"Nous ne savons pas juger l'espionnage industriel ! "

A la sortie du projet sur le secret des affaires en octobre 2011, Christian Harbulot, spécialiste de l'intelligence économique, confiait son irritation quant à la naïveté des politiques et de la société civile vis-à-vis des attaques que peuvent subir nos entreprises. Ses réactions restent toujours d'actualité. A l'Ecole de guerre économique, qu'il a fondée en 1997, il prône davantage de lucidité sur les rapports de forces qui régissent le monde.
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La Tribune - Le projet d'Eric Besson sur le secret des affaires est-il crédible ?

Christian Harbulot - Cette démarche vise à combler une sorte de vide juridique et à rendre les entreprises moins vulnérables aux agressions informationnelles. Mais l'entreprise a le plus grand mal à faire état des attaques dont elle peut être l'objet devant une juridiction. Lors du procès de l'ancien salarié de Michelin, les juges considéraient que l'espionnage était une affaire militaire et non économique. Nous sommes dans un pays où la prise en compte de l'agression subie par une entreprise n'est pas perçue comme un problème à régler. Le monde administratif est la plupart du temps dans la position de Ponce Pilate: il s'en lave les mains ! Le citoyen est dans la position du naïf qui préfère ne pas savoir. Et l'entreprise doit se débrouiller avec ça ! En plus de cela, elle est souvent très mal informée des recours. D'autant plus qu'il est très difficile de faire état dans ces cas-là du préjudice réel que l'on a subi et de son coût.

Quel est l'objectif d'une étiquette Confidentiel entreprise ?

Là, le but est d'essayer de préciser un objet de délit, sachant qu'il ne faut pas se faire d'illusion. On a déjà modifié le Code pénal en 1992 en faisant apparaître la notion d'intérêts fondamentaux de la nation. Comme les magistrats ne sont absolument pas formés à la culture du risque et de la sanction par rapport à des agressions économiques, l'article en question n'a jamais été appliqué. Le vrai problème est là. Nous n'avons jamais eu en France, excepté en temps de guerre, des sanctions à la hauteur des dégâts causés par des actions d'espionnage. On ne sait pas juger l'espionnage en France ! Il existe une carence totale de patriotisme dans l'appareil judiciaire et dans la société civile.

Pourquoi les entreprises subissent-elles encore autant de cyber-attaques ?

Je crois que nous sommes dans un système hypocrite. Le pouvoir administratif essaie tant bien que mal de s'organiser pour répondre à ces cyberattaques. Une agence a été crée, l'ANSSI (agence nationale pour la sécurité des systèmes d'information), mais elle est microscopique par rapport au problème posé. En Allemagne par exemple, 70% des entreprises ne sont pas couvertes par une surveillance ou une sensibilisation. Les Allemands ont donc cré un consortium public/privé et ils essaient aujourd'hui d'initier une démarche de recherche pour concevoir une réponse adaptée. J'estime que ce type de démarche est très intéressante et beaucoup plus pertinente que se cacher derrière son petit doigt en disant que l'on a cré une agence et que cela suffit. L'administration française n'aura jamais les moyens de travailler sérieusement pour la multitude de cas que représente le monde de l'entreprise sur la question de la sécurité informatique.

Quelle est la menace la plus forte sur la sécurité informatique ?

Le problème consiste aujourd'hui dans la nécessité d'avoir une lecture réaliste et précise du danger. Il faut d'abord avoir une réflexion stratégique qui part du constat que la société de l'information est une ère de conflits aussi importante que le monde réel. Soyons concrets : je n'ai rien contre Google, mais laisser Google aller partout, est-ce que c'est sérieux ? Une des stratégies les plus évidentes et les plus subtiles que l'on pourrait développer, c'est de devenir un élément tellement visible dans le décor, que l'on n'y porte plus attention. Et si l'on pense que nous n'avons rien à craindre parce que ce sont les Etats-Unis, il vaut mieux arrêter de dépenser de l'argent pour la sécurité informatique. Je ne suis pas sûr que les virus et le hacking constituent la menace la plus importante. Par contre, tant qu'on ne m'aura pas démontré que Google n'a généré aucune source de danger dans notre système d'information d'entreprise, je douterai. Et personnellement, je serai très curieux que quelqu'un de l'ANSSI vienne me faire cette démonstration !

Les Américains veulent-ils la mort de l'euro ?

Les Etats-Unis ne peuvent pas se permettre de voir l'Europe prendre une importance économique plus forte que la leur. Je fais partie des gens qui s'interrogent sur la déstabilisation de l'euro. Les Etats-Unis n'arrivent pas à faire face à la Chine et ne veulent pas se battre sur deux fronts. Ils ne peuvent pas avoir l'Europe dans leur dos comme menace avec un euro qui peut, petit à petit, évincer le dollar. Les Etats-Unis ont énormément d'intérêt à faire en sorte que leur seul adversaire soit la Chine, et qu'il n'y en ait pas d'autre. J'en conclus personnellement que dans le monde actuel, sur le plan économique, les Etats-Unis ne sont plus des alliés, et qu'il va falloir prendre en compte de manière stratégique cette information.

Le problème de la Grèce est-il étranger à ces considérations-là ?

Non. D'ailleurs, je trouve très intéressant que l'on attaque la Grèce, et que l'on ne dise strictement rien sur la Roumanie et sur les autres pays de l'Est qui ont intégré l'Union européenne. Leur économie est d'une fragilité aussi importante que celle des pays d'Europe du Sud. La raison est très simple : les Etats-Unis ont une stratégie géopolitique par rapport à la Russie, qui consiste à grignoter l'ex empire soviétique, et ils ne peuvent pas se permettre de fragiliser cette partie de l'Europe. Ils concentrent donc le feu sur l'Europe du Sud. Alors que n'importe quel économiste un peu lucide et réaliste qui mettrait le projecteur sur la Roumanie, ferait exactement le même constat que pour la Grèce. Or, bizarrement, pas un mot là-dessus. On rêve ! Nous sommes au XXIème siècle, avec soi-disant des moyens d'information ultradéveloppés et nous sommes au niveau le plus limitatif de la lecture du phénomène !

Pourquoi justement les économistes ne relèvent pas ?

Il faut regarder où les économistes ont travaillé, qui les a nourris. Pour tout économiste, à part Maurice Allais qui s'aventure sur ce terrain-là, quel est son devenir en terme de carrière ? Et quel est son rapport avec des élites qui ne peuvent pas prendre position sur ces questions ? Sortir du rang, c'est encourir le risque de la marginalisation.

Comment l'information doit-elle être gérée dans le domaine du nucléaire ?

Avant de parler de communication, c'est d'abord un problème d'organisation. La finalité du nucléaire, c'est d'avoir un système dans lequel la protection de la société est aussi importante que la production même d'électricité. Il est impossible d'accorder la moindre confiance à un système privé pour aboutir à un tel résultat. Une fois de plus, il faut être lucide. Un système nucléaire doit être consolidé par une surveillance et un mode d'organisation dominé par les pouvoirs publics, car c'est d'abord un enjeu de territoire et de protection des populations. Et le plus grand danger dans le nucléaire, c'est la systématisation de la sous-traitance. Donc, laisser le nucléaire au privé, c'est une hérésie ! On voit bien, d'ailleurs, que la grande défaillance du système japonais, c'est justement l'incapacité de l'Etat japonais à conserver un système coercitif d'encadrement des opérateurs privés, ne serait-ce que pour faire face à l'usure des pièces par exemple.

La Russie est-elle une menace aussi forte que la Chine concernant les transferts de technologie ?

La Russie n'est pas une menace aussi forte que la Chine, pour la bonne raison qu'elle n'arrive pas à devenir une puissance économique. Sortie de l'ère soviétique, la Russie n'arrive pas à rentrer dans une logique de puissance économique, malgré des élites plutôt bien éduquées. C'est n'est pas de matière grise dont manque la Russie, c'est réellement de capacité à créer une infrastructure économique compétitive. Les quelques oligarques ou clans néo-mafieux qui dépensent leur argent sur la Côte d'Azur, c'est l'arbre qui cache la forêt, c'est le décor de Catherine II de Russie ! Le danger est donc très relatif.

Et la Chine ?

La Chine représente pour nous un marché de consommateurs énorme et une capacité d'exportation phénoménale. Cette vision, qui est celle de nombreux chefs d'entreprises français, est complètement erronée. La Chine ne fonctionne pas comme nous. Elle a compris que c'est par l'économie qu'il fallait rentrer dans le jeu des puissances. Pour cela, elle ne respecte en rien les lois du marché telles que nous les connaissons. Son objectif n'est pas d'améliorer le niveau de vie de sa population, c'est d'avoir une place déterminante sur l'échiquier mondial en termes d'industrie, que les autres pays s'affaiblissent le plus possible et deviennent dépendants de sa production. Il n'y aura donc aucun cadeau à attendre des Chinois.

Sur quel sujet en particulier allez-vous sensibiliser la dernière promotion d'étudiants ?

La priorité absolue aujourd'hui est d'identifier la manière de créer de la richesse dans l'économie française. Il faut porter un regard acéré sur tout ce qui peut exister de positif et de constructif pour faire fonctionner les forces qui, en France, ont la capacité d'être compétitives et de relocaliser de l'emploi et de l'activité. Il y a un chantier qui me semble essentiel à cet égard et visiblement, le politique n'en mesure pas l'intérêt, c'est par exemple les réseaux électriques intelligents. L'installation en France du compteur Linky, permet de donner enfin un sens stratégique à l'industrie de proximité non délocalisable.
 

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