L’économie mondiale en 1914 (5/5) : l’économie a-t-elle conduit l’Europe à la guerre ?

A l’occasion du centenaire de 1914, La Tribune vous propose un tableau de l’économie du monde huit mois avant le début de la Grande Guerre. Cinquième et dernière partie : quel rôle a joué l'économie dans la course du Vieux continent à la première guerre mondiale ?
La une du Petit Parisien annonçant l'assassinat du prétendant au trône des Habsbourg, François Ferdinand le 28 juin 1914./ DR

Progrès et tensions. C'est ainsi que l'on pourrait résumer le monde économique au début de l'année 1914. Sous la pression d'une croissance inédite, le vieux monde se craquelle, tente de se défendre et de s'adapter. Mais rien ne laisse présager pour autant qu'il s'effondrera huit mois plus tard dans un cataclysme destructeur qui épuisera les économies européennes et ce que Stefan Zweig appellera « le monde d'hier. »

La guerre : une rupture violente dans l'histoire économique européenne

A l'exception d'un court épisode dans la deuxième partie des années 1920, les taux de croissance d'avant 1914 ne reviendront en Europe que dans les années 1950. Et il faudra encore attendre vingt ou trente ans pour retrouver les niveaux Si l'on exclut la deuxième partie des années 1920, la croissance ne reviendra en Europe avec la même vigueur qu'avant la guerre qu'au début des années 1950. Et, on l'a vu, il faudra attendre la fin des années 1980 pour retrouver les mêmes niveaux de commerce international.

La surprise de l'entrée en guerre

Cette guerre destructive a surpris tout le monde après 44 ans de paix entre les grandes puissances. L'assassinat du prétendant au trône des Habsbourg, François Ferdinand le 28 juin 1914 par l'étudiant serbe Danilo Princip ne semblait, jusqu'au milieu du mois de juillet n'ouvrir qu'une nouvelle crise dans les Balkans. Mais cette région a été secouée par trois crises depuis 1908 sans qu'aucune ne dégénère en conflit généralisé. Ce sera pourtant le cas cette fois-ci.

François Ferdinand

La question de la responsabilité

Alors, dès les premiers jours du conflit, la question de ses causes et celle de la responsabilité d'un ou de plusieurs Etats dans son déclenchement a été posée. Les belligérants se sont naturellement renvoyés la balle afin de pouvoir « faire payer » l'autre à la fin de la guerre. En septembre 1915, le vice-chancelier allemand Karl Helfferich affirme sous les applaudissements des députés du Reichstag que « c'est aux instigateurs de la guerre de porter le fardeau des milliards » qu'elle aura coûté. Ce que Karl Helfferich préparait pour les alliés, ce sont ces derniers qui l'imposeront à l'Allemagne. Pour justifier le paiement de réparations, le traité de Versailles, dans son article 231 a proclamé la responsabilité unique et complète de l'Allemagne et de ses alliés dans le déclenchement de la guerre (article 231).

Lénine pointe les causes économiques

La question de la responsabilité a été l'objet ensuite d'un débat politique et historique qui n'est pas encore terminé. Un des éléments clés de ce problème de la responsabilité est celui du rôle des intérêts économiques dans la course à la guerre. La question a été posée dès 1916 par Lénine dans son ouvrage L'Impérialisme, Stade suprême du Capitalisme. Le leader russe, alors en exil expliquait, après la guerre, dans la préface aux éditions française et allemande que sur la base du « capitalisme moderne, monopoliste à l'échelle mondiale (...), les guerres impérialistes sont absolument inévitables. »

La lecture marxiste de Lénine se concentre sur la concurrence entre les intérêts des grandes puissances. « Le capitalisme a assuré une situation privilégiée à une poignée d'Etats particulièrement riches et puissants, qui pillent le monde entier par une simple « tonte des coupons. » » Soucieuses d'apporter des débouchés à leurs entreprises soumises à la loi d'airain de la baisse tendancielle du taux de profit, ces Etats sont en permanence en conflit dans ce « pillage. » Et pour sauver les profits de leurs capitalistes, les puissances impérialistes sont prêtes à en découdre militairement.

Évidemment, la lecture marxiste de Lénine a été dénoncée depuis par les historiens. Elle a cependant le mérite de mettre en lumière cette tension pour l'hégémonie économique qui domine les années qui précèdent les années 1914. Mais, au-delà du débat idéologique, ce qui manque à l'analyse du leader bolchévique, c'est sans doute que ce qu'il appelle « l'impérialisme » économique n'est pas un simple pillage colonial. C'est aussi un système de dépendance et de profit mutuels entre les pays développés. C'est, rappelons-le, l'argument de Norman Angell cité précédemment, décrivant l'ineptie d'une prise de Londres par les troupes du Kaiser...

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« Le Camarade Lénine nettoie la Terre de ses ordures »

L'économie, facteur d'apaisement ?

Et il n'est pas, en effet, impossible d'imaginer que la situation économique aurait pu, en 1914, avoir un effet apaisant sur les relations internationales. Chacun savait en théorie qu'un conflit mettrait fin au développement des échanges commerciaux et capitalistiques qui jouaient alors un rôle majeur dans la croissance des vingt dernières années. Dans ce cas, même une puissance avec des ambitions de domination mondiale aurait eu bien plus d'avantages à se contenter de pousser son avantage économique. Surtout si, comme l'Allemagne, cette puissance bénéficiait d'une croissance soutenue.

C'est le conseil que donne au Kaiser le banquier hambourgeois Max Moritz Warburg cité par l'historien britannique Niall Fergusson le 21 juin 1914, une semaine avant l'attentat de Sarajevo, alors que Guillaume II est tenter de « frapper vite la France et la Russie » : « je lui conseillais d'attendre patiemment, de baisser la tête quelques années. Chaque année, nous devenons plus forts ; nos ennemis deviennent plus faibles. »

Tensions internes

La situation était cependant sans doute plus complexe que celle que décrivait le banquier. Car si la Russie était instable, si la France était endettée et soumis à la montée socialiste, si le Royaume-Uni devait gérer l'épineuse question irlandaise, l'Allemagne elle-même avait son lot de tensions. Partout en Europe, mouvements sociaux, montée des socialismes, concurrence industrielle croissante, dépenses publiques en hausse, dette de plus en plus importantes posent des défis aux États qui semblent incapables de les relever. Faute de mieux, la guerre pouvait être vue comme un moyen de reconstituer l'unité nationale et de renforcer le pays, donc à terme son économie. C'est cette logique, défendue par les nationalistes allemands et français, qui finira par l'emporter un mois après la remarque de Warburg.

Le rapprochement anglo-germanique d'avant-guerre

Mais Guillaume II a pourtant été tenté de jouer l'apaisement, notamment avec Londres. Après la crise marocaine de 1911, l'Allemagne semble avoir saisi qu'elle ne rattrapera Londres ni en matière financière, ni en matière maritime. Le programme d'armement naval de l'amiral von Tirpitz n'a pas permis de concurrencer sérieusement la domination navale du Royaume-Uni. Epuisé, le Reich se résout à tenter un rapprochement.

En octobre 1913, la Frankfurter Zeitung parle ainsi de la « fin de plusieurs années de défiance mutuelle » entre les deux pays. Toujours selon Niall Fergusson, le 27 juin 1914, à la veille de l'attentat de Sarajevo, le Foreign Office souligne combien « l'Allemagne est désireuse de parvenir à une bonne entente avec l'Angleterre » et combien elle est « dans des dispositions pacifiques. » Certains faits laissent penser qu'il ne s'agit pas là seulement de bonne volonté. L'affaire du Bagdadbahn a été réglée à l'amiable entre les deux pays, l'Allemagne acceptant de laisser une place aux Britanniques en Turquie.

Une responsabilité britannique ?

Ces faits ont conduit certains historiens, comme précisément Niall Fergusson dans son ouvrage The Pity Of War en 2005, à conclure que ce sont les Britanniques qui ont provoqué le durcissement allemand qui, finalement, a conduit à la guerre. Selon eux, le ministre des Affaires étrangères britannique Edward Grey, très germanophobe et francophile, aurait tout fait pour que Londres ne réponde pas à la volonté d'apaisement allemande. Et il aurait pour cela construit le mythe d'une volonté hégémonique allemande que le Reich n'aurait jamais eu.

La question centrale des causes de la guerre - et donc de l'influence du facteur économique - passe donc par la question de l'impérialisme allemand. Et notamment de l'impérialisme économique. Si comme Niall Fergusson le prétend, l'Allemagne n'a jamais voulu dominer l'Europe, alors le Royaume-Uni, qui a déclaré la guerre à l'Allemagne le 4 août après la violation de la neutralité belge, a une lourde responsabilité dans la guerre.

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Affiche anglaise de propagande contre la volonté de conquête affirmée du Keiser Guillaume II sur l'Europe

Les buts de guerre allemand : priorité à l'hégémonie économique ?

Mais la vision de Niall Fergusson semble un peu angélique. Dans les années 1960, un historien allemand Fritz Fischer a ouvert une polémique violente dans son ouvrage Les Buts de Guerre de l'Allemagne Impériale (en allemand Griff Nach der Weltmacht, littéralement « la Course à la Domination mondiale »). Il établissait la volonté impérialiste de l'Allemagne en Europe et son issue inévitable: la guerre avec l'Entente.

Un des principaux arguments de Fritz Fischer, c'est le « Programme de Septembre » du chancelier Bethmann-Hollweg présenté un mois après le début de la guerre et qui établit les buts de guerre du Reich. Ce plan prévoit plusieurs annexions de territoires français, notamment la côte de la mer du nord, le bassin minier de Briey, en Lorraine, le versant ouest des Vosges et Belfort. Le Luxembourg, grossi de la province belge homonyme, sera intégré au Reich, la région de Liège annexée par la Prusse.

Ces conditions semblent somme toute bien peu sévères dans une optique de victoire complète de l'Allemagne. En réalité, pour Bethmann-Hollweg, il s'agit de la construction d'une « Association économique d'Europe centrale » (Mitteleuropäische Wirtschaftsverband) qui regroupera autour de l'Allemagne la France, la Belgique, les Pays-Bas, les pays scandinaves, la Pologne reconstituée, l'Italie et l'Autriche-Hongrie. Cette association, précise le programme, devra « sous une égalité apparente de ses membres être sous contrôle de l'Allemagne et stabiliser l'hégémonie (Vorherrschaft) de l'Allemagne sur l'Europe. »

Pour renforcer ce but, la France vaincue devra signer « un traité commercial qui la conduira sous la dépendance économique de l'Allemagne », en interdisant notamment les importations britanniques. Quant à ce qui restera de la Belgique, elle devra être, un « Etat vassal, économiquement part de l'Allemagne. »

Une union économique pacifique ?

Niall Fergusson prétend que ce programme est exclusivement la conséquence de la déclaration de guerre britannique et qu'il a donc été improvisé durant le mois d'août. Mais s'il est vrai que les projets d'annexions n'ont pas circulé dans les milieux officiels allemands avant la guerre, l'historien britannique doit reconnaître que le projet d'union économique européenne sous la direction allemande est, lui, un but explicite des dirigeants allemands depuis des années.

L'historien britannique semble considérer cette « union européenne » comme un projet pacifique, qui présage les « Etats-Unis d'Europe » et l'union des peuples européens. C'est précisément ce que avait voulu faire croire Bethmann-Hollweg et Fritz Fischer a très clairement montré que la position du chancelier s'oppose à celle des nationalistes et de l'Etat-major, partisans d'une guerre de conquête. L'un cherche le soft power, dirait-on aujourd'hui, l'autre le hard power.

Une provocation pour Londres

Mais la paix aurait-elle pu être sauvée, comme le prétend Niall Ferguson, par l'établissement d'une hégémonie économique allemande sous la bienveillante « neutralité » britannique?  On a peine à le croire. C'eut été pour Londres accepter une défaite majeure dans la lutte économique mondiale. L'alliance de l'épargne et des ressources françaises avec la puissance industrielle allemande, à quoi se seraient ajoutées les très dynamiques économies scandinaves et du Benelux, aurait pu faire vaciller la suprématie d'Albion. La seule réponse possible pour les Britanniques était donc de renforcer le lien avec Paris et d'encourager la dissonance franco-allemande.

Pour indirect qu'il puisse être, le facteur économique et social a joué un rôle essentiel dans la course à la guerre. A la fin du mois de juillet 1914, lorsque tout pouvait encore être stoppé par un geste de Berlin ou de Londres, la motivation de conserver la situation économique existante n'a pas joué son rôle dissuasif. La rivalité anglo-allemande pour la domination économique mondiale était sans doute difficilement viable sans qu'elle ne débouche sur un conflit armé. Et c'est ainsi que l'Europe a couru à sa perte.

Commentaires 17
à écrit le 02/03/2015 à 15:24
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Gavrilo Princip et non Danilo

à écrit le 06/08/2014 à 10:46
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L'histoire montre que ni nos politiques, ni nos systêmes démocratiques, n'ont permis d'éviter le pire. Pas glop pas glop..

à écrit le 04/01/2014 à 12:01
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"Il y a quelques années, on a retrouvé la correspondance de l'état major allemand en 1913 ( surtout Prussien) et cela est effarant, en fait ils avaient préparé cette guerre de a à z, et même la période de son déclenchement" Une fois qu'on a compris...

le 06/01/2014 à 11:17
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Bien évidemment, le plan d'attaque de la France via la Belgique (le coup de faucille, ou plan Schlieffen) était prévue de longue date, c'est bien connu! Ce n'est en définitive que la conséquence du jeu d'Alliance entre la France et La Russie. L'Allem...

à écrit le 04/01/2014 à 9:40
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Magnifique article,malheureusement toutes les guerres ont pour finalités la domination économique de nations adverses,ne rêvons pas on n'a mis le mot crise,mais c'est le mot guerre économique qu'il faut dire.C'est bien pour cela que l'Europe avec un...

à écrit le 03/01/2014 à 23:19
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Merci à l'auteur pour cette passionnante série de 5 articles. Les analyses étaient bien étayées par des sources diverses et croisées.

à écrit le 03/01/2014 à 18:25
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Et avec la magnifique guerre économique actuelle, je ne vous explique pas ce que ça va nous donner...

à écrit le 03/01/2014 à 17:03
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D'après M. Gothein, il nous apprend qu'au cours sur la loi militaire du Reichstag « qu'il était dans les plans britanniques de débarquer un Corps d'armée en Hollande ». Quand fut déposée la loi militaire de 1913, les mêmes chefs lâchèrent cet argume...

à écrit le 03/01/2014 à 15:21
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A lire l'integration europeenne de la france d'Annie la Croix Riz ainsi que le Choix de la defaite

le 03/01/2014 à 19:46
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Excellentes lectures

le 05/01/2014 à 13:35
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Un live à lire à acheter ou voler 1914 la Grande illusion de J Yves le Naour 555 pages pas d 'image

à écrit le 03/01/2014 à 14:42
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Merci pour cette série d'articles passionnants. Il semblerait finalement que la France ait été le dindon de la farce. Je vais maintenant lire le livre de Jean-Pierre Chevènement pour approfondir tout ça.

à écrit le 03/01/2014 à 11:26
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Il y a quelques années, on a retrouvé la correspondance de l'état major allemand( surtout Prussien) et cela est effarant, en fait ils avaient préparé cette guerre de a à z, et même la période de son déclenchement, et ceci pour des raisons strictement...

le 03/01/2014 à 13:54
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Et cela continue avec la complicité de nos zélites de rouge à la mentalité collabo ...

à écrit le 03/01/2014 à 10:49
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C'est le nationalisme qui a conduit à la grande déflagration de 1914. Nationalisme dont l'acte de naissance est la révolution française et les guerres napoléonniennes. avant, seul les rosi et leurs soudards faisaient la guerre, et les peuples changea...

le 03/01/2014 à 19:50
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Voilà le type même d'affirmation qui se plaît à répéter ce qu' on lui demande. Un argument ça se justifie ça s'appuie en histoire sur des sources. Plutôt que de braire lisez!

le 04/01/2014 à 10:35
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C'est sur qu'au Moyen Age, pendant la guerre de 100 ans par ex, quand les compagnies de mercenaires vivaient sur le pays avec pillages et massacres, les populations ne s'en apercevaient pas! Et pendant ces 1000 ans qui ont précédé l'époque contempora...

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