoi pensez-vous que nous éviterons les travers dans lesquels sont tombés les générations précédentes ?

Parce que nous connaissons les leçons tragiques du passé.

 

Bio express : Henri Guaino est à l'Élysée dans la crise comme un poisson dans l'eau. À 52 ans, le conseiller spécial de Nicolas Sarkozy veut être acteur de l'histoire en train de s'écrire et rêve, par le retour d'un État fort face au marché, d'un monde meilleur. Il a plaidé auprès du chef de l'État pour un grand emprunt national destiné à financer les priorités de l'avenir. Il est l'auteur de "L'étrange renoncement" (Albin Michel, 2000).

Lundi, suite de notre série avec l'interview de Alain Lipietz

 

- Retrouvez notre série d'été "Visions de l'après crise"