"L'Europe peut soutenir son agriculture sans nuire aux pays pauvres"

La Tribune - A quelques jours de Cancun, aucun dossier du cycle de Doha, hormis celui des médicaments génériques, ne semble avoir progressé. Ce rendez-vous risque-t-il d'être un "non événement" ?Pascal Lamy - Non, ce ne peut pas être le cas. Il s'agit d'une revue à mi-parcours où l'on doit prendre la mesure exacte et politique du chemin parcouru depuis dix-huit mois. Est-il possible d'achever ce programme de négociations à la fin 2004 ? C'est là la véritable question de Cancun. L'Union européenne estime qu'il continue d'être souhaitable de boucler le cycle de négociations à la fin de l'année prochaine. C'est le mandat que m'ont donné le Conseil des ministres et le Parlement européen. Je considère que, sur chacun des sujets traités, nous sommes proches de l'objectif de mi-parcours du cycle, même si l'on y est pas encore. Sur l'agriculture, nous avons fait cet été un pas en avant avec les Américains. Il nous faut maintenant négocier les plafonds des subventions en termes chiffrés. Par ailleurs, je ne considère pas que les dossiers de Cancun s'enlisent. Par rapport à ce que l'on constatait dix-huit mois après le lancement du round précédent dans les années 1980, c'est même le jour et la nuit !L'Europe et la France, sont-elles, à votre sens, mûres pour libéraliser leur agriculture ?Oui, mais il ne faut pas se tromper de débat. L'Union européenne ne souhaite pas la libéralisation complète en matière agricole et refuse bel et bien que le commerce international de l'agriculture soit banalisé à l'OMC comme s'il s'agissait d'une production ordinaire. Je sais que c'est la position de l'Australie, de la Nouvelle-Zélande, du Brésil. Mais je sais aussi que ce n'est pas, en revanche, la position de l'Inde, de l'Indonésie, des pays africains et des Etats-Unis. Il y a donc un désaccord au sein de l'OMC, qui n'est pas orientée Nord/Sud, sur cette question politique fondamentale. Les Français, quand ils affirment que l'agriculture est une activité à part, n'expriment pas seulement une position hexagonale mais européenne. Que les choses soient claires : il ne s'agit pas pour l'Union européenne d'attendre encore quelques années pour finir par banaliser leur agriculture comme nous l'avons fait pour le charbon. L'Europe peut soutenir son agriculture sans nuire à l'économie agricole des pays en développement. Pour cette raison, nous avons tous pris l'engagement d'accepter une diminution des plafonds internationaux sur le soutien budgétaire, sur les subventions à l'exportation et une amélioration des conditions de l'accès à nos marchés (c'est-à-dire une réforme des droits de douane, ndlr). On a toujours dit, en revanche, que l'abolition totale des subventions à l'exportation européennes - réduites des trois-quarts depuis dix ans - n'était pas envisageable sans de nouvelles réformes de la politique agricole commune. J'attends des pays en développement ou d'autres comme l'Inde, à qui nous avons proposé une telle abolition pour certains produits, qu'ils nous fassent des propositions concrètes pour en discuter.Le problème du coton est souvent pris en exemple pour dénoncer les subventions agricoles des pays riches. Dans quelle mesure l'Europe est-elle concernée ?Les Européens produisent 2% de la production mondiale de coton. Il existe en Europe un système de soutien dégressif avec le niveau de la production. L'Europe n'exporte pas sur les marchés internationaux et ne dispose d'ailleurs pas de subventions à l'exportation. Il s'agit d'un micro problème pour les Européens mais d'un gros problème pour les Américains, à la fois gros producteurs et grands exportateurs de coton. N'oubliez pas par ailleurs que les Européens sont de très loin les plus gros importateurs de produits agroalimentaires, dont le coton, provenant du monde en développement. Nous importons plus que la somme des Etats-Unis, du Canada, de la Nouvelle-Zélande, de l'Australie et du Japon ensemble. Vers quel modèle l'Europe agricole se dirige-t-elle ?L'Europe agricole se dirige vers un modèle où la qualité sera davantage privilégiée que la quantité. Nous voulons maintenir une économie rurale durable, malgré nos conditions de production qui ne sont pas optimales dans toutes les filières, ce grâce à des aides qu'on "forfaitise" de telle sorte que l'impact de notre système de soutien sur les productions des pays tiers, en concurrence avec les nôtres, soient diminuées. Croyez-vous que le cycle de Doha soit en mesure de promouvoir le développement ?Les deux tiers des membres de l'OMC sont des pays en voie de développement. J'imagine mal que l'on puisse parvenir à un accord sans qu'ils y trouvent leur compte. Dans les négociations de l'OMC, la somme des coûts payés individuellement en matière de concession doit être inférieure à la somme des gains collectifs. C'est là leur vertu. Je considère d'ailleurs que le bilan des précédents cycles de négociations est globalement positif pour les pays en développement. A titre d'exemple, l'Europe a augmenté ses importations en matière de textile de 50% depuis 1995 (où a été signé l'accord textile habillement de l'OMC, ndlr). Je constate toutefois que les pays en développement ont profité d'une manière très inégale de l'ouverture des échanges. Il est clair que l'Asie en a beaucoup bénéficié tandis que l'Afrique en a trop modestement profité.Le projet de déclaration ministérielle de Cancun fixe les principes qui vont régir les négociations d'ici à la fin 2004. Quand les "blancs" laissés dans cette déclaration, où doivent figurer tous les chiffrages, seront-ils complétés ? Nous devons décider cela à Cancun. Nous disposons d'un cadre en matière agricole mais aussi en matière de tarifs industriels dont je rappelle qu'ils constituent l'essentiel de la négociation. La position des pays en développement sera déterminante en la matière puisque 70% des droits de douane qu'ils payent sont réglés à d'autres pays en développement. Il me paraît raisonnable, comme l'estiment certains observateurs, d'imaginer que le problème des chiffres soit réglé au printemps 2004. Mais il est évident que, pour des raisons tactiques, certains pays exigeront que des dossiers spécifiques soient traités en priorité, ce qui risque de compliquer l'établissement du calendrier.La question des services sera-t-elle abordée à Cancun ? Si c'est le cas, quelle pourrait être la teneur des débats ?Cette question sera abordée du point de vue de l'échéancier. C'est une négociation par requête et offre dont le principe n'a pas changé. A Cancun, il faudra faire le point sur ce qui a été mis sur la table. Or, tous les membres n'ont pas présenté d'offres, c'est notamment le cas de l'Inde ou du Brésil.Demander l'ouverture des services d'intérêt collectifs (eau, énergie...) dans les pays en développement ne signifie-t-il pas les livrer à de grands groupes industriels occidentaux ?Si l'on veut connecter les quelque 1 à 2 milliards de personnes qui ne disposent pas d'eau potable à un réseau de distribution, il faudra que les efforts privés se joignent aux efforts publics. La position européenne en matière d'eau est claire et constante : nous nous intéressons à la distribution et à l'assainissement de l'eau car c'est un domaine dans lequel nous avons un excellent savoir-faire. Nous n'avons en revanche aucune demande en matière de production. L'eau est une ressource naturelle qui, à notre sens, doit rester sous la coupe d'une autorité souveraine pouvant la réguler comme elle l'entend. Nous ne demandons donc pas l'ouverture du marché de la production de l'eau, même si nous considérons que l'eau est une marchandise, pas comme les autres certes, puisqu'elle a un prix. Européens et Américains peuvent-ils s'entendre sur les sujets de Doha quand ils se déchirent devant l'organe de règlement des différents de l'OMC ?Les échanges entre l'Union européenne et les Etats-Unis s'élèvent à un milliard d'euros par jour sur un plan strictement commercial, sans compter les flux d'investissement et les échanges de services. Le fait que nous ayons des frictions sur 1% de ces échanges n'a rien d'anormal.Dans quelle mesure l'amitié que vous entretenez avec votre homologue américain, Robert Zoellick, influence-t-elle vos négociations à l'OMC ?Nous étions sherpas ensemble dans les années 1990. Il était celui de George Bush, le père, moi celui de Jacques Delors. Nous nous sommes alors liés d'amitié. Les hasards de la vie politique ont voulu que je devienne commissaire européen au Commerce et lui le représentant au commerce de son pays. Nous avons tous deux des fonctions politiques, lui au service de son président et du Congrès, moi à celui du Conseil des ministres de l'Union et au parlement européen. Notre amitié n'influence donc en rien nos positions politiques respectives. Ceci étant, nous nous connaissons bien et notre respect mutuel économise des préambules qui peuvent parfois peser sur la longueur et les modalités des négociations. Contrairement à ce qui se passait voilà encore quelques années, un accord entre les Etats-Unis et l'Union européenne est une condition nécessaire mais plus suffisante de la réussite d'une négociation commerciale internationale. C'est une dimension de la négociation avec laquelle tous les pays doivent vivre. Le fait que la fin 2004, où est censé s'achever le cycle de Doha, coïncide avec le terme de l'administration Bush et du mandat de la Commission européenne n'a échappé à personne. Or, si le round n'était pas terminé à la fin 2004, son délai de remise en route pourrait prendre, pour des questions de réajustement politique, de nombreux mois. Les négociations ne reculeraient certes pas mais elles devraient trouver un nouvel élan.
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