Langue de bois, langue de boîte

Au palmarès de la langue de bois, on cite volontiers les politiques. Ceux-ci ont toujours eu beau jeu de se cacher derrière les discours au prétexte de ne pas vouloir inquiéter les Français et peser sur leur moral. En 2007, il avait été ainsi reproché à François Fillon son manque de diplomatie pour avoir déclaré « être à la tête d'un État en situation de faillite ». Las. La crise semble sonner le tocsin de la langue de bois. Le mot « rigueur » est enfin assumé. « L'heure de vérité a sonné », assure le Premier ministre.
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On rêverait qu'il en soit de même dans les entreprises, qui, en matière de langage absconds, tiennent largement la dragée haute aux politiques. En vertu de la prudence et d'une volonté de frapper les esprits, nombre de managers et de leaders utilisent volontiers des mots-valises qui permettent d'avoir l'air intelligent tout en restant dans la norme. Les ressources humaines, censées s'intéresser à l'humain, remportent paradoxalement la palme de la communication désincarnée, pour ne pas dire déshumanisée. Il suffit pour s'en convaincre de jeter un oeil sur les rapports annuels pour s'apercevoir qu'échanger les logos ne modifierait en rien le fond des propos.

Ce jargon a même fini par coloniser nos conversations privées depuis l'incontournable « gérer », au très en vogue « acter », en passant par le rituel « checker » ou le non moindre terrible « impacter ». En détournant la logorrhée du business dans la vraie vie, les individus semblent tenter d'amadouer ce sabir. Un charabia qui dissimule de plus en plus mal ce que l'on cherche à cacher ou à faire passer et qui, selon Jean Blaise, auteur du « Dictionnaire du jargon d'entreprise » (sur www.lulu.com), « masque le plus souvent du vide ». « Cette langue n'est pas faite pour communiquer mais pour entretenir l'illusion que des choses efficaces sont en cours », raille l'auteur qui a disséqué plus de 400 termes démontant le discours de tartuffe qui sévit dans l'entreprise et que le ridicule ne tue pas quand il se drape d'une solennité de pacotille. Typique la formule « Au jour d'aujourd'hui » tellement plus dynamique qu'un simple « Aujourd'hui » ou l'apparence rassurante d'un « Nous parlerons sous ton contrôle ». Sans citer le « déceptif » moins décourageant que le « décevant » et le « initialiser » tellement plus savant qu'un simple « lancer ».

Mais le salarié ne peut plus adhérer à ce genre de discours. Tout comme le consommateur et le citoyen, il sait dorénavant décrypter les langages qui cherchent à l'embobiner. Averti et informé, il sait recouper les sources. La communication d'entreprise ne peut plus échapper à cette lame de fond. D'autant que le champ sémantique est bousculé par les médias sociaux et plus particulièrement par les réseaux internes. « Les entreprises vont donc être poussées à s'exprimer autrement, estime Marion Darrieutort, directrice de l'agence de communication Elan. Les patrons ne peuvent plus se contenter de leurs prises de parole habituelles, ils doivent devenir plus incisifs, moins lisses. Aujourd'hui, on assiste à une non-prise de risque généralisée en termes de communication RH, qui s'explique peut-être par le fait que les directions d'entreprise ne se permettent pas de prendre la parole sur ces sujets-là de façon plus audacieuse. Elles auraient pourtant tout à gagner à développer une nouvelle sémantique. » Le problème, c'est qu'elles n'imaginent même pas pouvoir s'autoriser un langage moins étudié. « Pourquoi faire simple quand on peut faire compliquer ? » ont l'air de se demander en choeur managers et consultants de tous bords, habités par le sentiment d'appartenir aux hautes sphères d'une société érudite, voire secrète. La plupart restent cependant encore capables de s'exprimer normalement entre amis. Alors pourquoi ne pas considérer les salariés comme des individus, ce qui ne manquerait pas de donner plus de fond (et plus de sel) à la culture d'entreprise ? « Si les RH allaient sur le terrain de la communication plus narrative qu'argumentative, elles casseraient de fait la langue de bois et la justification permanente. Il serait passionnant qu'elles puissent apprécier leurs collaborateurs dans leur globalité et non en silo de métiers et de fonctions comme elles le font actuellement », poursuit Marion Darrieutort. À l'heure où le fameux quotient émotionnel devient la coqueluche des recruteurs, les entreprises seraient bien inspirées d'investir ce champ émotionnel au travers de leurs salariés. Et de prendre exemple sur le marketing beaucoup plus innovant en termes de sémantique. À une condition : ne pas tomber dans le piège cousin germain de la langue de bois, celui de nous « faire prendre des vessies pour des lanternes ».

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