Mais où est donc passé le libéralisme ?

Par Robert Jules  |   |  1301  mots
Statue d'Adams Smith (1723-1790) à Edimbourg / Reuters
Le discours libéral qui faisait partie ces dernières années des thèmes majeurs de division de la classe politique a disparu des débats de la campagne présidentielle. Pourquoi ? Mathieu Laine, maître d'œuvre d'un Dictionnaire du libéralisme qui vient de paraître, donne ses explications. D'un point de vue libéral...

Est-ce un effet de la crise économique - et d'identité - que traverse l'Europe?? En tout cas, le thème du libéralisme - ultra, hyper, néo, classique... -, accusé d'être à la source de tous les maux de la France, n'est plus un sujet de polémique. La preuve, nul n'en parle dans la campagne présidentielle. « Nicolas Sarkozy a prouvé qu'il n'était pas libéral, et François Hollande, Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen sont antilibéraux avec virulence. Ils sont tous étatistes », soupire Mathieu Laine.

A la tête de la société de conseil Altermind, ce jeune professeur à Sciences-Po publie cette semaine un Dictionnaire du libéralisme aux éditions Larousse. Fruit de quatre ans de travail et de la collaboration de soixante-cinq spécialistes de tous horizons, la parution de cet ouvrage de plus de 600 pages semble décalée dans la conjoncture politique. « J'ai voulu montrer que le libéralisme n'est pas la caricature que se plaisent à en faire ses détracteurs », se justifie-t-il. L'ouvrage, qui se veut pour le grand public, offre à la fois des définitions claires des principaux théoriciens, politiques, concepts, événements historiques qui jalonnent l'histoire d'un concept qui, en France, se réduit souvent à l'image du « renard libre dans le poulailler ». Pourtant, le libéralisme a eu ses heures de gloire dans l'Hexagone, notamment aux xviiie et xixe siècles, à travers les figures de Frédéric Bastiat, Turgot, Tocqueville, Montesquieu...

Il prolongeait le mouvement d'idées initié par le philosophe écossais David Hume, qui impose l'empirisme contre la métaphysique, et par John Locke, qui montre la nécessité de repenser la politique à l'aune du droit naturel, inaliénable, de l'individu et du droit de propriété. Un autre célèbre Écossais, Adam Smith, dans son maître ouvrage Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, repense les lois de la production en avantages comparatifs et montre combien le commerce international se substitue avantageusement aux guerres dans les rapports entre états.

Mais le libéralisme s'oppose surtout à un état omniscient, qui dicte le bien pour l'individu. Cette volonté de construire une société meilleure reste d'ailleurs l'alpha et l'oméga des programmes des candidats à la présidence pour séduire les électeurs. Le prix Nobel d'économie Friedrich Hayek, juge, lui, que les actions des individus sont tellement complexes qu'il est impossible a priori pour un pouvoir central d'établir un ordre social en considérant les citoyens comme des pions que l'on peut bouger à son gré. Hayek dénonce ce « constructivisme » qui nuit à un ordre spontané d'organisation dont le marché, lieu où les individus échangent des biens librement, serait l'exemple le plus probant.

On soulignera que les thèmes qui dominent la campagne électorale ne sont pas tant le progrès économique que la protection du citoyen, avec à la clé la recherche de boucs émissaires : les immigrés, la Chine et sa concurrence ­déloyale, les riches, l'euro, Bruxelles, les fonctionnaires... Dans son premier grand meeting de campagne en janvier, au Bourget, le candidat socialiste François Hollande avait même clairement désigné un « ennemi, qui n'a pas de nom, pas de visage, la finance ». « La campagne présidentielle est dominée par le protectionnisme et la sécurité, autrement dit par l'envie et la peur. En fait, on flatte les plus bas instincts », déplore Mathieu Laine.

Paradoxalement, cette protection des citoyens par le Welfare State (l'état-providence) est mise en question par l'endettement des pays européens et leurs difficultés à réduire leur déficit public. Le modèle social du Welfare State, qui a caractérisé à partir des années 1960 les nations développées, connaît à présent ses limites. Financé à crédit, il doit être remis en cause, ce qui ouvre la voie aux politiques d'austérité actuelles. Quant au protectionnisme, il n'a jamais été historiquement probant. Adam Smith déjà dénonçait ce système mercantiliste, qui, s'il bénéficie aux producteurs et monopoles locaux ainsi qu'au personnel politique à court terme, pénalise, en revanche, à long terme les consommateurs, autrement dit les individus, qui sont la véritable source de la richesse d'un pays. Car pour Smith, « c'est la consommation qui est le seul but de toute production ».

Un regard jeté sur ce qui est proposé dans la ­campagne électorale en cours, permet de constater que les candidats sont obsédés par la protection des producteurs et ne craignent pas de promettre de l'argent public à des secteurs lourdement dé­ficitaires au nom d'une réindustrialisation décidée au sommet de l'état. Ce dernier serait l'unique ­levier à partir duquel il semble possible d'agir, sa raison d'être n'est pas interrogée, sa neutralité semble acquise.

Pourtant, en France, la dépense publique, qui ­représente 56?% du PIB, mobilise la plus importante part de l'activité, un niveau inégalé dans l'ensemble de la zone euro. Sans surprise, la réduction de la dette a disparu de la campagne. Cet aveuglement antilibéral se retrouve dans l'analyse de la crise de 2008. Si le secteur financier a été montré du doigt au travers des « subprimes », on omet toujours de rappeler la source de ces produits?; la décision de l'état américain - conservateur comme démocrate - de favoriser l'octroi de crédits bancaires au nom d'une noble cause - l'accès à la propriété pour tous - mais au détriment de règles prudentielles. Cette prise de risque était garantie par les organismes publics Freddie Mac et Fannie Mae, et sans cette incitation, aucun organisme de prêt privé n'aurait accepté une si généreuse distribution. Sans parler du rôle des banques centrales et de leur politique monétaire laxiste.

De fait, l'état favorise l'aléa moral, qui se retrouve dans le too big to fail. Un organisme prend un risque inconsidéré parce qu'il sait que l'état va le sauver. C'est la raison pour laquelle les libéraux défendent le marché privé plutôt que l'intervention de l'état. Les prises de risques nécessitent une responsabilité. Or, souvent, l'état permet de supprimer cette ­responsabilité puisque les gouvernements ne seront pas pour­suivis. Et cette absence de responsabilité du secteur privé créé par l'état conduit en retour à une plus grande irresponsabilité de l'état qui finance à crédit son système social sans les limites que lui imposeraient le marché. « C'est le "too public to fail" », ironise Mathieu Laine.

La Grèce illustre cette situation jusqu'à la caricature. Voilà un pays qui a pu bénéficier de crédits européens, qui ont été dilapidés par un état clientéliste (de droite comme de gauche) qui, de surcroît, a falsifié les comptes publics sans conséquences judiciaires. Si le peuple grec est dans une situation aussi difficile en ce moment, il le doit davantage à l'incurie et la corruption de ses gouvernements qu'aux technocrates de Bruxelles, du FMI, ou aux marchés financiers. Et la récente découverte sur l'île ionienne d'une concentration exceptionnelle d'aveugles, parmi lesquels des chauffeurs de taxis, ne manquera pas d'évoquer la célèbre définition de l'état de Frédéric Bastiat : « La grande fiction à travers laquelle tout le monde s'efforce de vivre aux dépens de tout le monde. »

Au final, comment peut voter un libéral aux présidentielles?? « Le problème du libéral est qu'il n'est ni de gauche, ni de droite », résume Mathieu Laine, restant fidèle à son credo de la prime de l'individu. Friedrich Hayek, qui ne se situait pas vraiment à gauche, n'avait-il pas rédigé un article célèbre intitulé Pourquoi je ne suis pas conservateur??