"La Tunisie démocratique peut gagner deux points de croissance"

Par Propos recueillis par Frank Paul Weber et Sylvain Rolland  |   |  917  mots
Copyright Reuters
Dans un entretien à La Tribune, le grand banquier devenu ministre dans le gouvernement de transition démocratique explique comment le pays créera "des centaines de milliers d'emplois" d'ici cinq ans. Il revient également sur les conséquences économiques de la révolution de jasmin et s'exprime sur les autres révoltes arabes.

Le Fonds monétaire international (FMI) prévoit une croissance d'à peine 1,3% cette année après 3,7% en 2010, le dernier exercice du régime Ben Ali. Pour l'économie, mieux vaut donc une dictature qu'une jeune démocratie ?
Non, c'est un passage démocratique. Les révolutions, c'est comme une naissance : c'est très beau mais cela fait mal. Cette transition difficile donne des opportunités pour une croissance beaucoup plus intéressante que par le passé. Aujourd'hui les Tunisiens, surtout les investisseurs, peuvent se lancer dans les projets qui les intéressent, sans retenue aucune.
La Tunisie démocratique peut gagner deux points de croissance supplémentaires en libérant les énergies qui vont permettre de développer son immense potentiel.
La baisse de la croissance cette année est exceptionnelle et surtout due aux troubles et aux mouvements sociaux, ce qui est tout à fait normal après une révolution, quand le peuple réclame qu'une justice lui soit rendue

La révolution tunisienne est partie du mal-être de jeunes diplômés au chômage. Comment leur donner du travail ?
Pour cette génération frustrée, le gouvernement prépare un vrai plan Marshall pour la Tunisie. D'ici aux élections d'une assemblée constituante le 24 juillet, nous mettrons en place deux structures pour relancer l'économie : une Caisse de dépôt et de consignation (CDC), fondée sur le modèle français ou même marocain, autonome mais sous supervision du ministère des Finances, et dotée à terme de 3 à 4 milliards de dinars. Elle servira à financer de grands projets d'infrastructures publics, comme le réseau ferré tunisien par exemple, qui est le même que celui laissé par les Français lors de la décolonisation ! L'autre structure est un «Fonds générationnel» en grande partie financé par les recettes de la privatisation. Ainsi nous pourrons créer dans les cinq années à venir des centaines de milliers d'emplois pérennes en Tunisie à partir de notre main d'?uvre qualifiée. Ces deux fonds pourront s'associer aux capitaux étrangers, notamment français.

Vous nationalisez des entreprises détenues jusqu'ici par le clan Ben Ali, à l'instar d'Orange Tunisie. Qu'en ferez-vous ?
Notre objectif est de préserver les acquis et les intérêts des investisseurs étrangers qui ont cru en notre pays. La confiscation -il ne s'agit pas de nationalisation- concerne une multitude d'entreprises, dont quatre ou cinq très grandes entreprises pour lesquelles nous élaborons une stratégie rapide vu leur importance dans leur secteur. Les autres, petites, vont des concessions automobiles à la distribution en passant par les services. Mais l'Etat n'a pas du tout l'intention de garder ces actifs dans son portefeuille. Il y a trois solutions : une vente industrielle, une vente par appel d'offre, ou l'introduction éventuelle en Bourse. L'Etat n'a pas à se mêler de leur gestion mais il a la responsabilité de préserver leur rentabilité pendant la période transitoire.

La saison touristique est en grand danger pour 2011...
Même si nous perdons 40% de l'activité cette année, la situation n'est pas catastrophique. L'essentiel est de revenir à un rythme normal d'ici l'automne prochain. Sur le court terme, les dégâts économiques sont importants, mais au final le tourisme va être beaucoup plus porteur dans les années qui viennent. La transformation de la Tunisie en démocratie suscite beaucoup d'admiration dans le monde, notamment en Europe, et va attirer du monde, en plus de ceux qui viennent pour le climat et la richesse du patrimoine historique et archéologique.

Comment jugez-vous l'aide internationale ?
L'enveloppe de 350 millions d'euros promise par Alain Juppé est la plus importante que nous ayons reçu sur une base bilatérale. Cela montre l'engagement de la France, premier investisseur, premier client et fournisseur de la Tunisie, et la qualité de nos rapports. Les institutions internationales comme la Banque mondiale ou la Banque africaine de développement, plutôt connues pour leur difficulté à réagir vite, ont répondu à la situation avec une rapidité remarquable. Cela montre que la Tunisie a une excellente réputation vis-à-vis de la communauté internationale, y compris les Etats-Unis. Les Américains se sont montrés tout à fait disposer à nous aider.

Quelle est votre position vis-à-vis de l'immigration massive de jeunes Tunisiens en Europe ?
Le problème, c'est cette immigration illégale, informelle. Les polémiques qu'elle suscite en Europe ne concernent pas la Tunisie. Le peuple tunisien s'est senti bafoué pendant longtemps, il faut que les jeunes s'arment de patience et prennent confiance dans leur avenir et dans celui de leur pays. Il faut leur redonner une lueur d'espoir, leur faire comprendre qu'ils ont leur place au soleil.

Etes-vous fier que d'autres pays s'inspirent de la révolution tunisienne ?
Fier n'est pas le mot, car nous ne sommes pas des exportateurs de révolutions. Ce qui se passe en Libye, au Maroc ou en Algérie, on le vit très fortement. Je ressens de la sympathie pour ces mouvements mais aussi beaucoup d'anxiété, notamment pour la souffrance du peuple libyen. L'impact de la révolution en Libye sur notre économie est très négatif : la Libye représente plus d'un milliard de dollars pour nos exportations, et 1,5 million de libyens venaient faire du tourisme en Tunisie les poches pleines. Par contre, je suis fier que cette révolution ait eu lieu en Tunisie. Fier que le peuple tunisien ait encore une fois tracé une ligne glorieuse dans son histoire.