Londres vend son âme fiscale pour 6 milliards d'euros

Par Eric Albert, à Londres  |   |  683  mots
Les banques suisses vont faire le travail du Fisc britannique - Copyright Reuters
Un traité entre le Royaume-Uni et la Suisse permettra de récupérer l'argent des résidents britanniques qui ont des comptes bancaires secrets. Mais ils conserveront l'anonymat. Et cela pourrait faire dérayer les négociations fiscales paneuropéennes.

Réalisme anglo-saxon, ou mise à la poubelle des principes fiscaux les plus élémentaires? La Suisse et le Royaume-Uni viennent de signer un traité fiscal qui fera date (voir ici l'annonce en anglais), juste après un accord similaire entre l'Allemagne et la Suisse.

Au premier abord, c'est une vraie avancée contre l'évasion fiscale. La Suisse accepte de ponctionner directement les comptes des résidents britanniques, à partir de 2013. Et les taux ne sont pas purement symboliques: 27% pour les gains en capitaux, 48% pour les rendements de placements financiers. De plus, pour pénaliser les tricheurs, l'argent qui se trouve actuellement sur les comptes suisses sera prélevé entre 18% et 34% (suivant les sommes et la durée de vie du compte). C'est beaucoup, parce que c'est une imposition sur l'ensemble de l'argent dans le compte, pas sur les revenus qu'il génère.

Où est l'astuce? En échange, les comptes ponctionnés demeurent anonymes. Ce sont donc les banques suisses qui vont faire le travail du Fisc britannique. De plus, l'imposition est légèrement inférieure à celle du Royaume-Uni (28% et 50%).

Londres réplique que c'est une avancée qui aurait été inespérée il y a quelques années. De plus, cela devrait rapporter près de 6 milliards d'euros au maximum par année, une somme loin d'être négligeable. Bref, ce serait une avancée réaliste, même si ce n'est pas la transparence totale.

Beaucoup de militants anti-évasion fiscale sont pourtant furieux. Car si l'accord était effectivement inimaginable voilà quelques années, le climat a beaucoup changé ces derniers temps. Lors du G20 de Londres en avril 2009, la Suisse s'est retrouvée sur la "liste grise" des pays qui refusaient la coopération fiscale. Elle a depuis été forcée de signer des accords d'échange d'informations fiscales. Sa position a donc été fortement affaiblie.

De plus, conserver l'anonymat des comptes suisses revient à de la "connivence avec la criminalité", selon l'association Christian Aid. "Pourquoi donc des personnes préféreraient-elles payer un impôt de 19 à 34% (...) plutôt que de révéler leur identité, à moins qu'elles n'aient fait quelque chose de sérieusement mal?", s'interroge Loretta Minghella, sa directrice. Elle continue: "la raison la plus probable est qu'elles ont échappé à beaucoup d'autres impôts, ou qu'elles ont participé à une autre activité criminelle sérieuse."

Enfin, et surtout, ce traité helvético-britannique pourrait faire dérayer les négociations européennes en cours pour mettre un système d'échange d'informations systématiques entre les 27 membres de l'Union Européenne. Pour beaucoup, c'est la seule vraie solution: les enquêteurs des Fisc nationaux n'auront plus à demander des renseignements sur telle ou telle personne selon leurs suspicions; chaque pays donnera automatiquement les informations concernant les ressortissants des autres pays.

Les négociations européennes étaient bien avancées, jusqu'à ce que l'Italie les fasse échouer en mai. Mais la présidence polonaise espère les mener à bien d'ici la fin de l'année. En passant par le bilatéral, la Suisse espère diluer le texte, voire le faire capoter, en signant ces traités avec le Royaume-Uni et l'Allemagne.

Alors, pourquoi le Royaume-Uni a-t-il accepté de signer avec la Suisse? Selon Richard Murphy, un militant anti-évasion fiscal très connu en Grande-Bretagne, c'est pour éviter que la directive européenne ne s'applique aux paradis fiscaux britanniques (îles Caïmans, Jersey, Guernesey, île de Man...). Bref, Londres protège ainsi ses propres paradis fiscaux, et au passage la City, où se trouve toute l'industrie financière et juridique dédiée à l'évasion fiscale. John Christensen, autre militant, qui connaît bien Richard Murphy, confirme: "j'ai parlé à des officiels de l'Union Européenne et ils me disent que le Royaume-Uni ne veut pas signer cette directive."

Selon cette analyse, Londres aurait finement joué. Le Trésor britannique empoche ainsi quelques milliards bien nécessaires en ces temps de crise, mais protège au passage sa place financière. Diabolique? Ou simple réalisme qui permet de faire de rentrer de l'argent sans trop se poser de questions?