Qu'est ce qui rend les Français si malheureux ? Le chômage, le travail...ou l'école ?

Par Nabil Bourassi  |   |  1122  mots
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Depuis plusieurs jours, les Français découvrent que leur sentiment de mal-être élevé au rang de pathologie chronique, intéresse de plus en plus les chercheurs. Ces derniers s'interrogent sur les causes d'une telle mélancolie alors même qu'ils ne sont pas si mal lotis que cela. Claudia Senik, à l'origine de ce débat, a choisi de se concentrer sur le système éducatif empêtré dans ses contradictions et déconnecté d'une réalité économique. Si le constat fait l'unanimité, l'analyse de son origine, beaucoup moins...

L'argent ne fait pas le bonheur. Une expression qui pourrait être le véritable leit motiv du débat qui émerge en France sur le bonheur. Une étude publiée par une chercheuse française, Claudia Senik, sur le bonheur des Français, ou plutôt sur leur malheur fait grand bruit... Passée inaperçue en France, cette étude a été remarquée en Grande-Bretagne. "Ce n'est pas étonnant que les Britanniques soient plus enclins à s'intéresser à ce genre de sujet, ils sont beaucoup plus en avance sur les questions de bonheur qu'en France. Ce thème fait d'ailleurs l'objet de véritables politiques publiques là-bas", explique Samuel Lézé*, anthropologue et chercheur au programme le Bonheur à l'école à l'institut français de l'éducation.

Il faut dire que l'étude est peu reluisante pour les Français. D'après la chercheuse, professeur à la Paris School of Economics, il existe une mélancolie intrinsèque à la société française qui est culturelle. Pour faire ce constat, Claudia Sénik a comparé 30 années d'informations statistiques sur le niveau de vie des Européens, et leur perception du bonheur à travers des études d'opinion. Il existe un écart constant entre la France et la moyenne européenne et ce, depuis les années 1970, époque où les premières données apparaissent. Cette perception du bonheur s'inscrit très en-deça du niveau de vie qui constitue objectivement un certain confort.

Elitisme contre positivisme pédagogique à l'anglo-saxonne

Claudia Sénik a choisi de concentrer ses recherches sur l'éducation nationale. Son hypothèse est que le système éducatif français conditionne ses usagers à un état de mélancolie. Ce conditionnement est favorisé par une contradiction entre la promesse de l'égalité des chances, la méritocratie, et la réalité d'une sélection extrêmement élitiste. Cet élitisme est caractérisé par l'importance accordée au Français aux mathématiques.

Dans une interview à Rue89, Claudia Sénik témoigne de sa propre expérience: "j'ai adoré l'école, je suis un pur produit de l'école française, j'étais super compétitive, j'adore être au sommet, mais ce n'est pas généralisable. On ne peut pas exiger de tout le monde de se concentrer, de rester toute la journée assis sur une chaise quand on est un enfant". Autrement dit, tout le monde ne peut pas ressortir médecin ou astrophysicien du système éducatif. L'école française ne serait donc la mieux placée pour forger une bonne estime de soi tandis que les pays anglo-saxon font du positivisme un véritable instrument pédagogique.

Le travail n'est plus émancipateur

Pour Samuel Lézé, le système français n'a pourtant rien à envier à l'élitisme à l'américaine: "qui peut se payer des études aux Etats-Unis si ce ne sont les élites?" s'interroge-t-il. Il admet toutefois qu'il existe une contradiction entre l'idéal de l'école républicaine française et la réalité à la sortie de celle-ci. La piste de l'éducation nationale est donc intéressante, selon lui, au sens où elle est liée à la vie professionnelle. Il estime ainsi qu'il existe une inadéquation entre les formations proposées et les débouchés effectifs. "40% des Français ont une formation qui n'a rien à voir avec leur profession, explique l'anthropologue. Paradoxalement, la plupart de ces gens sont plus heureux dans l'emploi qu'ils occupent que ce qu'ils étaient promis à exercer (...). Ce qui devient problématique c'est que de plus en plus, le travail n'est plus un vecteur d'émancipation mais un moyen de subsistance". 

De plus, "le chômage de masse entretient depuis les années 1970 un sentiment de fatalité chez les Français, un message largement relayé au niveau de l'éducation nationale". Pour Samuel Lézé, si le malheur français prend ses racines au niveau de l'école et a une comosante conjoncturelle, il dépend aussi de l'état des structures sociales qui relèvent davantage de décisions politiques que de dispositions culturelles.

L'école la plus anxiogène d'Europe

Denis Meuret, professeur à l'Institut de recherche sur l'éducation (IREDU), rejoint Claudia Sénik dans la mise en cause d'une conception trop élitiste de l'éducation nationale. D'après lui, il existe effectivement une forte pression sur les élèves car ils sont constamment comparés à un référent d'excellence. "D'après de nombreuses études, dont les études PISA de l'OCDE, on sait que l'école française est l'une des plus anxiogènes en Europe notamment parce qu'elle installe les élèves dans une hiérarchie binaire entre l'excellence et ce qui est perçu comme médiocre", décrit-il.

La manifestation la plus caractéristique de cette hiérarchisation est la dévalorisation des filières techniques. C'est un reproche récurrent des entreprises françaises de ne pas disposer de suffisamment de techniciens. Selon elles, la France a développé les filières générales en véritables "voies garages" au détriment des filières techniques reléguées à des "orientations par défaut", et ce, en dépit des réalités économiques.

Une spécialisation absurde?

Pour Denis Meuret, on sous-estime le besoin des entreprises en compétences générales qui permettent de comprendre et analyser les choses. "Le problème est que l'école française ne met pas assez d'enseignement général dans les filières techniques", explique-t-il. D'ailleurs, pour le professeur en sciences de l'éducation, il n'existe pas de voies garages, ce sont juste "des filières mal organisées". "Le niveau de spécialisation très poussé de chaque filière juste après le bac est absurde. Aux Etats-Unis, la spécialisation arrive en quatrième ou en cinquième année, avant, c'est le jeu des options, c'est ce qui permet à chaque filière de se décloisonner et d'ouvrir plus largement le profil des étudiants au monde professionnel".

Difficile pourtant d'affirmer définitivement que le malheur des Français est intrinsèque à leur culture. Pour Claudia Sénik, d'ailleurs, il s'agit encore d'une hypothèse qu'elle continue à étudier. Le thème du malaise de l'éducation nationale fait toutefois l'unanimité, et il existe une convergence d'analyse sur ses causes. Difficile de dire qu'il n'existe aucun lien entre le bonheur et l'éducation...D'ailleurs, les chercheurs interrogés relèvent les mêmes symptomes sociaux qui inquiètent : taux d'alcoolémie élevé, et taux de suicide le plus élevé d'Europe chez les 18-25 ans...

 

*Samuel Lézé a codirigé avec Didier Fassin un ouvrage à paraître le 24 avril: La question morale. Une anthologie critique, aux éditions des Presses Universitaires de France.