Y aura-t-il encore un modèle social européen ?

Par Sophie Péters  |   |  1025  mots
Mario Draghi, président de la BCE, a déclaré au Wall Street Journal : "le modèle social européen est mort". Copyright Reuters
Faciliter les licenciements pour encourager les embauches. Moins de protection pour plus de fluidité. Partout en Europe les politiques de l'emploi s'orientent vers un modèle plus libéral pour tenter de redresser le marché du travail. Est-ce la fin d'un modèle social européen ? Ou simplement un ajustement imposé par des taux de chômage toujours plus élevés ? Le réseau associatif Entreprise&Personnel, spécialiste de la gestion des ressources humaines, apporte son éclairage pour mieux comprendre les enjeux des politiques économiques et sociales.

En France, il a passé la barre symbolique des 10% (9,6% sans les Dom-Tom). En Allemagne, celle des 5%. Et en Grèce et en Espagne, 20%. Partout en Europe, le taux de chômage fait figure d'épée de Damoclès sur les politiques de l'Emploi. Au point que Mario Draghi, le successeur à la tête de la BCE de Jean-Claude Trichet, a annoncé dans le Wall Street Journal que "le modèle social européen est mort". Un modèle qui repose sur des niveaux élevés de protection sociale contre les aléas de la vie (santé, chômage....) assurés par le biais d'assurances collectives et la redistribution des richesses, l'importance de la négociation collective et du dialogue social dans de nombreux aspects de la régulation sociale (les conventions collectives....), l'existence des droits sociaux fondamentaux et réglementations du travail protecteur du fait syndical, du droit de grève, définissant les conditions de la possibilité de licenciements collectifs. A cela s'ajoute une conception du rôle de l'Etat conçu comme responsable en matière de plein emploi, de cohésion sociale, etc. Croissance, protection sociale et redistribution y sont étroitement associées. Mais ce modèle a une faille de taille : il a échoué à assurer une de ses finalités : l'accès à l'emploi.

Libéralisation des marchés du travail

"Il s'agit donc de redéfinir les conditions de la croissance économique et d'une meilleure fluidité du marché du travail autour de quelques principes simples énoncés depuis plus de 20 ans. "Le consensus de Washington", qui semble être devenu le "consensus de Bruxelles" : austérité budgétaire et diminution drastique de la dépense publique, privatisations, libéralisation des échanges, déréglementations.... La libéralisation des marchés du travail en est une composante essentielle. C'est le credo de la très libérale Commission européenne", analyse Jean-Pierre Basilien, d'Entreprise&Personnel.
Un Credo de fait assez suivi par les pays concernés où les réformes engagées cherchent à libéraliser le marché du travail pour encourager l'embauche. "On comprend dans les propos des dirigeants européens que la rigidité des dispositifs permettant des licenciements collectifs est considérée comme un obstacle à la fluidité du marché du travail et à la compétitivité des entreprises. Trop protégés les "insiders" bloqueraient l'entrée dans l'emploi des "outsiders", essentiellement les jeunes", précise Michèle Rescourio-Gilabert d'Entreprise&Personnel. Mais ces politiques de l'emploi se payent partout d'une précarité croissante, comme en Allemagne avec les "mini-jobs" à 400 euros/mois sans couverture sociale qui constituent une grande partie des embauches dans les secteurs des services. "Même les travailleurs pauvres qui cumulent travail et minimum social, incarnent aux yeux de l'opinion publique une nouvelle pauvreté", note le CIDAL (Centre d'Information sur l'Allemagne). En Espagne et Italie des pans de protection des emplois permanents sont remis en cause et les motifs de licenciements sont élargis de façon à réduire leur coût mais également le poids de l'intervention des juges. La réforme du système d'assurance chômage n'échappe pas non plus à ces nouvelles règles en revoyant les durées d'affiliation et d'indemnisation. "Avec ce qu'impulsent la Commission européenne, la BCE et les agences de notation, tout converge pour fluidifier le marché du travail et on voit mal comment la France peut passer à l'écart de ces réformes", note Jean-Pierre Basilien.

Réduire la précarité des uns sans nuire au statut des autres

Dans ces conditions le dialogue qui s'ouvrira en juillet avec les partenaires sociaux saura-t-il être pragmatique ? "Ils y seront contraints par les chiffres du chômage qui va continuer à se dégrader. Ce qui caractérise la période actuelle c'est l'affaiblissement idéologique des débats au profit de plus de pragmatisme. Les marges de man?uvre sont tellement faibles que toute solution capable d'apporter une contribution sera la bienvenue. Il s'agirait moins de détruire le droit du travail que de l'adapter en revenant sur des avantages qui se révèleraient aujourd'hui "injustes" vis-à-vis de ceux qui veulent se faire une place dans le monde du travail", ajoute Entreprise&Personnel.
Réduire la précarité des uns sans nuire aux statuts des autres : tel est l'enjeu. Mais il n'est pas sûr qu'en déshabillant Paul on arrive à habiller Pierre. Car comme l'analyse le sociologue Robert Castel, qui parle de "précariat", "le progrès social a du plomb dans l'aile. Ce qu'on observe dans le monde du travail, c'est un processus de décollectivisation. Notre sortie du capitalisme industriel dans le début des années 1980 a donné lieu à une remise en question de ces formes d'organisation collective du travail, auxquelles étaient rattachées des protections collectives. Il y a donc un difficile débat à poursuivre et un équilibre à trouver entre ce qui peut relever de la responsabilité personnelle et ce qui doit relever de la solidarité nationale dans la couverture des risques sociaux. La période que nous venons de traverser a marqué la fin de l'hégémonie de "l'État national social". Ce qui fait défaut, ce sont des institutions internationales qui auraient le pouvoir d'imposer de réelles protections face à la concurrence impitoyable qui se déploie à l'échelle de la planète sous l'égide du capitalisme financier international".
L'analyse des réformes pays par pays menée par Entreprise&Personnel montre qu'elles ne sont pratiquement jamais sans contreparties, sans réallocations de moyens, sans redéfinition des cibles prioritaires. "Bien entendu, il y a des "perdants". S'il est trop tôt pour évaluer l'impact de ces politiques, le risque, déjà perceptible en Allemagne est celui de l'extension de la pauvreté à court terme" conclut l'association. Personne ne croit plus désormais aux solutions miracles. La France un peu moins fragile que ses voisins méditerranéens ne doit pas trop attendre. Et il y a fort à parier que le contexte sera de moins en moins à la mobilisation nationale contre les réformes, l'opinion publique étant aujourd'hui largement divisée sur la justesse des changements à mener.