L’écotaxe, une fable sur les errances de l’Etat

Par Jean-Charles Simon  |   |  1709  mots
Portique en charge de suivre les trafic des camions pour l'affectation de l'écotaxe / Reuters
Rarement un impôt aura autant fait parler de lui. Surtout si on rapporte ce tumulte à l’aune des recettes attendues : 1,2 milliard par an, soit environ 1,3% du produit de la CSG ou moins de 0,9% de celui de la TVA. Encore s’agit-il d’un montant brut, avant de faramineux coûts de gestion. Tout ça pour ça…

Les méandres de l'écotaxe sont pourtant exemplaires des dérives de la gestion publique française. Et dépassent largement l'explosion des dernières semaines. Absence de vision, proclamations emportées, bons sentiments, clientélismes dans tous les sens, impéritie financière, dirigisme mal placé, incapacité à gérer un projet et à traiter avec le secteur privé… Ce sont en fait les travers de l'action publique dans notre pays sur plusieurs décennies que met à jour cette saga délirante.

Une répartition sur tous les contribuables ?

Dans ses grands principes, l'écotaxe paraît justifiable, et même plutôt conforme à ce que préconise la théorie économique. L'usage effréné du réseau routier par les poids lourds a des « externalités négatives » évidentes : ils abîment plus les équipements que les autres véhicules, sont souvent plus polluants, plus encombrants, plus dangereux... Il est donc légitime de chercher à « internaliser » ces coûts en fonction de l'usage.

Dès lors, une taxe (ou une redevance) kilométrique en fonction du poids roulant est presque naturelle. Et beaucoup plus saine qu'une répartition uniforme des coûts sur tous les contribuables, par exemple.

Bien sûr, le passage de la théorie à la mise en œuvre peut sembler complexe. Il faut mesurer l'usage du réseau routier par les véhicules concernés, donc collecter des informations fiables sur leurs caractéristiques et leurs déplacements.

A l'heure de la Google Car ou tout simplement de dispositifs de géolocalisation de base massivement répandus, on peut s'étonner que le défi technologique soit présenté comme si considérable et justifiant de telles infrastructures et de tels coûts. Mais laissons ici cela de côté. Car il n'y avait pas besoin de cette dimension pour que ce sujet tourne à l'histoire de fous.

Le cas breton

A l'origine, il y a déjà toute l'ambiguïté entre le jacobinisme traditionnel de l'Etat et des abandons de compétences plus ou moins clairs décidés lors des différentes phases de décentralisation. Le cas breton est de ce point de vue exemplaire. Dans sa grande prétention à aménager le territoire, l'Etat fait une dérogation pour la Bretagne dans les années 60 : des quasi autoroutes, mais qui n'en ont pas le statut et sont sans péages. Alors qu'ailleurs, le même Etat fait chèrement payer son réseau autoroutier à ceux qui l'empruntent.

Or, avec l'écotaxe, il s'agit d'imposer les poids lourds sans pouvoir dépasser un niveau de prélèvement déjà important sur autoroute. C'est donc le transport hors réseau autoroutier qui est visé. Du coup, comme rien n'a changé depuis les années 60, les Bretons se considèrent comme les grands perdants de cette taxe puisqu'ils ne peuvent utiliser dans leur région des autoroutes inexistantes ! Comment transformer un cadeau en un sentiment d'injustice…

Les liens étroits entre la politique autoroutière et l'écotaxe sont d'ailleurs essentiels. Au milieu des années 2000, le gouvernement privatise le réseau autoroutier, ou plus exactement octroie des concessions de longue durée. Moins que d'une pulsion libérale soudaine, cet élan relevait d'abord de la basse cuisine budgétaire française.

Celle-ci étant fondée sur une logique de comptabilité de caisse, les gouvernements multiplient les expédients plus ou moins voyants. En l'espèce, la manœuvre visait à engranger immédiatement les revenus des concessions pour diminuer d'autant les déficits l'année concernée. Mais les montants obtenus en une fois sont la contrepartie de ceux qui étaient perçus chaque année grâce aux péages, désormais abandonnés aux concessionnaires pour des décennies… Tout laissant à penser que l'Etat a d'ailleurs très mal négocié ces transactions.

L'écotaxe : le cadeau des présidentielles 2007

Voilà donc les budgets publics d'infrastructures privés d'une ressource majeure, avec la nécessité de leur trouver des substituts… A point nommé, l'engouement écologiste qui saisit les partis politiques au moment de la présidentielle de 2007, autour du « pacte » que Nicolas Hulot fait signer à tous les candidats, trouve son débouché immédiat après l'élection avec le « Grenelle de l'environnement ».

En plus de toute la logorrhée sur la responsabilité environnementale, les « emplois verts » et autres trouvailles du marketing politique, on y glisse cette taxe poids lourds. On la justifie aussi par l'existence d'une directive européenne, bien qu'elle ne contraigne pas à un tel dispositif. Et on satisfait au passage quelques « précurseurs », dont cet élu qui voyait avec une telle taxe une riche idée pour financer les équipements de sa région, ou encore les Alsaciens qui voulaient un mécanisme dissuadant des tombereaux de camions d'utiliser leur région comme un itinéraire de délestage pour échapper à l'écotaxe allemande…

Tous les poids lourds concernés: une bombe à retardement

Mais pour qu'elle rapporte à hauteur des besoins créés par la perte des revenus des autoroutes, il faut placer très bas le seuil de son application en fonction du poids du véhicule. Contrairement à la genèse de l'écotaxe allemande, par exemple, tous les poids lourds sont donc concernés, pas seulement les plus gros. Une bombe à retardement puisque tous les petits transporteurs et chargeurs se trouvent ainsi en première ligne.

Le lobby des travaux publics, shooté aux dépenses des collectivités, est lui rassuré. Avec les recettes de l'écotaxe affectées aux dépenses d'infrastructures, il bénéficiera d'une manne lui assurant des carnets de commande bien pleins. Manne qu'il attend toujours de pied ferme, écotaxe suspendue ou pas, comme il l'a confirmé sans ambages ces derniers jours…

Le fret ferroviaire, toujours sans concurrence

Pour calmer en parallèle la colère du secteur des transports, on imagine un subterfuge bizarre : imposer la refacturation explicite de l'écotaxe aux clients des transporteurs. Là encore, un ingrédient idéal pour attiser la colère de leurs clients, et d'abord des plus petits… Alors que pour tout prélèvement de cette nature, il convient de laisser jouer la concurrence entre ceux qui le supportent et peuvent plus ou moins absorber sa charge.

N'oublions pas le fret ferroviaire et la SNCF dans cette affaire, puisque dans ses intentions affichées l'écotaxe devait inciter au report modal de la route sur le rail. Mais l'ouverture à la concurrence du fret, exigée par l'Europe, n'aura pas été facilitée par l'opérateur historique, jugé bien peu performant sur cette activité. Il a d'ailleurs été lourdement condamné par l'Autorité de la concurrence à ce sujet fin 2012. Là aussi, la cohérence de la sphère publique est introuvable.

Une mise-en-oeuvre ubuesque de l'Etat

Cerise ultime sur le gâteau, les gouvernements successifs ont été confrontés aux requêtes de régions exigeant exemptions de tronçons et rabais sur les taxes prévues. De bancale, la construction devenait tout simplement ubuesque. Sans, on l'a vu, que toutes ces concessions apaisent les oppositions. Et de recul en recul, les coûts de mise en œuvre apparaissaient d'autant plus gigantesques que les recettes attendues fondaient.

 

Au final, la gestion de ce projet aura été désastreuse. Ceux qui l'ont promu prétendent l'avoir reporté à cause de la crise alors que ce sont les tractations avec les parties concernées et l'impréparation technique et administrative qui expliquent ces délais. A la veille des échéances électorales de 2012, il est vrai aussi qu'il était idéal pour la majorité d'alors d'enrichir son bilan environnemental avec une écotaxe votée… mais dont l'application était repoussée à plus tard. Quant à la majorité actuelle qui se plaint d'avoir hérité du projet de la précédente, alors qu'elle l'avait approuvé et en voulait même plus, elle avait la possibilité de le réorienter au lieu de le déstructurer encore davantage.

Quand l'écologie n'est qu'un prétexte...

Le nœud de la tragicomédie qui se joue actuellement est là. Les expédients budgétaires et fiscaux tiennent lieu de stratégie, les objectifs - ici l'écologie - se révèlent des prétextes, les responsabilités - notamment celles des collectivités locales - sont confuses, les règles mitées d'exceptions, la gestion approximative et délayée dans le temps. A la fin de l'histoire, plus personne n'accepte cette taxe, surtout après trois années de matraquage fiscal.

Les collectivités locales, des baronnies avides de transferts

Quant aux particularismes locaux, l'Etat est le premier responsable d'un écheveau d'exceptions et de régimes de faveur divers et variés. Il a bien concédé des prérogatives aux collectivités locales, mais leurs responsabilités restent limitées et asymétriques. Celles-ci se comportent surtout comme des baronnies qui quémandent en permanence avantages et transferts financiers à l'Etat pour en faire ce que bon leur semble ensuite, avec une efficacité et une cohérence souvent discutables.

Le rapport de l'Etat au privé et à la gestion de ses projets est tout aussi confus. Il veut déléguer, mais surtout de mauvais gré, quand il ne sait pas faire ou est trop en retard. Il impose parfois des conditions sidérantes à ses prestataires, sans être à l'abri de conflits d'intérêts et de connivences avec certains acteurs…

Injonctions contradictoires

Et son administration vogue le plus souvent au gré d'injonctions contradictoires ou incertaines émanant du pouvoir exécutif. Tant il est vrai que celui-ci, suprême confusion des genres, trouve beaucoup plus gratifiant et médiatique de s'occuper de faire des lois plutôt que de gérer son administration et ses projets. Ce qui, dans un fonctionnement normal, devrait pourtant l'accaparer à plein temps.

Pour l'écotaxe, compte tenu de l'environnement économique et de la faiblesse politique du pouvoir en place, la seule issue paraît être un lâche abandon. Mais la faillite globale de la gouvernance et de la stratégie de l'Etat n'en sera que plus flagrante. Pour reprendre le mot d'Henri Rochefort à propos de Mac Mahon, l'Etat ne peut pas savoir ce qu'il veut et où il va puisqu'il ne sait même plus qui il est.