Public-privé, l'urgence de travailler ensemble

Les infrastructures sont arrêtées et planifiées, la structure politique est créée avec la métropole, reste la gouvernance économique : État, collectivités et entreprises doivent se décider, comme dans les autres villes-monde, à développer ensemble l’attractivité du Grand Paris.
la tour triangle. Emblématique du Grand Paris, la tour s’élèvera à 180 mètres à proximité de la porte de Versailles, dans le XVe arrondissement. / DR

« L'État donne des strapontins aux acteurs économiques, même dans les domaines où ils sont compétents. Les acteurs économiques, eux, ne se sentent pas fondamentalement légitimes à intervenir sur l'aménagement du territoire », déplore Christian Lefevre, le directeur de l'Institut français d'urbanisme et spécialiste de la gouvernance des territoires.

Le risque pour lui ? Que l'attractivité du Grand Paris soit bien moindre sans gouvernance économique public-privé commune et avec l'État comme seul porteur de projet.

« Le Grand Paris est la réaffirmation du rôle prépondérant du politique dans l'aménagement du territoire et le développement économique, poursuit Christian Lefevre. Nous sommes dans la grande tradition française du maire bâtisseur. Mais pourquoi les acteurs économiques, les entreprises ne sont-elles consultées que de manière marginale ? Pourquoi nul n'a pensé à leur donner toute leur place au conseil d'administration de la Société du Grand Paris ? Une structure identique à Londres, même d'origine publique, est dirigée par le privé. L'Empire State Development Corporation, créée par l'État de New York, est elle aussi dirigée par les milieux économiques. En France, on met au mieux les entreprises dans le quota de la société civile. Après, on s'étonne qu'elles ne jouent pas le jeu. »

L'équivalent parisien de l'agence de développement new-yorkaise, c'est l'Établissement public d'aménagement de La Défense Seine-Arche (l'Epadesa). Une entité créée par l'État pour faire de La Défense le premier quartier d'affaires européen et qui est une caricature de la gouvernance à la française : au conseil d'administration siègent six représentants de l'État, neuf représentants des collectivités locales et une personnalité qualifiée nommée par le Premier ministre. Le directeur général étant un préfet, on voit bien que le public contrôle absolument tout. Comme symbiose avec les grandes entreprises installées à La Défense, on aurait pu imaginer plus pertinent… Autre paradoxe : le nouveau président de l'Epadesa est Patrick Jarry, ancien communiste et maire Gauche citoyenne de Nanterre, qui, dès cet été, a demandé… une taxe supplémentaire sur les tours. Ce n'est pas le genre d'annonces qui enthousiasment les promoteurs immobiliers internationaux que La Défense est censée attirer. Mais en la matière, les intérêts locaux priment souvent sur le projet mondial.

Les entreprises cèdent parfois au french bashing

Cécile Duflot avait bien eu dans l'idée de profiter de la création de la métropole pour modifier la gouvernance de La Défense, mais rien n'est venu de significatif. La logique générale est même inverse si l'on examine un autre établissement public d'importance mondiale, Paris-Saclay. Ce cluster pourrait être un jour présidé par Jean-Vincent Placé. Le sénateur EELV, candidat aux municipales sur le plateau de Saclay, a fait voter un texte au Sénat afin qu'un élu soit automatiquement président de l'établissement. Tout le monde a compris qu'il était déjà candidat au poste. Mais Les Verts n'ayant jamais été le parti le plus proche des grandes entreprises mondialisées - notamment celles installées à Saclay -, ni de farouches partisans de l'expansion du projet sur les terres agricoles du plateau, on peut supposer que la gouvernance sera compliquée.

Jean-Paul Planchou (PS), vice-président du conseil régional en charge du développement économique, est un peu dubitatif : « Il y a un vrai grand débat non tranché, celui de notre rapport à la mondialisation. Or, ce débat entraîne tous les autres, de notre rapport à l'économie de marché à l'Europe. »

La gouvernance public-privé, essentielle dans le développement du Grand Paris, ne sera pas facile car « la tradition française est de considérer le privé comme le défenseur d'un intérêt particulier et de lui dénier toute capacité à penser l'intérêt général ». La méfiance envers le privé est si vive que l'initiateur du Grand Paris lui même, Nicolas Sarkozy, n'a pas souhaité définir de gouvernance économique claire pour son projet. Un trou noir institutionnel puisque, selon Jean-Paul Planchou, « la Société du Grand Paris n'a ni capacité de gestion ni capacité stratégique, et n'est qu'un outil technique ». Nicolas Sarkozy n'a pas été au bout de son idée, contrairement à Ken Livingstone, sept ans avant lui.

En 2000, le premier maire élu du Grand Londres, ancien trotskiste et travailliste dissident surnommé « Ken le rouge », avait une féroce ambition pour cette capitale alors en crise.

« Mais il savait qu'il était indispensable de travailler en quasi-osmose avec les milieux économiques, rappelle Christian Lefevre. Il a milité pour la création du London Business Board, qui a réglé les divergences entre des acteurs économiques largement aussi dispersés à l'époque que le sont les Franciliens aujourd'hui. »

Ken Livingstone a bien évidemment perdu les élections de 2008, car son électorat ne s'y retrouvait pas, mais le Grand Londres était en ordre de marche. Son successeur Boris Johnson a continué : élu en 2008, rattrapé par la crise financière, il décide la création immédiate d'un comité piloté par les grandes firmes, et dirigé colpar le président de British Telecom, pour sortir Londres de la crise. Le comité est public, sa direction privée. Comme le dit Valérie Pécresse, en parlant de certains grands élus de métropoles, « il y a un moment où celui qui s'arrache crée une dynamique qui entraîne tout le monde ». Ken Livingstone, lui,  s'est arraché.

Les projets sont réalisés deux fois moins vite en France

Les grandes entreprises françaises regardent Londres avec envie. Sans changer fondamentalement leurs habitudes : elles osent peu intervenir sur le Grand Paris, parlent rarement entre elles, peinent à travailler ensemble et cèdent parfois au french bashing ambiant. Alors qu'il existe des métropoles où les acteurs économiques deviennent des acteurs politiques, Paris reste prudent.

« Un chef d'entreprise milliardaire comme Bloomberg a été élu maire de New York et un chef d'entreprise pourrait probablement un jour être maire du Grand Londres, commente le conseiller du président d'une entreprise du CAC 40. Dans la plupart des métropoles mondiales, à Toronto comme à Istanbul, l'association public-privé pose de moins en moins de problèmes. À Paris, c'est le lobbying soft qui prévaut, chacun cultivant ses réseaux dans son coin. C'est la tradition, c'est culturel. De même que les élus n'ont pas forcément le développement économique dans leurs gênes, les entreprises ne se sentent pas légitimes sur l'intérêt collectif. »

Au pays de Colbert, on reste prudent avec l'État car les grandes entreprises du CAC, souvent bâtisseurs et aménageurs, s'intéressent au plus haut point aux appels d'offres publics lancés dans le cadre du Grand Paris… Du coup, l'implication des entreprises dans le développement économique apparaît parfois assez confuse. Roissy Charles-de-Gaulle, le poumon du Grand Paris, le territoire par excellence du développement économique, vit ce désordre depuis des années. Deux structures de développement économique, initiées par des grandes entreprises, s'y côtoient : Hubstart, autour d'Aéroports de Paris, et Aérotropolis Europe, autour de Fedex. Un cas d'école : Fedex était à l'origine membre d'Hubstart. Mais la société ne s'y sentait pas assez prise en compte et, surtout, a eu peur d'être lentement instrumentalisée par une agence dominée par le public.

Un sentiment d'ailleurs très partagé par les grandes entreprises. Maurice Leroy, alors ministre de la Ville en charge du Grand Paris, a essayé de réconcilier les deux agences, leur garantissant (cas unique) le label Grand Paris si elles se rapprochaient. Elles ont promis de le faire mais rien n'est venu. Du coup, des entreprises (Air France en particulier) adhèrent aux deux structures. D'autres n'ont toujours pas choisi. Reste que le fonctionnement n'est pas optimal : à Roissy, les collectivités ont réussi à se regrouper, mais la relative incohérence du privé fait que les pertes de temps et d'énergie sont considérables pour mener à bien chaque projet d'aménagement. Guillaume Poitrinal, l'ancien président d'Unibail aujourd'hui en charge de la simplification administraive explique que « les grands projets sont réalisés deux fois moins vite en France qu'en Allemagne et cinq fois moins vite qu'en Chine ».

C'est encore plus vrai en Île-de-France où l'émiettement des centres de décision publics et privés est plus grand que partout ailleurs. Bien sûr, le privé a des excuses. Dans les pays anglo-saxons, la puissance publique a comme devise : We are not here to pick winners (« On n'est pas là pour sélectionner les gagnants »). En France, c'est l'inverse. L'État choisit souvent les vainqueurs mais assume mal ensuite. C'est le cas avec les pôles de compétitivité, seules structures initiées par le public et dirigées par le privé. Christian Lajoux, le président de Sanofi, ne dit pas autre chose :

« L'entreprise, c'est l'innovation et la conquête des marchés. Elle n'a pas vocation à faire de l'aménagement du territoire. Or, notre expérience des pôles de compétitivité montre qu'ils sont beaucoup trop conçus pour faire de l'aménagement du territoire justement. »

Le patron des laboratoires vise bien sûr les pôles franciliens, en particulier Medicen, le pôle santé et nouvelles thérapies, pour lequel il avoue « avoir de la difficulté à faire la synthèse entre le conseil régional et la mairie de Paris ». Pour lui, le public n'arrive pas à se mettre dans la logique du privé malgré les demandes officieuses (mais insistantes) du président de Medicen, Arnaud Gobet, faites aux pouvoirs publics pour « une orientation ferme ».

L'enjeu : enraciner les champions du CAC 40 sur le territoire

Christian Lajoux affirme, en revanche, être « très content » du travail de Sanofi avec le pôle de compétitivité Eurobiomed, à Montpellier, mais il avoue se poser constamment la même question : « Sanofi peut-il trouver mieux ailleurs dans le monde ? »

Autrement dit : si Sanofi trouve mieux à Boston qu'à Paris, le labo ira à Boston. C'est très exactement ce que redoute Jean-Yves Durance, vice-président de la CCI Paris Île-de-France :

« Une de nos craintes est que les grandes entreprises mondialisées d'origine française s'intéressent de moins en moins aux territoires, car leur actionnariat est de moins en moins français et peu sensible à l'argument du territoire. L'attractivité du Grand Paris tient d'abord à notre capacité à maintenir ces groupes, leurs sièges et leur R&D dans le Grand Paris… »

Chacun tourne les yeux vers des entreprises comme Schneider Electric que Jean-René Tricoire, son président, pousse de plus en plus vers la Chine, où il habite d'ailleurs la majeure partie du temps. Le Grand Paris compte plus de leaders mondiaux que Londres ou Francfort, l'enjeu est donc de les enraciner, de les motiver pour qu'ils ne soient pas tentés de ne laisser en France que le strict minimum. Une sorte de syndrome Schlumberger, ce superbe fleuron français qui n'existe plus aujourd'hui sur le territoire. De la nécessité d'une gouvernance économique, tous les acteurs du Grand Paris en sont convaincus. Mais Jérôme Dubus, le délégué général du Medef Île-de-France, veut accélérer la manoeuvre :

« Si l'Île-de-France fait toujours moins de croissance que les autres métropoles dans le monde, la première raison est la désorganisation institutionnelle. Bien sûr que c'est complexe. Mais tout le monde y est arrivé avec des systèmes largement aussi complexes que le nôtre. Dans tous les autres pays, la métropole tire la croissance du pays. C'est pour cela qu'il faut accélérer le Grand Paris. »

Christian Sautter, adjoint de Bertrand Delanoë chargé du développement économique, est tout aussi catégorique :

« Il faut arrêter les querelles de bocage. On ne doit pas se disputer avec Issyles- Moulineaux ou La Défense. Quand je suis à l'étranger et que je sais qu'un projet ne peut pas atterrir à Paris, je fais tout pour qu'il aille à La Défense plutôt qu'à Francfort. Nous n'avons pas le droit de laisser tomber un investisseur qui manifeste de l'intérêt pour Paris. »

 

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