Au plat pays des Bisounours

Une fois n'est pas coutume, soyons politiquement incorrects. Tout nous y pousse. D'abord cette engouement pour cette ribambelle d'événements sucrés depuis « J'aime ma boîte », à la « Journée de la gentillesse au travail », en passant par celle de la tolérance (c'était le 16 novembre au cas où elle vous aurait échappé celle-là), comme si le fait de la promouvoir une journée suffisait à faire avancer le sujet une année entière.
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Dire du mal, c'est désormais pas bien. Pour preuve, le succès du film « Intouchables » qui avec ses presque 5 millions d'entrées s'élève au rang de phénomène de société. Seul « Libération » s'est risqué à analyser ce succès sous l'angle des « unaninismes du moment ». Au menu : une histoire vraie, une lutte des classes dissoute sous l'union sacrée des riches et des pauvres confrontés aux adversités de l'existence, une autorité remise en selle mais à géométrie variable prônant la loi pour les autres mais la liberté pour soi, pour aboutir au final à un grand bain d'émotion dont chacun ressort avec le poids de ses soucis en moins. Mais avec aussi en prime un véritable poison : un esprit critique totalement anesthésié. Bienvenue dans le plat pays des Bisounours tétanisés par la crise au point de vouloir repeindre la maison et le bureau en rose. Un monde « sans » comme on dit : sans conflits sociaux, sans effets de groupes, sans crise, un monde paralysé au même titre que le héros (vrai) du film.

Vouloir que tout aille bien, applaudir aux beaux et bons sentiments, tout ce désir de gentillesse est essentiel au moral des troupes et à l'espoir, me direz-vous. Il nous aide aussi à sortir d'une certaine manière du mode « victime » dans lequel nous sommes enclins à nous morfondre. Mais cette idéologie du bien qui rampe et s'immisce partout, de la politique (ah ! le conservatisme compassionnel cher à Jean-François Copé), au travail, en passant par le cinéma, menace notre démocratie. Difficile, voire impossible d'être contre la gentillesse, contre tous ces bons sentiments, la fraternité devenant l'enjeu politique du XXe siècle. L'idéologie a cependant fort peu à voir avec la conscience, nous a appris Althusser. Sa thèse essentielle est que « l'idéologie est un système de représentation qui modèle le rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles d'existence. Mais ces représentations n'ont la plupart du temps rien à voir avec la « conscience ».

Obsédés par le phantasme de la perfection dans le plaisir, les politiques comme les organisations en viennent à croire, tout comme les individus qui la composent, que vivre heureux, comblé, c'est ne jamais éprouver de sentiment négatif. Le moindre affrontement ou déplaisir interrompant ou risquant d'interrompre le flot continu d'émotions positives devient tout de suite un élément suspect à corriger sans attendre. D'où le péril visant à créer un système dans lequel rien ne dépasse. Restaurer le lien social suppose qu'il y ait débat, voire conflit. Comme dans un couple ou une famille, le collectif a besoin de confrontations pour être soudé, mais aussi d'être capable de se laisser déranger pour se remettre en cause et avancer. Car c'est admettre la singularité et, ce faisant, la richesse et la diversité. L'essentiel dans une entreprise n'est pas les règles mais la régulation. L'efficacité peut par exemple résider dans des pratiques informelles. L'avenir pourrait être à un management au cas par cas qui ne ressent pas le besoin que tout soit sous contrôle. Mais aussi à celui qui réintroduit le débat dans l'organisation jusqu'à permettre les désaccords. Car « encourager une société visant au bonheur total, c'est fabriquer une civilisation de la peur », estime Eric G. Wilson chercheur américain et auteur de « Against happiness ».

Le bien-être autoproclamé constitue donc rarement un aiguillon sur le long terme. Mais la science des systèmes nous apprend que tout système tend d'abord à se perpétuer, à se maintenir. Dans celui de l'entreprise, la famille, ou beaucoup d'autres relations, la différence et la divergence font peur parce qu'elles représentent le risque de compromettre le système en le déstabilisant. Face à cette peur, la tendance sera de tenter de rétablir d'urgence l'unanimité. En portant le message que tout le monde doit être gentil et sourire à la vie, on jugule les peurs nées de la crise mais on amène les individus à dissimuler leur souffrance. Cacher les aspects négatifs, c'est refuser aux autres la permission de montrer les leurs. Pire : nous sommes tous violents si notre agressivité n'a pas l'occasion de s'exprimer, si notre mal-être n'a pas l'occasion d'être partagé et compris. La violence, c'est l'explosion d'une bombe de vie empêchée. Enterrer une colère, c'est enterrer une mine. Comme le dit le psychothérapeute Thomas d'Ansembourg « Cessons d'être gentils, soyons vrais ».

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