"Mes idées pour sortir de la crise"

Par Propos recueillis par Erik Izraelewicz, François Lenglet et Valérie Segond  |   |  2193  mots
Jean-Marie Messier, ex-patron de Vivendi Universal, vient d'écrire un livre sur la crise financière actuelle : "Le jour où le ciel nous est tombé sur la tête", édité au Seuil. En exclusivité pour La Tribune, il livre son analyse. En voici un extrait, retrouvez ce jeudi dans votre journal La Tribune son interview intégrale.

La Tribune - Un livre sur la crise. Encore un ! Pourquoi sortir ainsi du silence que vous vous étiez imposé depuis six ans, depuis votre éviction de Vivendi Universal ?

Jean-Marie Messier  - Le monde est entré dans la crise la plus grave qu'il ait connue depuis un siècle. Or j'ai le sentiment qu'il y a, même dans les milieux informés, une grande incompréhension sur la nature et l'ampleur de cette crise. Avec mes expériences variées, aux Etats-Unis et en France, dans le public et le privé, la banque et l'industrie, des grandes entreprises ou auprès d'entrepreneurs individuels, j'ai pensé que je pouvais aider à la faire comprendre avec de multiples anecdotes et informations originales. Et aussi proposer des pistes de sortie, concrètes mais fortes, quitte à bousculer quelques tabous.

- On retrouve, justement, dans votre livre un peu le « J6M » (Jean Marie Messier Moi-Même Maître du Monde) d'antan ?

- (Sourire) En six ans, j'ai perdu quatre M ! Et c'est très bien ainsi. Plus sérieusement, j'ai été, à la tête de VU, avec les autres patrons des nouvelles technologies, l'une des victimes des premières dérives du capitalisme financier que nous connaissons aujourd'hui - les effets dévastateurs de la vente à découvert, de la rumeur, de l'incompétence des agences de notation par exemple. Je ne me pose ni en martyr, ni en donneur de leçons. Je veux être un citoyen engagé qui fait profiter de ses expériences.

- Pour sortir de la crise, dites-vous, il faut tuer ceux qui ont tué le système : supprimer par exemple les paradis fiscaux. Ca fait trente ans qu'on entend cela...

La gravité de cette crise, sa contagion va pousser tout le monde à agir, à accepter des réformes, des changements qui auraient été inacceptables en d'autres temps. Nous sommes à un moment de l'histoire où tous les grands chefs d'Etats sont convaincus de la responsabilité des paradis fiscaux dans cette crise. Exemple Barack Obama : le président élu américain, qui a fait, en tant qu'ancien sénateur de l'Illinois, une proposition de loi visant à restreindre ces places off-shore. Ce n'est pas cependant par la voie diplomatique classique que l'on pourra le faire. En mettant un terme à certaines conventions fiscales entre les Etats et ces paradis fiscaux, nous pourrons les priver de leur fonds de commerce, les asphyxier et les amener ainsi à bouger, notamment sur la question de la transparence.

- Autres responsables de la crise, les agences de notation. Elles notent, elles ne décident pas. Ce sont les investisseurs qui leur ont fait confiance, non ?

La « bande des trois » (NDLR : Moody?s, Standard and Poor et Fitch) a une énorme responsabilité dans cette crise comme dans l?éclatement de la bulle Internet en 2000. Elles sont prises dans un conflit d?intérêt structurel auquel il faut aujourd?hui mettre fin : en vendant du conseil financier à ceux-là mêmes qu?elles notent, et en étant rémunérées par eux, elles manquent singulièrement de vigilance sur les signaux d?alarme. Vous rendez-vous compte qu?elles ont accepté de noter des produits structurés à partir d?une multitude de crédits tout en sachant qu?elles ne pouvaient connaître la capacité de remboursement des emprunteurs !

- Que faire ?

Il faut que leur responsabilité puisse être mise en cause par les investisseurs. Ceux-ci doivent pouvoir demander une indemnisation lorsqu?elles ont manqué à leur devoir professionnel. On doit leur interdire d?exercer à la fois l?activité de conseil et de notation. Aucun salarié ne doit pouvoir suivre un émetteur pendant plus de trois ans. Enfin, il faut instaurer un contrôle sur leur mode opératoire, sans doute par les banques centrales.

- Les rémunérations excessives, les bonus des traders par exemple, c?est un autre de vos combats.

On a atteint une démesure inadmissible. Il n?y a aucune raison pour que les bonus soient des multiples élevés des salaires : quand la performance d?un salarié est exceptionnelle, c?est généralement d?abord parce que l?environnement l?est. Il me semble nécessaire de limiter les bonus à deux fois le salaire annuel. Cela dissuaderait les traders et autres intervenants de prendre des risques démesurés, sachant qu?ils ne supportent pas les pertes qu?ils peuvent générer. Est-il acceptable qu?un trader vende à découvert des titres de sa propre banque pour doper son bonus de fin d?année ? Il est impératif de recréer un lien entre l?intérêt de l?entreprise et celui du salarié. Enfin, il faut lier le bonus, non plus à la vente immédiate du produit, mais au résultat observé lors de son dénouement final. Lorsque la finance devient une part substantielle de l?économie réelle, et qu?elle conditionne à ce point son fonctionnement, on ne peut plus laisser les règles aux seules entreprises.

- Vous êtes favorable aux stock options, dont les effets pervers sont proches de ceux des bonus?

L?alignement des intérêts des managers et des actionnaires dans la durée me paraît un principe sain, mais en fixant des limites claires et transparentes à l?exercice des stock-options. Je préconise d?interdire la reconfiguration des plans de stock options quand l?action baisse, comme cela s?est vu aux Etats-Unis; mais aussi l?obligation de les accorder à des dates identiques chaque année, et de conditionner leur exercice à un mécanisme défini et publié en début d?année.

- Vous avez souffert des rumeurs. Le lancement de rumeurs doit devenir, dites vous, un délit pénal donnant lieu à de lourdes sanctions financières ! La rumeur fait partie de la vie même des marchés ?

Il est toujours trop tard quand un patron parvient à réagir à la rumeur, ce qui ne peut que nourrir chez lui un sentiment d?impuissance et de frustration. Si l?on ne peut totalement les supprimer, on peut très certainement en réduire l?usage par des pénalités dissuasives exemplaires. Quand un dévoiement devient un système, il faut réagir !

- Vous plaidez pour une nouvelle gouvernance globale. Les Américains, maîtres de la finance mondiale, n?ont a priori aucune raison d?accepter les propositions comme celles que vous faites ?

Détrompez-vous. La finance américaine a été profondément affaiblie par cette crise. L?idéologie néo-libérale, ne croyant que dans l?auto-régulation et refusant toute règle internationale, a fortement reculé. Les patrons américains ont compris que l?auto-régulation ne marche plus. Les Américains ne peuvent plus raisonner comme s?ils étaient seuls et ils le savent : ce sont les Chinois qui financent leur surconsommation, il est clair que ces derniers auront des exigences croissantes. Je crois aux rapports de force en politique comme en économie. D?ailleurs, le nouveau président américain me paraît moins prisonnier de l?idéologie néolibérale et unilatérale qui a animé l?administration Bush.

- Comment réintroduire la responsabilité au c?ur du système ?

Lorsque vous pouvez vous défausser immédiatement du risque que vous créez en sortant de votre bilan les créances ou autres produits que vous venez de vendre, comme dans le cas des subprimes, c?est que vous ne contrôlez plus les risques, ni leur niveau, ni leur localisation. C?est irresponsable. Pour que la responsabilité des acteurs redevienne une valeur au c?ur du système, il faut les obliger à conserver 10 à 15% de ces risques au minimum. Cela les amènera à analyser à nouveau le risque de l?emprunteur, et à en limiter le volume global. Quand les actifs virtuels ont un volume dix fois plus important que les actifs réels, les prix de marché n?ont plus aucun sens : dès lors, le marché ne peut plus avoir raison.
Prenez par exemple les hedge funds. Ils ont bénéficié d?une liberté d?action qui s?est révélé très dangereuse pour la finance mondiale. Il est important de limiter leur recours à la dette, leur utilisation de produits dérives et surtout d?interdire les ventes à découvert. On ne devrait pouvoir vendre que ce que l?on possède.

- Pour sortir de la crise, vous en appelez à l?Etat. Vous aviez organisé la privatisation des banques françaises. Il faudrait maintenant les nationaliser ?

A situation exceptionnelle, moyens exceptionnels. Face à la crise, un seul acteur est susceptible aujourd?hui d?organiser le sauvetage de l?économie, c?est l?Etat. Il doit aider les banques, mettre en place des règles nouvelles, favoriser une purge la plus rapide possible. Pour autant, il faut prévoir de refermer le parapluie une fois la tempête passée, anticiper son retrait une fois la crise résolue. C?est pourquoi je parle d?un Etat « passager de la pluie ». Pour les banques, je regrette que dans le plan français, l?Etat apporte des secours mais ne se dote pas totalement des moyens pour assurer le contrôle de leur utilisation .

Comment voyez vous la détermination des responsables politiques face à cette crise ?

Il y a un vrai risque que la volonté politique ne s?effrite, sous l?effet des lobbies notamment. Il faut maintenir la pression pour faire les changements radicaux nécessaires face aux nombreux dévoiements de ce capitalisme financier. Le pire ennemi de la confiance c?est la demi-mesure.

Pendant vingt ans, les patrons, en France comme ailleurs, vous-mêmes quand vous étiez au service du gouvernement, n?ont eu de cesse d?en appeler à toujours moins de régulation. N?ont-ils pas une lourde responsabilité dans le krach actuel ?

Oui, sans doute. Nous n?avons pas vu venir les dérives sous-jacentes d?un secteur financier qui n?a cessé de se défausser toujours plus de sa responsabilité. L?autorégulation des marchés auxquels nous croyions tous il y a vingt ans s?est révélée un leurre lorsque la finance virtuelle est devenue si importante, et que l?éthique des acteurs a disparu avec la généralisation de l?appât du gain.
En plus la morcellisation des régulateurs au travers du monde face à un système financier globalisé est par elle-même un aveu d?impuissance. Il faudra y remédier.

A l?origine de la crise, il y aurait aussi cette culture trop virtuelle que favorise Internet, dans les jeunes générations.

L?importance prise par la finance virtuelle, où oeuvrent des traders trentenaires qui ont pris des risques sans les mesurer, me paraît être un reflet assez fidèle du monde des jeux vidéo. Dans cet espace virtuel, les effets de la prise de risque et de l?échec sont très éloignés de ce qu?ils sont dans la réalité. En créant une moindre sensibilité au risque, cette culture particulière génère un comportement dangereux pour la collectivité. Il est dans l?intérêt de tous d?apprendre à nos enfants à être dans la vraie vie, une vie où l?on ne se remet pas des échecs simplement en relançant le jeu.

Face à une crise qui n?est pas terminée, le plan de relance du gouvernement français vous paraît insuffisant ?

Oui. Le pire n?est pas encore derrière et il faudra faire plus, et différemment. Saupoudrer des aides un peu partout, sur des industries qui doivent se transformer comme l?automobile notamment, est d?une efficacité limitée . Un plan massif de dépenses publiques, concentré sur les besoins à vingt ans de notre économie, me semblerait plus efficace : cette crise est l?occasion de privilégier avant tout les secteurs qui seront les créateurs de valeur de demain - l?économie numérique, l?énergie renouvelable et les technologies propres. Je crois néanmoins au pragmatisme du gouvernement. Il ajustera son plan en fonction des nécessités.

Vous connaissez personnellement, depuis que vous aviez travaillé avec lui auprès d?Edouard Balladur, Nicolas Sarkozy. Vous appréciez son action. Avez-vous évoqué avec lui vos propositions ?

Sur ce dernier point, no comment. Je vous dirais seulement qu?aujourd?hui, partout à l?étranger, son action face à la crise est reconnue et appréciée. A juste titre. C?en est même spectaculaire. Ca fait longtemps que l?on ne pouvait être aussi fier de notre président hors de nos frontières.

S?il vous appelait à ses côtés pour refonder le capitalisme, seriez-vous tenté de revenir à l?action publique ?

Si je n?ai pas envie aujourd?hui de revenir à l?action publique, cela ne veut pas dire que je m?en désintéresse. Comme tout citoyen engagé. Dans ce livre, j?ai voulu non seulement expliquer mais proposer, pour dessiner les contours du capitalisme de demain, un capitalisme tempéré reposant sur l?entrepreneur, l?éthique et le bon sens.