Reportage à Haïti : les quatre vérités d'une reconstruction

Le 12 janvier 2010, un violent séisme ravageait Haïti. Depuis deux ans, quatre acteurs se partagent le terrain de la reconstruction nationale. Entre l'Etat, les ONG, l'ONU et le secteur privé, les relations sont tortueuses. Et les Haïtiens souvent écartés. Un reportage d'Arnaud Robert pour notre partenaire suisse Le Temps.
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Le 12 janvier 2010, un violent séisme ravageait Haïti. Depuis deux ans, quatre acteurs se partagent le terrain de la reconstruction nationale. Entre l?Etat, les ONG, l?ONU et le secteur privé, les relations sont tortueuses. Et les Haïtiens souvent écartés.

L?autre jour, la terre a tremblé du côté dominicain de l?île. Un petit séisme de rien du tout que l?on n?a presque pas ressenti en Haïti. Et pourtant, en un instant, les angoisses ont ressurgi. Celles d?un pays qui, depuis deux ans, a repris vie. D?une population qui, dans sa grande majorité, croit en la capacité de son président élu à reconstruire la nation. Il fallait cela ? cette réplique ? pour saisir combien Haïti reste profondément fragilisé par la catastrophe.

Sur le Champ de Mars, la place de la République à Port-au-Prince, rien ne semble avoir changé. Les milliers de tentes bidonvillisées des déplacés continuent d?occuper la moindre parcelle d?espace public. Le palais présidentiel reste une bouche ouverte, de ruines et de fer plié. L?épidémie de choléra (près de 7000 morts en un an), puis les élections générales ont ralenti le gigantesque chantier promis. Les quatre acteurs principaux de la reconstruction ? l?Etat, les ONG, l?ONU et le secteur privé ? ont agi pendant deux ans de manière souvent isolée, sans réelle coordination.

C?est leur force et leurs ambitions respectives qu?il faut aujourd?hui jauger pour comprendre ce qui se trame en Haïti.

Le chanteur-président

Une résidence privée dans les hauteurs de Port-au-Prince. Michel Martelly, président d?Haïti depuis mai dernier, reçoit chez lui, en bras de chemise. Il a 50 ans, passe volontiers de l?espagnol à l?anglais ou au français face à ses interlocuteurs. Ces dernières semaines, on l?a vu distribuer des cadeaux de Noël, des motocyclettes notamment, dans les villes de province. On l?a vu aussi chanter pour un gala de fin d?année certains de ses anciens tubes de chanteur reconverti en chef d?Etat. Son charisme est sidérant. Son entregent sans égal.

Mais il est faible. Il n?a réussi à imposer un premier ministre à un parlement qui ne lui est pas acquis qu?après trois tentatives. Il veut réformer une administration historiquement défaillante alors qu?aucun ministère n?a encore été rebâti et qu?il suffit de voir le délabrement de la fonction publique pour comprendre qu?il faudrait des investissements massifs pour qu?enfin les missions régaliennes de l?Etat puissent être assumées. Alors, le plus souvent, il compense par la communication. Sur les murs de Port-au-Prince, son visage est affiché partout. Martelly affirme qu?il a scolarisé gratuitement 900?000 enfants depuis son arrivée au pouvoir.

Impossible d?obtenir, sur le terrain, confirmation de ces chiffres. Martelly, fondamentalement, manque d?argent. «L?aide internationale représente 400% des recettes publiques. Comment voulez-vous rivaliser? Mais je crois que les ONG ont compris qu?il y avait aujourd?hui un président à la tête d?Haïti, qu?il avait rompu avec les pratiques délictueuses de l?Etat et qu?il fallait qu?elles suivent désormais mon plan.» La plupart du temps, depuis le 12 janvier 2010, les ONG ont contourné l?Etat pour éviter la corruption. Par là même, elles ont mis en péril l?impact durable de leurs efforts.

La république des ONG

Un seul exemple, Petit-Goâve, une petite ville du sud ravagée par le séisme. Quelques jours après le drame, près d?une quinzaine d?organisations non gouvernementales (ONG) s?étaient précipitées sur ce terrain. Aujourd?hui, la plupart d?entre elles ont épuisé leurs fonds et ont déserté les parages. Celles qui restent, dont les ONG suisses EPER, Helvetas et ADRA, sont actives dans la reconstruction de maisons individuelles, dans l?assainissement des sources ou dans l?amélioration de la pêche. Elles parient ? et c?est rare ? sur le long terme. Un expatrié regrette cette logique de l?intervention humanitaire massive qui ne laisse après son passage que peu de traces visibles: «Nous avons fait le choix de travailler avec les élus locaux. Oui, c?est difficile. Mais si nous ne renforçons pas la capacité étatique, nous ferions mieux de ne même pas venir.»

Le maire de la ville, dans son minuscule bureau sans électricité, est en colère. Il dénonce ces organisations qui viennent dépenser au plus vite des millions de dollars pour justifier de leur action vis-à-vis des donateurs. Lui dispose, pour une population de plus de 100?000 habitants, d?un budget de 200?000 dollars. «Même pour évacuer les déchets, nous devons compter sur la générosité du secteur privé qui nous fournit des camions. Les ONG ne nous rendent presque aucun compte sur leurs activités. Elles font ce qu?elles veulent.»

Depuis près de trente ans, et plus encore depuis le séisme, les ONG ont malgré tout pallié l?incapacité de l?Etat. Grâce à l?intervention rapide des humanitaires, dès les premiers signes d?une épidémie de choléra, le taux de mortalité équivaut à celui d?autres contextes où les conditions sanitaires de base sont bien meilleures. Mais c?est dans le développement que les ONG patinent. Patrick Coulombel, président de la fondation Architectes de l?Urgence, prévenait quelques jours après le séisme que la question du cadastre en Haïti devait être résolue en priorité pour reloger les sans-abri.

Deux ans plus tard, il dénonce une reconstruction «au point mort», avec 550?000 personnes qui vivent encore sous tente: «C?est bien simple, il n?y a presque pas de construction d?habitat permanent, c?est inacceptable! La stratégie adoptée n?est pas la bonne, on est en train de pérenniser une situation précaire et de réintroduire du bidonville au lieu de ­favoriser la construction permanente.» Un récent article du site Counterpunch.org relevait par ailleurs que sur les 2,4 milliards de dollars dépensés par les Etats-Unis pour Haïti, seul 1% est allé dans les mains du gouvernement. Pour une question comme le foncier, qui ne peut être résolue que par l?Etat, ce déséquilibre explique beaucoup de la lenteur de la reconstruction.

Le départ annoncé de l?ONU

Quatre heures du matin. Base brésilienne de l?ONU à Port-au-Prince. Un bataillon de Casques bleus indiens, un autre du Nigeria, quelques Brésiliens et un Burkinabé qui se sent très loin de chez lui préparent une opération de ratissage dans le camp de déplacés le plus dangereux du pays. Depuis quelques semaines, des dizaines de familles ont fui la zone pour éviter les guerres de gangs et les vols. «Il y a au moins un mort par jour dans ce camp. Sans compter les viols et les kidnappings», explique un officier salvadorien.

Quinze mille hommes de la Mission onusienne de stabilisation d?Haïti (Minustah) sont déployés en Haïti depuis 2004. Le taux de criminalité peut sembler élevé dans ce pays où près de 800 meurtres ont été recensés en 2011. Mais remis dans le contexte de l?Amérique latine ou des Caraïbes, il se situe plutôt dans la moyenne basse. L?année dernière a été un annus horribilis pour la Minustah: aux accusations d?avoir répandu l?épidémie de choléra ont succédé plusieurs affaires d?abus, dont un viol présumé d?un jeune Haïtien dans une base uruguayenne.

«Oui, c?est une force d?occupation et je crois que ce serait un échec si elle ne se préparait pas à quitter le pays», affirme le président Martelly. Sur ce point, ils sont d?accord. Plusieurs pays contributeurs d?importance, dont l?Angleterre, exigent un départ rapide des Casques bleus d?une île où il n?y a pas grand-chose à gagner et beaucoup à perdre en termes d?image. Le représentant spécial de l?ONU, le Chilien Mariano Fernandez, souhaite encore achever la formation des 15?000 policiers haïtiens pour que ce retrait n?engendre pas une recrudescence de la violence ordinaire. «Il nous faut renforcer les institutions, sinon les Haïtiens continueront de chercher leur salut chez un messie. Duvalier était le docteur des pauvres. Aristide le curé des pauvres. Et Martelly est le chanteur des pauvres. La seule solution pour éviter cela, c?est un Etat capable avec une police et un système judiciaire en état de marche.»

Les entrepreneurs, les mal-aimés

Ils ont survécu aux crises multiples depuis trente ans grâce à l?importation; Haïti est le troisième importateur mondial de riz américain. Les hommes d?affaires du pays sont souvent accusés de tous les torts, ils auraient notamment bâti leur richesse sur le désastre haïtien. Alors, lorsque Bill Clinton, très impliqué dans le chantier de la reconstruction, réunit des investisseurs internationaux il y a quelques semaines dans un hôtel de Port-au-Prince, il omet de convier les entrepreneurs haïtiens. «C?est absurde. Sur les 292 millions de dollars que l?organisation USAID a alloués pour la reconstruction, seuls 49?000 dollars ont bénéficié aux entreprises haïtiennes», explique l?économiste Camille Chalmers.

Au nord du pays, une immense zone franche va s?ouvrir, en partie financée par la Banque interaméricaine de développement. Elle accueillera pour la plus grande partie des sous-traitants de multinationales. Selon Clifford Apaid, dont les usines d?assemblage de vêtements emploient 10?000 ouvriers, la reconstruction ne se fera pas sans les industriels locaux. Dans son discours à la nation, en début de semaine, le président Martelly a estimé que sur une population active de près de 5 millions d?Haïtiens, seuls 200?000 possèdent un emploi formel. Tant que l?économie réelle restera le parent pauvre des contributions internationales, difficile d?imaginer un avenir meilleur pour Haïti.

Un reportage du Temps à retrouver sur le site en cliquant ici 

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