"L'agriculture française gagnerait à davantage de libéralisation"

latribune.fr- Quels sont les enjeux des négociations de Doha ?Patrick Messerlin - Ce sommet est d'autant plus important que pour la première fois sont pris en compte l'ensemble des pays en développement, qu'il s'agisse des pays émergents comme l'Inde et le Brésil, qui négocient comme des pays développés, ou des pays les plus pauvres qui, eux, ont beaucoup moins de capacités de négociation. Alors que la libéralisation des services s'avère particulièrement difficile à mettre en oeuvre, celle de l'agriculture achoppe sur des enjeux politiques considérables. Sur ce point, l'hypocrisie de la France, qui se réclame à cor et à cris de solidarité et d'aide au développement, n'est plus à démontrer. Ses réticences pour l'ouverture de son marché aux produits agricoles prive certains pays comme le Burkina Fasso d'un immense potentiel de croissance. Ce pays n'est pas seulement producteur de coton, mais aussi de pois et de fèves. Que les Etats-Unis constituent un gros obstacle à ses exportations de coton ne doit pas nous cacher que nous le sommes aussi et qu'en plus, nos subventions internes enlèvent toute possibilité aux producteurs burkinabés de vendre leurs fèves en Europe et en France. La libéralisation devrait simplement conduire la plupart des pays à développer l'exploitation de leurs produits de niche, comme le sucre du Brésil, les tomates du Maroc, voire les produits laitiers des buffles pakistanais... Car cette ouverture devrait permettre un fantastique accroissement des variétés de produits disponibles, plus qu'une concurrence frontale par les prix sur les produits standards. Mais l'agriculture française n'est-elle pas menacée par cette libéralisation ?Absolument pas, et même bien au contraire. Le protectionnisme coûte à l'agriculture française des marchés que son efficacité lui assurerait, dans le monde et en Europe même. Sans compter que les modèles économiques démontrent tous que, lorsqu'elle n'est pas accompagnée d'autres mesures de libéralisation, la baisse des subventions à l'exportation, que nous menons actuellement, est néfaste pour les pays importateurs nets de produits agricoles. Or la France pousse à cette libéralisation déséquilibrée, comme elle vient de le faire pour le sucre, afin de pas mettre en danger le statu quo du budget européen.Dans quelle mesure l'agriculture française gagnerait-elle à davantage d'ouverture ?Non seulement il n'est pas question, dans ce round de négociations, d'une libéralisation à outrance, mais la baisse des droits de douane sur les produits agricoles européens profitera très sensiblement aux puissances agricoles européennes qui disposent des coûts les plus compétitifs, comme la France et la Grande-Bretagne. En revanche, certains pays comme la Grèce, le Portugal ou la Suède pourraient se trouver désavantagés. Selon des estimations effectuées pour le GEM, une baisse de 50% des droits de douanes et de subventions (ce qui est assez proche d'un scénario possible à l'heure actuelle) serait largement bénéfique au secteur primaire français. Si certaines céréales et la viande bovine verront leur production reculer de 10 à 15% environ, d'autres, comme le lait et le sucre, auront une production stable, tandis que d'autres encore, tels que le porc et les fruits et légumes, verront leur production grimper de 15% à 20%. Et enfin, l'agroalimentaire verra sa production bondir de 20%. Moins controversés, les bénéfices de la libéralisation paraissent évidents dans le domaine industriel, qu'il s'agisse d'industrie automobile ou d'habillement sophistiqué.Dans ce cas, comment expliquez-vous les réticences de la France ?Après la crise des banlieues, ces réticences proviennent largement des milieux politiques, qui sont tétanisés. Car les lobbys agricoles, eux, se sont montrés plutôt discrets jusqu'à présent. Ce qui aurait pu inciter le gouvernement à agir, d'autant que les lobbys industriels et producteurs de services se sont clairement prononcés en faveur de l'ouverture des marchés étrangers, ce qui passe nécéssairement par l'ouverture de nos propres marchés.Les politiques veillent-ils ainsi à ménager l'opinion des Français, qu'ils perçoivent comme opposés en majorité à la globalisation?Oui, probablement. Mais le problème est que les politiques ont une vue tronquée de la réalité. Dans tous les sondages depuis des années, deux tiers des Français, tout comme les autres Européens, se déclarent favorables à la libéralisation des échanges, alors qu'un peu plus de la moitié sont opposés à la globalisation. Ceci apparaît incohérent de prime abord, mais ne l'est pas. Car la notion de globalisation englobe des phénomènes bien plus agressifs que le mouvement des biens et des services à travers les frontières, comme, par exemple, le mouvement des travailleurs (l'immigration) ou celui des emplois (la délocalisation). Et dans le contexte d'érosion de la confiance en France, le terme de globalisation réveille la crainte du manque d'emprise sur l'avenir. Une inquiétude qu'attise depuis des années l'incapacité de l'Etat français à gouverner, comme le démontre la création systématique, presque compulsive, d'une institution à chaque nouveau problème.Pensez vous que cet entêtement puisse conduire la France à opposer son veto à Hong Kong ?Techniquement ce serait possible (l'OMC est fondé sur le consensus) . Mais la manoeuvre est peu probable face à 150 pays, sans compter les dégâts médiatiques que cela provoquerait chez nombre de pays en développement et nos voisins. La France devrait simplement tenter d'obtenir le maximum de concessions en échange d'une libéralisation de l'agriculture. Cela, c'est la règle simple de toute négociation, que notre attitude des dernières semaines n'a pourtant pas suivie.Que pensez vous du silence de la Chine, pourtant premier bénéficiaire du commerce mondial ?Contrairement à ce que l'on croit, et parce qu'il s'est très fortement libéralisé lors de son accession à l'OMC (encore en cours), l'Empire du Milieu pourrait perdre quelque peu à davantage d'ouverture des autres pays. De toutes façons, la Chine reste prudente car elle doit encore absorber bien des effets de son accession.Comment envisagez vous l'issue des négociations de Hong-Kong ?Sauf catastrophe (toujours possible) à la ministérielle même de Honk Kong, ces négociations devraient se prolonger probablement autant que possible, c'est-à-dire jusqu'en mars 2007. Elles risquent, si l'opposition de la France perdure, de n'arriver qu'à un accord a minima, donc à des effets négligeables pour le développement des pays les plus pauvres. Nous aurons ainsi raté une grande occasion de rendre le monde plus sûr. On est loin d'une vraie réussite, laquelle se traduirait par l'élimination de tous les taux de protection supérieurs à 15-20% dans l'agriculture comme dans l'industrie. Car ce sont ces taux de protection élevés qui coûtent cher à un pays, en recettes douanières perdues et en coûts élevés pour les consommateurs. Et on l'oublie trop souvent en France, une économie doit fonctionner pour satisfaire les consommateurs... et non les producteurs.
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