L’économie mondiale en 1914 (3/5) : Rule Britannia… mais pour combien de temps ?

A l’occasion du centenaire de 1914, La Tribune vous propose un tableau de ce qu’était l’économie du monde huit mois avant le début de la Grande Guerre. Troisième partie : En 1914, l’Empire britannique domine encore le monde économique. Mais deux concurrents très sérieux émergent : les Etats-Unis et l’Allemagne.
En 1906, la banque d’Angleterre a limité les paiements en or vers les Etats-Unis pour pouvoir préserver ses réserves. / Gravure de 1850 coloriée à la main

Qui domine  vraiment l'économie mondiale en ce début d'année 1914 ? Pour la première fois depuis un siècle, la question mérite vraiment d'être posée. Durant la majeure partie du 19ème siècle, et sans doute même un peu avant, la domination britannique avait été sans partage. Partie tôt dans la première révolution industrielle, régnant sans partage sur les mers et à la tête d'un empire colonial gigantesque, Albion avait donné le rythme du développement mondial durant les trois premiers quarts du siècle précédent. L'apogée de sa puissance avait été l'exposition universelle de 1855 à Londres où elle avait pu montrer au monde son avance technologique et industrielle. Douze ans plus tard, le couronnement de Victoria comme Impératrice des Indes avait sanctionné politiquement cette puissance.

Albion dépassée par la croissance américaine et allemande

Mais, depuis les années 1870, l'hégémonie britannique est contestée par deux concurrents sérieux : les Etats-Unis d'abord, l'Allemagne ensuite. En 1914, ces deux puissances montantes ont déjà fait perdre au lion britannique pas mal de sa superbe. Durant cette période, la croissance britannique (celle de la Grande-Bretagne) n'a été que de 1,9% par an, soit moins que la moyenne mondiale, alors même que la croissance américaine atteignait en moyenne 3,94% et celle de l'Allemagne 2,81%. Conséquence : la richesse de ces deux pays a dépassé celle de la Grande-Bretagne dont le poids dans le PIB mondial est passé de 9% à 8,2%.

Sensation de déclin britannique

Plus qualitativement, la sensation du déclin est assez omniprésente outre-Manche durant cette période. Les brevets britanniques continuent certes d'être nombreux, mais la « seconde révolution industrielle » n'est pas un phénomène britannique comme la première, loin de là. Les grandes inventions et leurs applications commerciales sont plutôt à mettre au crédit des Américains ou des Allemands. Albion a l'impression d'être à la traîne, concurrencé chez elle sur ces produits industriels qu'elle pouvait jadis exporter sans concurrents ou presque.

caricature allemand


Imposé suite au Merchandise Marks Act de 1887, le "Made in Germany" s'imposera au fil des années comme un label de qualité./ LSEPS

Le triomphe du « Made in Germany »

Le phénomène est particulièrement frappant en ce qui concerne l'Allemagne. En 1896, un éditorialiste du Times pouvait se lamenter : « je crois que nous perdons pied face aux Allemands. » La même année, un publiciste britannique, Ernest Edwin Williams sort un brûlot protectionniste titré « Made in Germany. » Après avoir décrit l'invasion des produits du Reich dans le quotidien d'un gentleman britannique moyen, il constate :

« Les produits industriels allemands sont indéniablement supérieurs à ce que font les maisons britanniques. »

Accélération allemande

Pourtant, l'Allemagne a commencé fort tard sa première révolution industrielle. Il a fallu attendre les années 1860 pour que son industrialisation débute réellement. Mais elle a été fulgurante. Alimenté par d'abord par des copies bon marché, le développement industriel allemand a progressivement gagné en qualité. En 1887, le parlement britannique avait fini par imposer l'indication de l'origine des produits. Mais le « made in Germany », censé alors être un label infamant est bientôt devenu un synonyme de qualité recherché par les consommateurs d'Albion.

Les industriels du Reich, organisés verticalement en Konzern et horizontalement en cartels, sont parvenus à maintenir des niveaux de salaires inférieurs au Royaume-Uni, tout en investissant pour développer la productivité et alimenter l'innovation. En 1913, une heure de travail manufacturière coûte 16 % de plus outre-Manche qu'outre-Rhin, mais la productivité horaire dans la même branche est supérieure en Allemagne de 5% à ce qu'elle est au Royaume-Uni. Alors que les groupes allemands mènent la danse en Europe sur les marchés porteurs de l'électricité, de l'automobile et de la chimie, l'Allemagne a logiquement dépassé le Royaume-Uni sur le plan industriel vers 1913.

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Réclame anglaise pour la marque allemande Liebig./ Wikipédia

Les Etats-Unis, première économie du monde

Le cas américain est un peu différent. La croissance américaine est très soutenue depuis le début du 19ème siècle et la Guerre de Sécession (1861-1865) n'a pas freiné ce développement. Bien au contraire. L'industrie américaine est plus productive que l'industrie britannique dès le début des années 1870. La très forte immigration européenne qui a permis à la population des Etats-Unis de passer de 39 à 96 millions d'âmes entre 1870 et 1913, a également permis de fournir une main d'œuvre nombreuse et parfois qualifiée, mais aussi de développer les zones les plus isolées du pays. Ce développement a accéléré une forte demande intérieure, qui a ensuite produit des profits considérables. Ces rendements ont, à leur tour, attiré les investissements étrangers, notamment britanniques, et la croissance s'est ainsi entretenue à un niveau très élevé.

En 1913, les Etats-Unis sont ainsi devenus la première puissance économique du monde en termes quantitatif : sa production industrielle, son PIB et sa richesse par habitant ne connaissent pas de rivaux. L'ancienne colonie a dépassé la métropole. Avec là aussi, une capacité d'innovation impressionnante dans le domaine des nouvelles techniques.

Londres sur la défensive

Londres est donc sur la défensive. En 1906, la banque d'Angleterre a même dû limiter les paiements en or vers les Etats-Unis pour pouvoir préserver ses réserves. Au début des années 1910, les capitaux allemands ont gagné une partie importante en emportant le financement et l'exploitation du chemin de fer de Constantinople à Bagdad, le futur Bagdadbahn, dans l'Empire ottoman, jadis chasse gardée du Royaume-Uni. L'aigle allemand semble désormais prendre la route des Indes...

La puissance de l'Empire britannique

Mais malgré tous ces revers, l'économie mondiale en 1914 est cependant encore un monde britannique. Pourquoi ? D'abord, parce que la Grande-Bretagne n'est qu'une partie d'un ensemble politique plus vaste, celui de l'Empire britannique. Et c'est empire demeure le PIB le plus important de la planète, devant celui des Etats-Unis. Certes, cet empire est assez hétérogène, l'Inde n'a plus l'importance qu'elle pouvait avoir voici cent ans en raison de sa faible industrialisation. Mais elle est très peuplée et pèse encore à elle seule pour cette raison, selon Angus Maddison, 7,5% du PIB mondial, soit plus que la France.

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Carte de l'Empire britannique en 1886./ Wikipédia

L'Empire est aussi constitué de colonies de peuplement européen comme le Canada, la Nouvelle-Zélande et l'Australie, les « dominions », qui ont encore un fort sentiment d'appartenance à la Couronne, qui utilise la livre et dont le développement est très proche de celui des Etats-Unis. La puissance coloniale britannique offre aussi à Londres un accès privilégié à des ressources essentielles comme les diamants et l'or sud-africain pour lesquels la Couronne a mené la sanglante guerre des Boers au début du siècle, réaffirmant à ceux qui en doutait la puissance militaire britannique. Enfin, la chanson patriotique « Britannia rule the Waves !  » est encore d'actualité. Les grands axes du commerce international sont maîtrisés par Londres : le canal de Suez, le détroit d'Ormuz, celui de Malacca, Hong Kong, Gibraltar voient flotter l'Union Jack. L'Empire permet ainsi au Royaume-Uni de demeurer la première puissance commerciale du monde en 1914.

Londres, capitale mondiale de la finance

Enfin et surtout, Londres est le centre névralgique de la finance mondiale. Le niveau d'expertise et l'abondance du marché britannique en fait un passage incontournable pour quiconque veut investir en 1914. C'est en grande partie l'argent britannique qui fait tourner la machine économique mondiale. Rien d'étonnant à cela : le niveau de vie des Britanniques est estimé alors à 4.900 dollars de 1990 par habitants. C'est certes un peu moins que les Américains, mais c'est beaucoup plus que les Allemands (3.600 dollars de 1990). Surtout, aucun des deux rivaux de l'Empire ne peuvent rivaliser avec un taux d'épargne de 14 % qui fournit une « force de frappe » incomparable aux investissements britanniques. En 1914, l'équivalent de 32 % du revenu national de la Grande-Bretagne est investi en dehors de l'île... Or, ces investissements sont la source d'une vraie puissance économique et politique. D'autant que, par l'importance de ces réserves d'or, la Banque d'Angleterre demeure la garante de l'étalon-or, autrement dit de l'ensemble du système monétaire mondial. Ni Londres, ni Washington ne peuvent prétendre égaler une telle influence mondiale.

Des Etats-Unis encore peu intéressés par la domination mondiale

Du reste, l'attitude des deux concurrents d'Albion est très différente. Les Etats-Unis, barricadés derrière leurs droits de douanes prohibitifs, ont un développement surtout interne. Leur puissance économique est impressionnante, mais elle reste très autocentrée. Les capitaux américains ne peuvent guère rivaliser encore avec les capitaux britanniques ou allemands, ils restent dans la zone d'influence du pays, en Amérique centrale ou dans le Pacifique. En revanche, les investissements britanniques restent la clé du développement américain. Surtout, les industriels et les gouvernants américains s'intéressent encore peu au reste du monde, malgré le mouvement réformiste, mené par Theodore Roosevelt, président de 1901 à 1909, qui tente d'ouvrir le pays. Mais tout se passe comme si la puissance américaine, quoique démesurée, est encore régionale.

Les limites de la Weltpolitik allemande

Depuis l'avènement de Guillaume II, l'Allemagne en revanche a une Weltpolitik, une politique mondiale. Elle cherche clairement à contrecarrer la domination britannique. Le lancement à la fin des années 1890 d'un programme militaire naval pour damer le pion à la Royal Navy le prouve. Pourtant, Le Reich n'a guère les moyens de ses ambitions. Malgré le succès du Bagdadbahn, les capitaux allemands ne peuvent avoir la même influence que ceux de Londres. Le niveau de vie et d'épargne du Reich n'est pas comparable à celui de l'Empire et surtout cette épargne est engloutie par le fort niveau d'investissement des entreprises et par l'important besoin financier de l'Etat. Entre 1890 et 1913, la dette publique allemande est celle qui augmente le plus parmi les grands pays, elle est multipliée par 2,5. Et, fait rare parmi les grands pays industrialisé, cette dette doit être placée à 20% auprès d'investisseurs étrangers. En 1909, Winston Churchill pouvait ainsi écrire :

« les effets des emprunts récurrents pour honorer les dépenses ordinaires de l'Allemagne (....) ont dissipé l'illusion que Berlin puisse un jour supplanter Londres comme le centre financier du monde. »

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Caricature de l'entente cordiale franco-britannique. /Partridge, After Ten Years, Punch, 22 avril 1914

La France en déclin ?

Britannia reste donc la maîtresse du monde économique. Et la France ? Nul doute que son influence a reculé. Elle ne peut plus guère, comme en 1850, prétendre taquiner la puissance britannique. Parmi les grands pays, elle est celle dont le taux de croissance moyen annuel (1,63%) est le plus faible. Ses finances publiques sont en déficit chronique et sa dette rapportée au PIB est la plus élevé du monde. Enfin, son Empire colonial, on l'a vu, est peu rentable sur le plan économique, à la différence de celui des Britanniques.

Une influence française plus forte qu'il n'y paraît

Néanmoins, la France n'est pas encore une puissance de second rang. Elle compte plus que ne pourrait le laisser penser ces faits. Car la faiblesse de la croissance française doit être rapportée à la très faible croissance démographique, explicable par sa natalité réduite. En richesse par habitant, la France fait jeu égal avec l'Allemagne. Son épargne est forte et est aisément mobilisable pour des investissements étrangers, car la fiscalité française est relativement douce pour les épargnants, malgré la création en 1872 d'une taxe sur les titres détenus en Bourse. Mais, comme le souligne l'historien britannique Niall Fergusson, « la bourgeoisie française a été sous-imposée durant le 19ème siècle. Sans l'argent français, la Russie n'aurait pas connu l'incroyable croissance qu'elle connaît depuis vingt ans. L'Italie et l'Espagne en ont également fortement profité. La France n'a donc pas le sentiment d'être en déclin. Elle ne peut certes prétendre à entrer dans le combat pour l'hégémonie mondiale, mais elle reste plus qu'une simple puissance moyenne.

En 1914, la vieille hiérarchie économique semble donc perdurer, même si le vernis craque. Un vernis qui craque aussi dans les sociétés soumis à une accélération puissante.

>>> Demain (4/5) : la remise en cause des hiérarchies sociales

Commentaires 9
à écrit le 11/08/2014 à 12:40
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Il y a une faute dans le paragraphe "Londres, capitale de la finance mondiale où il est dit, en dernière phrase: Ni Londres, ni Washington ne peuvent prétendre égaler une telle...". Je crois que c'est plutôt ni Berlin, ni Washington...

à écrit le 31/07/2014 à 16:09
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il aurait été interressant de voir plus de chiffres et de tableau pour pouvoir bien comparer les pays par rapport aux autres

à écrit le 20/01/2014 à 21:55
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Série d'articles très intéressantes! Sans chauvinisme mal placé, je trouve que vous êtes un peut sévère avec la France. Notamment sur son dynamisme industriel, ses innovations et sa puissance financière. - plus d'automobiles en France que dans tout...

le 08/08/2014 à 13:35
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Oui, on peut dire que la france était la californie du monde à cette époque, un centre d'innovation mondial. On peut aussi se référer au niveau d'imposition assez bas qui était moindre que par exemple celui des états-unis. Il faut rappeler qu'il y a...

le 03/05/2016 à 19:39
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Plus intéressant aurait été encore de s'attarder sur la faiblesse démographique évoquée: elle est pour moi souvent l'élément déclencheur dans le jeu des puissances (si, évidemment, elle concerne un pays développé). La France a été la majeure partie d...

à écrit le 20/01/2014 à 21:53
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Série d'article très intéressante! Sans chauvinisme mal placé, je trouve que vous êtes un peut sévère avec la France. Notamment sur son dynamisme industriel, ses innovations et sa puissance financière. - plus d'automobiles en France que dans tout l...

à écrit le 20/01/2014 à 21:49
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Série d'article très intéressante! Sans chauvinisme mal placé, je trouve que vous êtes un peut sévère avec la France. Notamment sur son dynamisme industriel, ses innovation et sa puissance financière. - plus d'automobile en France que dans tout le ...

à écrit le 17/01/2014 à 11:39
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On attend avec impatience

à écrit le 16/01/2014 à 11:01
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la suite, svp!!

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