Charles-Henri Filippi : "Nous entrons dans un monde plus inégalitaire"

Par Propos recueillis par Pierre-Angel Gay  |   |  1404  mots
Chaque jour, cet été, nous interrogeons un grand témoin de l'actualité sur sa vision de l'après-crise. Aujourd'hui, Charles-Henri Filippi, banquier (après une longue carrière au CCF puis HSBC, il est le président et fondateur d'Alfina, société de conseil en investissements) et auteur de "l'Argent sans maître".

La Tribune - Quel est votre diagnostic sur la crise que nous traversons? 

Charles-Henri Filippi - Cette crise est la rencontre entre une prolifération incontrôlée de l'argent et le mur du monde fini. L'argent a longtemps été un bon compagnon de la démocratie et du progrès, mais à des conditions précises: un niveau de socialisation important et un contrôle quantitatif primordial, tant de la création monétaire que de sa vitesse de circulation. Jusqu'aux années 1980, la création d'argent était étroitement contrôlée par les banques centrales. Celles-ci encadraient le système bancaire mondial, chargé lui-même d'assurer le financement de l'économie. Mais depuis l'explosion des marchés financiers, des entités financières, mais non bancaires, ont prétendu assurer la disponibilité permanente d'une épargne investie à long terme.

- ...Le «subprime» par exemple?
 

- - C'est une illustration parfaite du transfert au marché d'une activité purement bancaire, le prêt aux ménages. Mais il y en a d'autres, conduits de titrisation ou fonds monétaires de toutes sortes, dans lesquels particuliers et entreprises ont été incités à placer leur épargne liquide, et qui se sont constitués en banques non régulées donnant à des investissements longs et risqués l'apparence de la monnaie. Nous en avons vu les conséquences.

C'est là que nous rencontrons le mur du monde fini?
 

- La crise n'aurait pas eu cette portée si elle n'avait concernée que le système financier. Au milieu de l'année 2008, les prix des matières premières, du pétrole en particulier, ont explosé. L'entrée en crise l'an dernier de l'Asie, très consommatrices de ressources physiques, est due à cet emballement, pas au système financier. Si le monde avait été illimité, l'argent proliférant aurait pu continuer à alimenter la croissance sans dommage systémique. Or l'on sait désormais que cela ne peut pas se produire et c'est en cela, je crois, que nous abordons une grande mutation. Nous entrons dans un monde plus inégalitaire. La crise de l'argent débouche sur une crise plus importante, celle du partage du monde fini.

- De quel partage s'agit-il?
 

- Il ne s'agit plus seulement d'inégalités financières, mais de "consumation" de la planète. Un Américain moyen en "consume" dix fois plus qu'un Indien, cinq fois plus qu'un Chinois. Peut-on, sans risque majeur, créer de la croissance supplémentaire dans ces pays sans réduire massivement l'empreinte écologique du monde développé ? Le débat qui s'ouvre est celui-là. Les politiques de répartition qui avaient disparu reviennent, mais à l'échelle planétaire.

- Ne risque-t-on pas, plutôt, une phase de régression politique comme en 1929?
 

- Il y a une grande différence. Dans la crise actuelle, les gouvernements ont mieux compris ce qu'il fallait faire, même s'il y a eu des erreurs, notamment la mise en faillite de Lehmann Brothers. Le problème, c'est qu'ils ont désormais moins les moyens de faire, compte tenu des masses en jeu.

- Que voulez-vous dire?
 

- Le plan de relance de l'économie mondiale représente sur trois ans 4% du PIB mondial, soit 2.000 milliards de dollars. En face, la dette agrégée de tous les agents économiques américains représente 60.000 milliards de dollars et celle de leur seul système financier, 20.000 milliards. Le plan de relance de l'économie mondiale n'en représente donc que 10%. Il n'y a donc pas de commune mesure entre ce que les gouvernements peuvent faire et la rétractation que peut opérer un secteur financier en difficulté. Deuxième élément, les 2.000 milliards de dollars du plan de relance correspondent à un écart de prix, à la hausse ou à la baisse, de 60 dollars par baril de pétrole. Quand ce dernier est retombé de 120 à 60 dollars, on a doublé le plan de relance. Si, demain, il remonte à 120 dollars, on l'aura complètement effacé. La volatilité des marchés a désormais des effets macroéconomiques plus importants que les plans de relance les plus massifs, qui alourdissent dangereusement la dette publique sans assurer d'éviter le pire.

- En quoi l'argent a-t-il été un bon compagnon du progrès et de la démocratie, comme vous le disiez?
 

- Les philosophes avaient vu dans l'intérêt personnel, c'est-à-dire l'argent, l'instrument des petits gens pour contrôler l'arbitraire des princes. Lorsque l'économie d'échange naît, c'est le modèle de la classe moyenne qui s'impose à l'économie aristocratique. On retrouve cela chez Montesquieu, John Locke ou, encore, Tocqueville. Donc l'argent, sa dispersion, son côté apolitique, et la démocratie, se serrent les coudes de la fin du XVIIIe siècle jusqu'à la fin du XXe. L'accumulation et la re-concentration de l'argent, auxquelles on assiste aujourd'hui, cassent cette logique.

- Pourquoi cette re-concentration et quelles sont ses conséquences?
 

- Je crois que la longévité humaine a joué un rôle énorme. Nous sommes tous devenus des épargnants pour préserver notre futur. Le pouvoir glisse donc logiquement du manager vers l'actionnaire, de l'entrepreneur vers le financier. Le risque est que la mondialisation favorise dans les pays occidentaux une élite de l'information et de l'argent, capable de se détacher du reste de l'humanité.

- C'est un retour à une forme de démocratie censitaire?
 

- Oui. Et si on met en contact cette élite avec les pouvoirs politiques centraux forts des pays émergents, on aboutit à ce qu'on peut appeler «une oligarchie de marché», conjonction de démocratie censitaire et du capitalisme d'Etat. Il existe aussi un risque, plus sombre mais moins probable, d'une montée des fondamentalismes religieux et des totalitarismes locaux...

- Comment retrouver «la martingale du progrès»?
 

- La première priorité est de remettre l'argent sous un vrai contrôle quantitatif des régulateurs et sous un contrôle social réel exercé au travers de grandes institutions _ assureurs, caisses de retraite, banques à réseaux _ qui gèrent l'épargne collective. Le principe d'Adam Smith selon lequel l'argent n'a vocation à conférer ni pouvoir civil, ni militaire, est à réhabiliter.

- Aujourd'hui plus qu'hier?
 

- Les princes d'hier étaient les princes de la dépense ; ceux d'aujourd'hui sont des princes de l'accumulation. Tout le danger est là, et c'est une raison de plus de rétablir le lien entre l'argent qu'on gagne et le développement économique qu'on génère et qui le justifie. Bref, il faut revenir à l'article 1er de la Déclaration des droits de l'homme (1). Que la distinction sociale de l'argent soit servie à raison de l'utilité commune apportée à la planète.

- Le veut-on vraiment et en a-t-on les moyens?
 

- Le problème immédiat n'est pas un problème idéologique, mais avant tout un grand problème d'exécution ; nous avons une certaine capacité à nous coordonner mais nous n'avons pas les outils pour prendre des décisions fermes et exécutoires.

- Dans cette optique, le G20 n'a-t-il pas été une bonne chose?
 

- Le nom même de «G20» montre l'élément positif et celui qui l'est moins. L'élément positif ? Des pays, représentant 90% du PIB mondial, sont capables de se mettre autour de la table et d'arrêter de manière suffisamment harmonieuse des principes communs. Mais, une fois rentrés chez eux, leur capacité à mettre en ?uvre les principes n'est pas à la hauteur des problèmes posés. C'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles les capacités personnelles de leadership des gouvernants (Obama ou Sarkozy) sont, dans cette crise, si valorisées par les opinions publiques.

- Cela montre bien la faiblesse de l'Europe...
 

- ... L'Europe à 27 est-elle capable de fabriquer une unité politique et économique ? Cela paraît très peu probable. Deux pays sont devenus les deux grandes nations du monde : une, les Etats-Unis, du fait de leur préséance historique, intellectuelle, technologique ; l'autre, la Chine, le grand pays désormais émergé. Donc, notre ambition la plus utile, et plus réaliste qu'une improbable Europe politique intégrée, devrait être de nous assurer que la domination du monde par les Etats-Unis et la Chine se réalise dans un équilibre satisfaisant pour l'humanité tout entière.


(1) «Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune».