Retour sur des partis pris

Auteur du blog "Génération deuxième gauche", l'ancien commissaire au Plan, Pierre-Yves Cossé, revient sur son parcours politique, et ses partis pris

Les indifférents ne sont pas ma tribu. Les affaires de la cité m'ont concerné très tôt et très tard dans ma vie, presqu'aussi fortement que mes affaires personnelles. L'histoire qui se fait ou l'histoire révolue m'a toujours semblé lié avec ma propre histoire.

Pour s'impliquer, il faut aller au-delà du simple intérêt et combiner écoute et rigueur. Même après un effort d'information, les connaissances restent fragmentaires et superficielles. La tentation est de reculer devant la complexité des problèmes, de murmurer « c'est trop compliqué » et de s'abstenir. J'ai généralement résisté à cette tentation…mais pas toujours. Il faut se résigner à prendre parti à partir d'éléments partiels, voire inexacts, parfois sur des bases peu rationnelles, en se fondant autant sur le sentiment et la passion que sur la raison.

Rallier la position du plus grand nombre n'est pas un bon critère. Se trouver isolé ou tout au moins minoritaire ne m'a jamais intimidé mais plutôt stimulé. Les minoritaires m'ont toujours semblé dignes d'intérêt (à l'UNEF, nous nous sommes toujours appelés « minoritaires » même lorsque nous avions la majorité).  Référence aux Ecritures (« peu d'élus » le levain dans la pâte) ? A ma position de « petit dernier » ? Je ne sais.

Accepter de se tromper 

Prendre parti est accepter de se tromper, Cela oblige à le reconnaître et à en tirer les conséquences. Tâche malaisée, pas seulement pour des questions d'amour propre mais du fait de notre mémoire sélective, qui oublie, déforme, invente. Même si nous admettons nous être trompés, nous choisissons nos erreurs et tentons d'assurer la cohérence de notre histoire et de notre personnalité. Cela est encore moins facile si l'on appartient à une organisation politique enfermée dans ses postures : dénonciation systématique de l'adversaire et de ses positions, soutien aveugle des siens. C'est une des raisons pour lesquelles j'ai été un militant politique médiocre ne voulant pas renoncer à un minimum d'intégrité intellectuelle et morale.

Trois grands partis-pris ont marqué ma vie de citoyen : la décolonisation, « l'autogestion » et l'Europe.

La question algérienne

Pour ma génération, l'Algérie a été le grand « parti-pris » Si je considère que j'ai eu raison à la fois sur le plan intellectuel, politique et moral, je suis conscient de mes erreurs d'appréciation et de mes faiblesses d'analyse. Citons quelques unes de mes insuffisances :

 -   en 1954, j'étais un tenant de la décolonisation considérant que ce système de domination était dépassé, depuis au moins la seconde guerre mondiale, inacceptable pour les populations concernées et coûteux économiquement et politiquement pour la France. Dans le cas algérien, la décolonisation ne voulait pas dire une indépendance immédiate mais l'ouverture d'un processus négocié dont la première phase serait l'autonomie

J'étais plus nuancé sur le phénomène colonial ; il avait été tellement généralisé dans l'Europe du 19è siècle que le dénoncer me semblait ignorer les mentalités et les croyances de l'époque. Aujourd'hui, ayant appris y compris sur l'anticolonialisme, je suis beaucoup plus critique ;

-      ma connaissance de l'histoire de l'Algérie était fragmentaire et partiale, influencée par ce qu'on m'avait appris à l'école (« les trois départements français » et l'Algérie res nullius de 1830) Les massacres de Sétif, l'échec du projet Blum/ Violette, les élections truquées de Naegelen m'étaient connues, au moins je le crois. Mais pas les conditions de la conquête (massacres, pillages, destructions des cultures) la série des engagements non tenus, la spoliation permanente des terres, les révoltes fréquentes, bref cette accumulation de violences, qui explique pour une part la sauvagerie de la guerre finale ;

-    l'islam, je le considérais comme un phénomène marginal d'un point de vue politique. Les étudiants algériens que je connaissais (ils étaient peu nombreux) étaient musulmans, comme j'étais chrétien, à l'époque, ils buvaient même du whisky. L'islam, comme le facteur identitaire ayant résisté à la présence française, était ignoré, le risque d'une Algérie musulmane ne respectant pas la liberté religieuse jugé inexistant ;

-    compte tenu du phénomène « pied noir » dont nous ne sous-estimions nullement l'importance, la décolonisation ne pourrait être que progressive. Une majorité de « pieds noirs » resterait dans une Algérie où la plus grande partie du pouvoir politique serait exercée par les « Arabes » Dès la capitulation de Guy Mollet en février 1956, nous pensions que la révolte des français d'Algérie appuyée par une partie de l'armée était possible (ce fut l'OAS) et que la démocratie était menacée. Mais nous pensions que le FLN (celui de Ferhat Abbas) finirait par jouer le jeu de la négociation, ce qui ne fut pas vraiment le cas. Bref, nous avons cru qu'une « Algérie franco-algérienne » serait une phase de transition durable ;

-   en 1958, mon opposition au retour au pouvoir du général de Gaulle dérive de mon engagement sur l'Algérie. Le général était porté par les partisans de l'Algérie française, civils et militaires, et à Mostaganem il prononça lui-même les mots. La guerre allait continuer. J'avais raison, la guerre dura plus longtemps sous de Gaulle que sous la quatrième république. Mais j'avais tort de sous-estimer le progrès que représentaient les institutions de la cinquième république donnant au Président les moyens de faire face aux grandes crises nationales. A partir du discours sur l'autodétermination (septembre 1959) je compris que la paix passait par lui.

Un parti pris plus flou en 68

En mai 68, mon parti-pris fut plus flou. Il ne suffit pas qu'un évènement soit majeur pour susciter un engagement. Il faut être « en situation » En 1968, j'étais marié avec trois jeunes enfants et c'était la période de la « tournée » à l'Inspection des Finances ; en mai, je vérifiais la caisse régionale de crédit agricole de l'Yonne. Toujours en mai, mon frère Philippe fut tué dans un accident de voiture et j'allai à ses obsèques à Nantes.

Mon engagement fut marginal : un peu comme maître de conférence à Sciences- Po mais je fus absent au moment où les enseignants engagés s'organisèrent. Un peu comme vice-président d'une éphémère association des Amis de l'UNEF qui collecta des fonds pour les étudiants. Un peu comme intermédiaire auprès du cabinet de Pompidou pour des contacts officieux avec l'UNEF et auprès de Mendès- France pour qu'il soit un peu plus autogestionnaire. A la vérité, l'UNEF de Jacques Sauvageot m'était étrangère, non pas pour ses positions de fond (c'était leur affaire) mais par sa dépendance totale envers un parti politique, le PSU et en l'espèce Marc Heurgon.

Je fus surtout un spectateur, allant à la Sorbonne comme à l'Odéon. Je ne croyais nullement à la révolution mais j'espérais que par une alchimie mystérieuse, de cette agitation sortirait l'accès au pouvoir de Mendès- France, alors membre du PSU et la prise en compte des idées de la nouvelle gauche. Je cherchais, en réformiste, à récupérer même si cette explosion me paraissait globalement positive. Marie- Chantal était personnellement plus fortement impliquée- peut -être par l'aspect féministe- au point de mettre à la fenêtre de notre appartement un drapeau rouge. J'appréciai médiocrement de même que l'abattage de beaux arbres, bd Saint Germain, je crois… les bagnoles brûlées et les barricades, oui, mais pas touche aux arbres.

Les dérives violentes et ultragauchistes de l'après 68 me mirent mal à l'aise ainsi que les complaisances du PSU à leur égard, au point que je démissionnai du PSU (j'avais adhéré dans la section du sixième, celle de Michel Rocard en 1967) écrivant que j'étais un « social-démocrate » ce qui n'était nullement à la mode.

 Pour l'autogestion

A la vérité, le mot « social- démocrate » était inadéquat. Mon vrai parti-pris était l'autogestion et le reste. J'entends les ricanements : fumeux, démodé, irréaliste, utopique. Je reconnais que le mot a mal vieilli. Mais quel autre ? La « participation » annexée par le général de Gaulle. La « cogestion » trop limitée. La « décentralisation » trop juridique. Le « conseillisme » trop révolutionnaire. Le « mutuellisme » trop étroit. La « subsidiarité » trop religieuse et trop européenne. Par démarche autogestionnaire, je vise l'effort continu tendant à donner le maximum de pouvoir dans tous les secteurs de la société à ceux qui sont sur le terrain, proches des réalités et engagés dans le concret. C'est en donnant des responsabilités aux acteurs qu'ils deviennent responsables et qu'une société progresse en justice et en efficacité. Ou pour le dire d'une autre manière, c'est une démarche consistant à transformer les individus en acteurs, à « produire le maximum d'acteurs » dans une société.

 

La conviction que les acteurs à la base détenaient une beaucoup plus grande capacité d'initiative et d'innovation que celle qui leur était reconnue est très ancienne. Ma fréquentation des militants de la CFDT, d'abord à Nantes dans le cadre de l'ACJF puis à Paris avec les animateurs de Reconstruction fut une première découverte. Mon expérience étudiante, tant avec la cogestion des œuvres universitaires qu'avec la gestion directe de la mutuelle, la MNEF, (mais il n'y avait que 150 000 étudiants) me convainquit que la démarche était possible et féconde. Lors du putsch à Alger, je constatai que les « bidasses » jugés passifs et malléables, étaient capables en quelques heures de créer une nouvelle hiérarchie et d'inventer des modes d'action ingénieux. Mes contacts avec les milieux de l'économie sociale et solidaire me renforcèrent dans la conviction qu'il fallait redistribuer le pouvoir, les droits et les capacités. Ma fréquentation de milieux dirigeants cherchant, consciemment ou non, à monopoliser le pouvoir m'a conduit à la conclusion que la médiocrité et la suffisance d'un bon nombre rendaient insupportables leurs prétentions.

Certes, la démarche est chaotique, pleine de risques et peut échouer, même si elle est progressive. Elle n'implique nullement la disparition de la hiérarchie, des règles, de l'évaluation et des contraintes économiques. De façon pragmatique, il faut bâtir de nouveaux modèles, évolutifs, combinant souci d'efficacité et exigences démocratiques. La bureaucratisation est un risque bien réel, comme le montrent l'enkystement d'une partie importante des institutions de l'économie sociale et leurs dérives autoritaires.

Avec la montée du niveau de l'éducation et les possibilités offertes par les nouvelles techniques de communication, la démarche autogestionnaire est plus que jamais possible et actuelle. Si la volonté est là et si les hommes (et es femmes) sont mis à la bonne place, les progrès sont rapides. En tant que modeste administrateur d'un établissement public, l'INALCO (Langues O) je constate une utilisation rapide des nouveaux pouvoirs accordés aux établissements de l'enseignement supérieur et un progrès de la gouvernance.

 

Spontanément pour l'Europe

Ma génération a été spontanément européenne au nom de préoccupations généreuses et assez vagues : réconciliation franco-allemande, paix en Europe, constitution d'un ensemble vis-à-vis de l'URSS et des Etats- Unis. Sur l'objectif final et les modalités, nous n'avions guère d'idées précises. Fédération ? Confédération ? Arrivant à Sciences-Po, je remarquai sur un emplacement officiel l'affiche du Mouvement Européen, prônant l'approche fédérale, ce qui reflétait la pensée dominante de l'époque. Peu concerné par les débats institutionnels, je n'eus pas envie de rallier ce mouvement, même s'il avait le mérite d'associer démocrates- chrétiens et sociaux- démocrates.

L'Europe étant un sujet complexe et évolutif, se dire européen ne veut pas dire grand-chose. Il faut démêler un écheveau et se situer dans le temps, au risque de lasser tout en schématisant.

 J'étais trop jeune pour prendre parti sur la Communauté européenne du charbon et de l'acier, la CECA (1950). L'originalité institutionnelle, lorsque je la compris, me plut. Une haute Autorité, indépendante des états et représentant l'intérêt européen, m'apparut plus efficace qu'une gestion intergouvernementale. Il est vrai que le spectacle des gouvernements de la IVe République renversés tous les six mois incitait au scepticisme sur l'intergouvernemental.

Sur la Communauté Européenne de Défense (CED) mon parti-pris fut flou. J'hésitai (et j'hésite encore). D'un côté, l'idée d'une armée franco- allemande ne me faisait pas peur et cette intégration était meilleure que le réarmement direct de l'Allemagne, inévitable. De l'autre, les partisans de la CED étaient les plus farouches adversaires de Mendès- France, président du conseil, dont la position personnelle était peu claire. Les adversaires disaient que le système serait un monstre technocratique dans lequel personne ne se retrouverait. Les partisans mettaient en valeur l'organisation politique qui marquerait un progrès majeur vers l'union de l'Europe. J'avoue n'avoir jamais lu le projet de traité. Le rejet par l'Assemblée Nationale au moyen d'un vote de procédure, sans débat sur le fond, fut une fin peu glorieuse qui me déplut.

 Puis vint le traité de Rome (1956/57) appelé vulgairement  « marché commun » Je pris parti pour, mais après réflexion et doutes. Le traité de Rome regroupait plusieurs traités.

J'étais favorable sans réserves au traité sur la communauté européenne de l'énergie atomique (Euratom) dont l'objectif était le développement de l'industrie nucléaire européenne  à une époque où la bombe atomique française n'existait pas, il s'agissait du nucléaire civil prometteur. De Gaulle au pouvoir considérant que le nucléaire était une attribution exclusive de la nation, parvint à vider le traité de son contenu. Et l'énergie est aujourd'hui un des grands vides de l'union Européenne.

Thatcher, Reagan, un tournant libéral imprévisible

Sur l'autre traité, instituant la Communauté Economique européenne (CEE) j'eus des réserves. La communauté avait deux moteurs : le marché avec la libre circulation des hommes, des marchandises et des capitaux et des « politiques communes ». Encore fallait-il que l'on parvienne à un équilibrer les deux moteurs. En 1957, cela me paraissait possible. Je n'avais pas prévu le grand tournant libéral du début des années 80 avec l'arrivée au pouvoir de Thatcher et Reagan et le triomphe culturel et politique d'un marché sans limites ni régulation.

Un autre argument fut avancé par Mendès- France (qui s'affichait comme un adversaire de l'Europe et ressemblait à la caricature faite par ses adversaires) et le patronat : l'économie française n'était pas prête et ne supporterait pas le choc de la concurrence de ses voisins européens. Je ne partageai pas le pessimisme mendésiste, me ralliant à la position du rapporteur à l'Assemblée Nationale, Alain Savary (un des rares leaders de la SFIO suscitant l'estime) qui insistait sur l'étalement dans le temps du désarmement douanier, près de dix ans. Il avait raison, l'ouverture progressive des frontières durant la décennie des années 60 fut bénéfique à l'économie française.

 Mon parti-pris favorable à l'entrée de la Grande- Bretagne dans la Communauté Européenne dans les années 60 était une erreur. Mon anglophilie me voilait les yeux. Pour moi, L'Angleterre, c'était un parlementarisme exemplaire, un respect scrupuleux des droits de l'homme, un peuple qui avait montré un courage exceptionnel durant la guerre, la décolonisation de l'Inde dès 1947, un parti travailliste fort qui avait mis en place des institutions sociales modèles…et une BBC de grande qualité. Ce plus qui serait apporté à l'Europe, dont les progrès étaient bloqués par le nationalisme gaullien, serait très supérieur au coût des compromis qu'il faudrait consentir. Le veto du général me fit «  pleurer » avec Mac- Millan, comme le ricanait la rengaine de l'époque.

Quelques années plus tard (1973) le nouveau président de la République, Georges Pompidou, élargissant sa majorité aux centristes à la fois européens et atlantistes, fit passer l'entrée du Royaume Uni sans véritable débat.

Celle-ci envoya à Bruxelles d'excellents diplomates, parlant français. Ils contribuèrent rapidement à freiner les avancées de l'Europe et l'usage du français se réduisit fortement. Il eut fallu attendre des progrès substantiels de l'Europe à six avant tout élargissement.

 Le marché l'emporte

Mon zèle européen fut ranimé par la désignation de Jacques Delors à la présidence de la Commisision Européenne (1985). Après avoir fait le tour des capitales européennes, il considéra que dans le contexte ultralibéral dominant, la seule avancée possible était celle du « grand marché » d'où l'Acte Unique, qui entra en vigueur en juillet 1987. Il se voulait équilibré avec un volet « coopération politique » « espace social (fonds structurels) » « recherche scientifique ». Néanmoins, dans le rapport de forces de l'époque et encore plus après le départ de Jacques Delors, c'est l'aspect « marché » qui l'emporta. L'équilibre avec les « politiques communes » disparut. Cela eut des conséquences positives pour les entreprises publiques française, qui menacées par la concurrence et de perte de leur monopole, améliorèrent leur compétitivité (Air-France, PTT, Sncf…). L'aspect juridique l'emporta malheureusement sur l'aspect économique, sous l'influence de l'ordo juridisme allemand. Le dogme prit le pas sur l'efficacité économique : fusions, opérateurs historiques qui devaient être affaiblis quelque soit le coût (électricité). Et la France chercha à gagner du temps sans même tenter de lancer un débat sur le fond.

Une capitulation devant les exigences allemandes pour le marché des capitaux

Mon parti-pris delorien fut mis à mal par la capitulation devant les exigences allemandes dans le domaine des capitaux : la libération des mouvements de capitaux (et donc de la spéculation) y compris à court terme (que le FMI a cessé de réclamer) fut totale sans aucune harmonisation fiscale. Bérégovoy, ministre des finances, acquiesça de façon quasi clandestine et une jungle dans laquelle nous sommes toujours empêtrés proliféra.

Au moment de la chute du mur à Berlin, beaucoup de bons esprits annoncèrent la fin de la construction européenne, l'Allemagne unifiée n'ayant plus besoin de l'Europe. Je pris le parti de croire le contraire ; c'était un acte de foi plus que de raison. Heureusement, l'initiative de Delors et de Mitterrand en faveur d'une monnaie unique ouvrit à l'Europe de nouvelles perspectives.

Sur l'euro, une erreur politique

Je fus dès le début un ferme partisan de l'euroautant pour des raisons autant politiques qu'économiques. Certains défauts de construction ne m'échappèrent pas : inadéquation et insuffisance des indicateurs (le 3% de déficit), absence de mécanisme de solidarité en cas de crise (cette situation n'était pas prévue). Notre erreur fut d'ordre politique. Nous étions convaincus que le fait de partager une monnaie créerait une dynamique et que les états compléteraient la construction initiale au fur et à mesure des difficultés rencontrées.

Ce fut pour le contraire ; une fois acceptée la monnaie unique, ils se replièrent sur des préoccupations exclusivement nationales, trichèrent si nécessaire avec les règles qu'ils s'étaient donnés (pas seulement la Grèce mais la France et l'Allemagne) et ne dotèrent pas l'euro zone des outils de gestion nécessaires. Nous n'avions pas prévu non plus l'erreur des marchés qui donnèrent une cotation quasi identique aux titres publics émis par les différents gouvernements jusqu'à la crise de 2008, comme si la BCE pouvait financer les déficits excessifs des états. Enfin, nous pensions que les mouvements de capitaux facilités par une monnaie unique contribueraient à combler le retard des états périphériques, alors qu'une grande partie des fonds fut accaparée par l'immobilier et la spéculation attenante.

Les Etats furent d'autant plus passifs qu'ils privilégiaient (notamment le président de la BCE) la lutte contre l'inflation et que la hausse des prix, mesurée par le seul indice des prix à la consommation, était parfaitement maîtrisée.

C'est sans hésitation que je fus partisan du oui au référendum sur le traité de Maastricht (septembre 92). Certes, je regrettai l'affaiblissement de la méthode communautaire- le mot même de Communauté- avait disparu au profit de l'intergouvernemental, en particulier avec les deux piliers (politique étrangère, police et justice) mais il y avait l'euro (sans « gouvernement économique ») et la « coopération renforcée ».

Plus d'Européens aux leviers de commande

Mon parti-pris d'optimisme faiblit. La crise de l'Europe était évidente. Depuis l'effacement de Delors, Mitterrand, Kohl, il n'y avait plus d'Européens aux leviers de commande. Le choix délibéré de successeurs médiocres à Jacques Delors, qui avait fait de l'ombre aux dirigeants nationaux, contribuait à un effacement voulu de la Commission empêtrée dans un délire règlementaire. Le déficit démocratique ne semblait pas devoir être comblé par une Assemblée européenne élue au suffrage universel dont les pouvoirs avaient été accrus.

C'était l'époque où Michel Rocard, européen de la première heure, dénonçait les illusions de « l'Europe- Puissance » constatait un consensus européen en faveur d'une « Grande Suisse » et se résignait à une Europe fondée sur le droit et la liberté des échanges, qui accueillerait la Turquie. Tout en reconnaissant l'exactitude du diagnostic, je ne partageai pas son pessimisme et affirmai que les contraintes de la mondialisation obligeraient l'Union Européenne à progresser, de crise en crise.

Je repris espoir avec le projet de traité constitutionnel européen. Certes, les apparences, valorisées avec talent par son principal artisan, le talentueux Giscard d'Estaing, l'emportaient sur le fond mais globalement le traité était positif. Je pris fermement le parti du oui au référendum de mai 2005 et fut abattu par le succès net du non, preuve d'un fossé entre les électeurs et la classe dirigeante.

Une nouvelle Europe, à demi paralysée

Mon parti-pris d'optimisme disparut. L'élargissement de l'Europe à 27, que je considérai comme un évènement heureux, ne s'accompagna pas d'une adaptation adéquate des institutions (seul VGE dénonça à l'Assemblée Nationale cette carence) Cette nouvelle Europe, difficilement gouvernable, sera à demi paralysée. La crise de l'Euro depuis 2010 (que j'ai traitée dans plusieurs numéros de la revue Esprit) montra une incapacité à intervenir rapidement. Ce fut souvent « trop peu et trop tard » même si in fine, des évolutions substantielles sont intervenues ou en cours (coordination des politiques budgétaires, nouveaux fonds, union bancaire).

L'erreur historique de vouloir éliminer tous les déficits simultanément

Ces évolutions positives ne peuvent cacher l'erreur historique de la politique imposée à tous les Etats : la disparition rapide et simultanéedes déficits publics. Cette politique repose sur un a priori idéologique et sur un mensonge : le refus d'un multiplicateur de la dépense publique associant baisse de la dépense publique ou hausse des prélèvements et diminution du PIB. Le FMI a reconnu ce qu'il appelle pudiquement une erreur mais pas Bruxelles, qui s'est contenté d'adoucir sa politique. Le résultat est la récession en Europe sans réduction du taux d'endettement public des états. Et la France affaiblie politiquement et économiquement s'est tue…

 Des raisons d'espérer

Mon parti-pris européen s'est transformé dans un espoir, qui fait appel à la raison. Les raisons d'espérer sont multiples ;

-  l'émergence de « grands européens » Il a suffi d'un homme, Mario Dragi pour redonner confiance aux marchés, principalement par la parole, et limiter la spéculation (depuis plus d'un an) Ne peut-on imaginer trois grands européens à la tête de la Commission, de l'Allemagne et de la France, qui prennent ensemble des initiatives. Il existe de nombreux domaines où des réalisations sont possibles : énergie, transition écologique, nouvelles technologies, infrastructures. Dans un premier temps, il s'agit d'être concret et de redonner confiance. Ces grands européens existent sûrement. Accèderont-ils aux responsabilités en même temps ? Pour l'instant, ils ne sont pas dans le collimateur ;

-   le nouvel équilibre du monde ; L'Europe a rapetissé par rapport aux puissances qui ont émergé et au premier chef la Chine. Elle ne peut plus compter sur les Etats- Unis, qui ne sont plus une hyperpuissante et se tournent de plus en plus vers l'Asie. Pour occuper une place, elle est obligée de s'unir ;

- les défis de toute nature en commençant par celui du climat. Certes il est mondial mais l'Europe peut et doit être à l'avant- garde ;

-   sa sécurité, elle est la plus concernée par l'instabilité au Moyen Orient et en Afrique. Se protéger implique une politique dynamique et cohérente.

 Les bonnes raisons ne suffisent pas à faire l'histoire. Celle-ci est à écrire. L'Europe peut se défaire comme progresser, même si la démarche est beaucoup plus complexe que beaucoup d'européens -dont moi- l'ont cru. Ce qui est sûr, c'est que demain comme hier, il faudra prendre- parti.

Le parti pris de la Résistance

J'ai souvent réfléchi à un quatrième parti-pris, celui de la Résistance, que je n'ai pas eu à prendre, compte tenu de mon âge. Réflexion oiseuse et artificielle ? Etre le héros ou le traître, question d'adolescent.

Impossible d'imaginer dans l'abstrait, il faut se mettre en situation : aurais-je été un étudiant sans bagages ou un chargé de famille soucieux de la survie des miens ? Aurais-je été mobilisé et fait prisonnier ? N'aurais-je pas évolué comme un grand nombre de Français pétainistes en 40 et gaullistes en 44 ? Aurais-je été suffisamment informé de ce qui se passe (François Bloch- Lainé m'a par exemple stupéfait lorsqu'il m'a affirmé ne pas avoir été informé de la rafle du Vel d'Hiv en temps réel) ?

Selon la réponse donnée, plusieurs scénarios sont possibles. Prenons l'hypothèse du jeune adulte non prisonnier de guerre et parisien.

Mon scénario, arbitraire, est :

       -  je n'aurais pas sombré dans la collaboration ; en tant que militant antifasciste, tout     rapprochement avec l'Allemagne nazie m'eut paru haïssable ;

-  je n'aurais pas été pétainiste. Il était connu que le vieux maréchal était devenu anti républicain et proche de l'extrême droite. Le ralliement de l'extrême droite m'eut paru suspect et son antisémitisme odieux ;

-  je n'aurais probablement pas été gaulliste en 1940. Un général qui se prend pour la France, n'inspire pas confiance et fait courir à terme le risque d'un pronunciamiento. Je n'aurais pas été un Français Libre et me serai rallié plus tard, la situation s'étant définitivement éclaircie avec Jean Moulin et le conseil national de la résistance ;

-       j'aurai cherché à prendre contact avec les réseaux anglais, en dépit de Mers- El Kebir qui m'aurait révolté. Mais la position de Churchill à l'égard d'Hitler et du nazisme était sans équivoque et le courage des Anglais exemplaire. L'espoir de gagner et la recherche d'efficacité incitaient à se mettre de leur côté ;

-       « ma résistance » eut été celle d'un fonctionnaire affecté à d'obscures missions de contrôle et de vérifications à l'intérieur du ministère des finances et se limitant à fournir des renseignements et à apporter un appui technique à des mouvements de résistance ;

-       en cas d'arrestation et de tortures, mon corps aurait flanché plus ou moins rapidement. Comme je n'aurais été qu'au bas de l'échelle avec des connaissances limitées, mes propos auraient eu peu de conséquences. Et j'aurais caché autant que possible mes faiblesses. Si ma position avait été plus élevée, j'espère que j'aurais disposé d'un cachet de strychnine et je m'en serais servi ;

-       en 1944, si j'avais survécu sans déshonneur, j'aurai tenté de monter en grade et de prendre des responsabilités.

Hypothèse seconde : je suis fait prisonnier en juin 40. Peu probable que le propos « dans trois mois, la guerre est finie, tu seras chez toi » et que la consigne « restez ensemble » m'eussent convaincu. J'aurai cherché à m'enfuir avant de me retrouver en Allemagne. Aurai-je réussi ? Cela est une autre histoire.

 

 

Pierre-Yves Cossé

 

 

 

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