Crise grecque : la course contre le temps de la zone euro

Par Florence Autret  |   |  1995  mots
La question centrale posée par la crise présente est de savoir comment passer d'une union basée sur les règles budgétaires à une autre où des politiques substantielles, dans le domaine de l'énergie, social, fiscal.
Le cas grec est emblématique de l’étau qui est en train de se resserrer sur l’Union européenne. A présent, le risque auquel est exposé l’euro est moins aujourd’hui celui d’une contagion financière de la crise grecque que d’une contagion politique, avec la libération d’une parole nationaliste et anti-européenne tant au Sud qu’au Nord.

Lundi, la « to do list » du gouvernement Tsipras a fait quelques allers-retours entre capitales européennes. Et « à 23h15, elle était dans ma boîte mail », a dit mardi le président de l'Eurogroupe Jeroen Dijsselbloem devant le parlement européen. Juste à temps. A présent, le gouvernement Tsipras a quatre mois pour « affiner » ses réformes et administrer la preuve qu'il ne veut pas faire retomber son pays dans l'ornière d'une économie clientéliste teintée de socialisme où l'ont mise ses prédécesseurs (avec l'accord tacite des autres gouvernements de la zone euro). Pendant ce temps, les économistes de la Commission et du FMI feront tourner leurs calculettes pour réviser les objectifs de déficit budgétaire en touchant, ou pas, à l'objectif de soutenabilité de la dette fixé depuis 2010 à 120% en 2020 (contre 188% aujourd'hui).

« Les 4 mois à venir nous permettront d'achever le programme et de faire une analyse dette/revenus », a expliqué Jeroen Dijsselbloem. Si tout se passe bien, on décidera en juin de continuer à soutenir la Grèce avec un programme de précaution permettant à Athènes de retourner sur les marchés pour« rouler » sa dette. D'ici là, la caution de la BCE stoppera la fuite des capitaux et le retour de la confiance arrêtera l'hémorragie fiscale qui prive Athènes d'un milliard de revenus par mois depuis l'arrivée du gouvernement Tsipras au pouvoir. Pour l'instant, l'objectif de maintenir l'intégrité de la zone euro a réussi à recoller les morceaux de l'Eurogroupe. « Nous ne nous préparons pas à une sortie de la Grèce de la zone euro, mais nous préparons une reprise économique de la zone euro », a dit le ministre néerlandais.

Le gouvernement Tsipras survivra-t-il à l'examen parlementaire de ces engagements que la fermeté des 18 autres gouvernements de la zone euro et de la BCE l'ont obligé à prendre ? Ce nouvel arrangement suffira-t-il à stopper la dérive populiste de la Grèce ou bien une crise politique à Athènes se dressera-t-elle sur ce chemin ? Il est trop tôt pour le dire. Mais une chose est certaine : vue sa situation économique et la poussée des mouvements anti-européens au Nord comme au Sud, la zone euro est lancée dans une course contre la montre et ce nouvel arrangement avec Athènes montre une fois de plus les limites du modèle de gouvernance de la zone euro.

Depuis le début de la crise des dettes souveraines, en 2010, les Européens « progressent » de contretemps en contretemps, révisant à posteriori les règles qu'ils assuraient tout faire pour respecter. En 2010, en pleine spéculation sur une explosion de la zone euro, les dirigeants européens ont mis des semaines à tordre le cou à la règle du « no bail-out » qui interdisait de financer le déficit grec. Ils ont finalement mis sur pied une théorie de l'ultima ratio, pour complaire au Tribunal constitutionnel allemand. Moyennant quoi les dominos irlandais et portugais ont fini par tomber et la zone euro par plonger dans une double récession dont on ne sait pas quand elle sortira malgré les prévisions optimistes de la Commission.


Une exception systémique pour Athènes

Alors qu'Olli Rehn, le commissaire aux affaires économiques et monétaires de l'époque, assurait en 2010 qu'avec ce premier programme, la Grèce revenait sur le chemin de la solvabilité, de l'autre côté de l'Atlantique, le FMI, appelé à la rescousse, faisait le constat inverse. La probabilité d'un défaut grec aurait dû lui interdire de s'exposer au risque grec. Tant et si bien que, bousculé par les protestations des pays émergents, il amenda ses propres règles et créa une « exception systémique » taillée sur mesure pour prêter à Athènes... Sans cette entorse, il aurait dû demander la restructuration de la dette grecque... dont les Européens ne voulaient pas moins par principe qu'à cause de l'exposition de leurs propres banques.

Les démarches entreprises en ce sens par l'ancien directeur général du FMI Jacques de Larosière auprès du président de la BCE Jean-Claude Trichet restèrent vaines. Moyennant quoi, ladite restructuration intervint deux ans plus tard sous la forme du « PSI ». En juillet 2012, quand il s'était agit de la négocier, la situation du secteur bancaire était tellement détériorée que Paris suggéra de procéder plutôt par rachat de dette financée par le Fonds européen de stabilité. Ce que Berlin refusa par hostilité au principe de monétisation de la dette publique... laquelle finit par intervenir à l'automne d'abord sous une forme altérée, l'OMT (opérations monétaires sur titres), puis d'une façon tout à fait ouverte avec le quantitative easing annoncé début 2014.


Un programme plus compromis que jamais

Et pendant que la politique d'assainissement budgétaire à marche forcée coordonnée depuis Bruxelles entraînait la zone euro dans la récession, qu'elle était jugée « contreproductive » par le FMI, la Commission Barroso planchait fin 2013, dans le plus grand secret, sur un plan comparable au plan Juncker mais qui aurait combiné, sur le modèle anglais du « Funding for Lending Scheme ». Mario Draghi finit par reculer devant ce qui ressemblait encore trop à un assouplissement monétaire... et Barroso, en fin de mandat, jeta l'éponge. A présent nous avons un plan Juncker sans un euro d'argent frais qui va servir à relâcher un peu la pression budgétaire sur les Etats, ce que le président de la Banque européenne d'investissement Werner Hoyer déplore déjà, mais qui, de l'avis de la plupart des économistes, ne sera pas suffisant pour relancer l'économie européenne... couplé à un quantitative easing.

L'arrangement qui sera probablement scellé avec Athènes sous la forme d'un troisième programme pour les années à venir s'articulera toujours sur l'objectif de retour à la soutenabilité... pourtant plus compromis que jamais. Les hypothèses retenues jusqu'à présent par la Commission européenne sont pour le moins optimistes : croissance et excédent primaire supérieurs à 4% à partir de 2016. Dans ces conditions très favorables, le stock de dettes redescendrait autour de 100% en... 2026. Or ces hypothèses ont peu de chance d'être vérifiées. En juin dernier, les économistes Zvolt Darvas et Pia Hüttl ont montré que si le taux de croissance était inférieur de 1% aux prévisions (ce qui est probable), l'excédent primaire également 1% en-deçà de l'ajustement demandé par la troïka (ce qui est en train d'être négocié), s'il faut financer une nouvelle recapitalisation bancaire (les 10 milliards disponibles pour cela seront reversés dans les caisses européennes en vertu de l'accord trouvé la semaine dernière), alors la dette grecque diminuerait à 150% du PIB en 2021... avant de recommencer à augmenter. Bref, tant qu'elle sera dans la zone euro, la Grèce placera le reste de l'Europe devant l'alternative entre une mutualisation des dettes ou un éclatement de la zone.

Le pouvoir de Bruxelles en question

Sur la défensive, celle-ci ne fonctionne plus depuis 2010 que comme une machine à négocier des exceptions aux règles sensées garantir la confiance (ou empêcher la défiance) entre ses membres, et non comme un moteur destiné à entraîner la courroie de transmission de la croissance. En dépit de l'agenda défini par la Commission Juncker, les instruments d'une coordination des politiques européennes sont extrêmement faibles et son plan de relance dérisoire.

Le reste du monde observe, sidéré, la zone euro se débattre avec des règles dont la directrice du FMI Christine Lagarde remarquait poliment l'an dernier qu'elles étaient « trop complexes ». « Byzantines » conviendrait aussi bien. Le monde entier s'inquiète de ne pas voir avancer ce bloc de 19 économies richissimes vers une union politique et constate que le pouvoir bruxellois s'avère à la fois suffisamment intrusif pour nourrir les réactions nationalistes et pas suffisamment pour imposer les réformes. Début février, l'OCDE s'inquiétait de leur ralentissement ... tout en appelant à relâcher la pression budgétaire. Obliger la France et l'Italie à s'en tenir à la trajectoire fixée par la Commission « déprimerait probablement plus encore l'activité et risquerait même de plonger la zone euro dans une nouvelle récession », expliquait déjà l'organisation en novembre. L'annonce cette semaine d'un nouveau délai accordé au gouvernement français pour repasser sous les 3% de déficit (en 2018 au lieu de 2015) montre que les dirigeants européens ne sont pas sourds à ces critiques. Ce calendrier sonne, en soi, comme l'aveu de la peur de la menace frontiste qui pèse sur l'élection présidentielle de 2017.

Vers une union fiscale ?

La question centrale posée par la crise présente est de savoir comment passer d'une union basée sur les règles budgétaires à une autre où des politiques substantielles, dans le domaine de l'énergie, social, fiscal. Le fait que les gouvernements de la zone euro aient toléré de la part des gouvernements grecs centristes qui se sont succédés depuis l'entrée du pays dans l'union monétaire la totale indigence de l'administration fiscale hellène devrait faire réfléchir aux besoins de repenser les formes de coopération et même d'intrusion nécessaires à la consolidation de l'union monétaire. On peut se poser la même question au sujet du passage aux 35 heures en France au moment où l'Allemagne, avec laquelle elle était sur le point de partager la monnaie, s'engageait sur une route différente avec l'agenda 2010 du chancelier Schröder.

Vu de l'extérieur, la réponse simple aux périls actuels consistera à créer une vraie union fiscale, avec un budget européen et une mutualisation partielle des dettes publiques. Mais avec le temps, ce grand bond semble de plus en plus improbable. Inscrit en filigrane des travaux menées depuis 2012 par les « quatre présidents » (Commission, BCE, Conseil européen et Eurogroupe), son examen approfondi est repoussé de conseil en sommet européen.

Une union politique pour sauver l'Europe ?

Le cas grec est emblématique de l'étau qui est en train de se resserrer sur l'Union européenne. A présent, le risque auquel est exposé l'euro est moins aujourd'hui celui d'une contagion financière de la crise grecque que d'une contagion politique, avec la libération d'une parole nationaliste et anti-européenne tant au Sud qu'au Nord. La faute à qui ? Pas à la Grèce, en dépit de la gêne que peut inspirer le nationalisme qui s'y manifeste de plus en plus ouvertement. Pas plus à Berlin, qui a voulu s'en tenir aux règles budgétaires et même les renforcer. De quel autre moyen disposait-on pour tenter d'imposer des réformes ? C'est aux architectes de la zone euro dans leur ensemble : Allemagne, France, Bénélux, Italie, qu'il faut s'en prendre, qui se sont refusés à doter la zone euro des attributs d'une union politique.

Or l'espace politique des partis centristes sensés le promouvoir est rogné par de nouveaux mouvements qui se définissent par leur opposition à « Bruxelles » (Podemos en Espagne, Alternative für Deutschland et die Linke en Allemagne, UKIP au Royaume-Uni, le Parti des Finlandais, Cinq Etoiles en Italie, le Front National en France, Parti pour la liberté aux Pays-Bas), plus la perspective de faire franchir une marche à l'intégration s'éloigne, tant cela comporte de risques pour les partis de gouvernement.

L'avenir n'est jamais écrit à l'avance. Mais des trois scénarios qui se dessinent : l'enlisement dans la récession entraînant le rejet de l'intégration européenne par les peuples, le choc d'une décision politique de sortie de l'Union européenne ou de la zone euro par un des Etats membres suite à des élections, dont les conséquences restent difficiles à apprécier, et celui, enfin, d'une sortie par le haut avec la formation d'une véritable union politique, le troisième n'est pas le plus probable.