Jean-Michel Severino : "notre survie passe par un autre développement du Sud"

Chaque jour, cet été, nous interrogeons un grand témoin de l'actualité sur sa vision de l'après-crise. Aujourd'hui, pour Jean-Michel Severino, les exportations ne doivent plus être privilégiées au détriment des salaires et de la consommation intérieure.

La crise a révélé de nombreux dysfonctionnements dans la finance et l'économie. Pensez-vous que l'on en tire les leçons aujourd'hui ?

Il n'est pas encore tout à fait clair que les leçons de la crise soient réellement tirées. Les cinq milliards d'habitants des pays en développement ou émergents constituent l'angle mort de notre analyse de cette crise économique mondiale. Ils occupent et façonnent pourtant notre planète d'une manière radicale, et c'est peut être là qu'il faut chercher les racines de la situation actuelle. Cette crise s'explique finalement davantage dans les déséquilibres macroéconomiques entre l'Europe et les Etats-Unis et le monde émergent que par les bonus des traders. Pendant 50 ans, nous avons en effet convaincu les pays en développement qu'une croissance rapide passerait nécessairement par les exportations et la conquête de nos marchés. Cette stratégie était sans doute cohérente lorsque le rapport des populations du Nord et du Sud était de l'ordre de 1 à 3. Elle ne l'est sans doute plus aujourd'hui avec un rapport de 1 à 5 et a fortiori demain lorsque ce rapport sera de 1 à 8. Pour l'heure, cette politique s'est surtout traduite par une accumulation d'excédents dans les pays émergents et de déficits dans le monde industrialisé, qui a été le moteur de la financiarisation de l'économie et source de tous les excès des intermédiaires financiers, contraints de placer à tout prix des liquidités surabondantes sans grande rationalité économique. Elle se paie dans le monde en développement par un fort ralentissement de la croissance, mais aussi par une profonde baisse de la crédibilité des pays du Nord et de leurs recommandations.

Pensez-vous que la crise va permettre à de nouveaux modèles de développement de s'imposer ?

Il est clair qu'il existe d'autres façons de gérer les excédents que de les placer sur les marchés financiers. D'une certaine manière, la Chine a commencé le recyclage de son épargne en investissant massivement en Afrique ou dans nos industries via les fonds souverains. Mais cette crise interpelle de façon très concrète les gouvernements et les institutions internationales sur les modèles de développement. La première conséquence que l'on peut imaginer est sans doute un recentrage de la croissance économique sur la dynamique des marchés intérieurs, ce à quoi même le Fonds Monétaire International appelle aujourd'hui. Autrement dit, amorcer un rééquilibrage entre les différentes sources de croissance, en arrêtant de privilégier systématiquement les exportations au détriment des revenus réels et la consommation intérieure.

Cela veut-il dire moins de mondialisation ?

Il faudra savoir entrer dans un monde plus raisonnable, plus équilibré et surtout plus centré sur la demande de plus de 80 % de la population mondiale. C'est bien là que se trouve à la fois le plus fort potentiel de croissance, y compris pour nos économies, et la meilleure voie possible pour une sortie de crise durable. Cela ne signe pas pour autant un retour du protectionnisme ou un repli sur soi. Les échanges entre nations demeurent primordiaux mais il n'est pas sain de voir un commerce international croître trois fois plus vite que la croissance économique. Bien entendu, les exportations resteront un élément important pour la croissance, mais elles ne devront plus mobiliser l'essentiel des efforts. La réduction des déséquilibres dépendra notamment de la capacité de la Chine à doper sa consommation intérieure ou de celle de l'Afrique, dont la population croit de 3 % l'an, à capter une partie supplémentaire de l'épargne mondiale.

Peut-on espérer une réduction de la pauvreté dans le monde d'après crise ?

Il faut être lucide. D'ici la fin de siècle, rien ne permet d'espérer une égalisation des conditions de vie sur la planète. Nous aurons toujours de grandes disparités et d'immenses bassins de misère, et ceci même si la croissance des pays en développement est vive et la pauvreté recule, ce qui est par ailleurs très vraisemblable. Il faut accepter ce constat et en tirer deux conséquences. La première est de revoir toutes nos politiques économiques pour économiser les ressources naturelles en favorisant l'intensification urbaine et productive, en valorisant l'univers du renouvelable et en diminuant notre intensité énergétique pour faire davantage de place à la vaste majorité de l'humanité localisée dans les pays en développement. La seconde serait d'organiser une redistribution globale des richesses, qui pourrait ressembler dans son esprit à une sécurité sociale, pour gérer au mieux les poches de pauvreté. Des filets de protection existent déjà, comme la contribution du Nord au budget climat du Sud, mais dans le désordre et la confusion. Prenons garde à ce que les écarts de richesse et les gaspillages ne soient pas trop importants. Il en va de notre propre survie, et de celle des modèles politiques qui nous sont chers. Il faut toujours se rappeler que nous vivons dans un monde où la démocratie n'est pas la fin de l'histoire, mais un combat permanent.
 

Bio express : Inspecteur général des finances, Jean-Michel Severino est depuis 2001 en charge de l'AFD, pilier central du dispositif français d'aide publique au développement. Il a auparavant exercé des responsabilités à la coopération et à la Banque mondiale. Membre de la Fondation Jean-Jaurès, il publie régulièrement ses analyses et a lancé, en 2007, un blog, Idées pour le développement, aux côtés de nombreuses personnalités, dont Pascal Lamy et Abdou Diouf.

Lundi, suite de notre série avec l'interview de Michel Aglietta

Commentaires 17
à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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S'il y a une telle différence entre les pays occidentaux et le reste du monde c'est avant tout qu'il y a une culture du travail inscrite dans les mentalités occidentales depuis des siècles... Cette façon de penser n'est pas mise en valeur partout dan...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Quand JM Severino dit : "La première est de revoir toutes nos politiques économiques pour économiser les ressources naturelles en favorisant l'intensification urbaine et productive, en valorisant l'univers du renouvelable et en diminuant notre intens...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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C'est bien beau de détourner le problème Quel est le partage des richesses et des privilèges France ? Il y a combien de fils de et de filles de dans les filières du cinéma ( certains brouillent les cartes en portant le nom du père ou de la mère mo...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Et après... C'est encore un constat... Et encore un inspecteur général des finances, une des élites qui nous dirigent: une de plus... Le même type de Fonctionnaire FMI que Joseph Stiglitz dénonce dans son livre la « Grande désillusion ». Comment...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Les déséquilibres Nord-Sud mentionnés sont essentiels dans le traitement des problèmes fondamentaux de la planète que les pays auront à traiter dans les années qui viennent sauf à conduire à des catastrophes. Mais je ne suivrai pas complètement l'au...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Sans doute la meilleure analyse parue depuis le début de cette série, par sa lucidité et sa hauteur de vue. Bravo Monsieur Severino de nous rappeler que si petit qu'il soit, le monde est plus grand que celui des divers financiers nombrilistes qui se ...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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SUD NORD : Je n'ai rien vu sur le développement du micro crédit ni de l'effacement de la dette du tiers monde. Pourquoi ?

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Comparer la chine d'aujourd'hui et le japon d'il y a 40 ans c'est grotesque. Comparer le monde bipolaire d'il y a 40ans, et ce brouillon global et relativiste dans sa composante majeur (l'information) c'est puéril. Au sortir des trente glorieuses ...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Ramener la finance à la raison, tant que l'on considérera l'argent comme un but et non comme un moyen, rien ne changera.

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Beatus Vie, Vous avez, en quelques mots, parfaitement exprimé ( et probablement mieux que je ne l'aurais fait moi-même ) ce que j'ai ressenti à la lecture des très pertinentes réponses que M.Michel Sévérino a apportées aux questions posées par M.Eri...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Le commentaire que j'avais adressé à La Tribune sur le présent article dans l'après-midi ne s'est pas affiché. Délai normal ou fausse manoeuvre de ma part ? Dans le doute, je préferre vous redire ici tout le bien que je pense de l'appréciation portée...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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A vous, nos brillants économistes, Rappel liminaire : A l'âge de dix ans, dans le grenier de la maison de mon père, radiologue à Parthenay ( Deux-Sèvres ) j'ai découvert, j'ai lu et j'ai relu cent fois cet ouvrage fondamental de Claude Bernard ...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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une des meilleures analyses faites sur ce site, cependant, ce penseur n'ose pas franchir le pas en indiquant qu'il sera peut être nécessaire de passer par du protectionnisme- un vilain mot dans la pensée unique des pseudos experts-conseillers qui réf...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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@La Tribune Cette série est très riche, avec des interventions qui se complètent, et parfois se contredisent - et malheureusement quand même dans l'ensemble assez peu de mesures concrètes recommandées. Vous devriez aussi laisser la parole à qualqu'u...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Chers Vous, les journalistes de La Tribune, Tout comme Coralie, j'espère pour bientôt cette lumineuse synthèse que nous attendons tous avec tant d'impatience. A vous lire prochainement dans ces colonnes, Antoine GED

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Chère Coralie, Tout comme vous, j'attends maintenant des journalistes de La Tribune qu'arrivés au terme de cette série si riche et foisonnante ils s'essayent à nous fournir cette lumineuse synthèse de tous les points de vue qui se sont exprimés dans...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Chers lecteurs de La Tribune, Je vous prie de trouver ci-après, la synthèse que m'ont inspiré, ce soir, vos divers analyses et commentaires : A) Les symptômes de la crise : - Cette crise n'est pas de nature cyclique. - L'origine en est l'ex...

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