Besoin des autres, envie de liens

Par Sophie Péters  |   |  706  mots
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Chaque jour la crise et son cortège de stress nous adresse un message subliminal : on ne peut décidément compter que sur soi. Formations au management de la performance, séances de thérapie, course à pied, nous travaillons à devenir des "Robocop" de la vie, trouvant du coup parfois encombrant, collègues, voisins, amis... conjoint. Même pas mal, besoin de personne, j'assure, je gère, sont autant de pilules que l'on gobe le matin avec son café, histoire de valoriser son moi solitaire... Amer non ?

Et si l'enfer, ce n'était pas les autres ? N'en déplaise à Jean-Paul Sartre, la revendication "libre de soi" à l'oeuvre chez chacun, cette recherche de l'autonomie, parangon de la performance, l'autosuffisance comme vertu de la sagesse, évacue le recours à l'autre et continue à faire de nous le nombril de l'univers, en totale contradiction avec les impératifs de solidarité et de fraternité. Elle nous isole des autres et ce faisant de nous-mêmes. Mieux vaudrait réhabiliter non pas la confiance en soi -- le Graal de la dernière décennie - mais en autrui, l'importance de la coopération avec les autres pour bâtir des projets communs. "Nous avons toujours su que l'égoïsme insensible était moralement mauvais. Nous savons maintenant qu'il est économiquement mauvais", disait Roosevelt en pleine crise de 1929. Retrouver la confiance, c'est lâcher la crainte pour s'appuyer sur la capacité à nous en remettre aux autres.

Essentiel, le dialogue

Car si nous n'étions pas en relation qu'en serait-il de notre faculté à ressentir des émotions, à penser, et à parler ? Mieux : l'altérité est la condition de notre changement et de notre évolution. Car notre Moi en se projetant dans le monde, en s'ouvrant à autrui afin de se réaliser, a besoin des autres pour évoluer, changer et s'accomplir. Nous nous définissons toujours dans un dialogue. "Sans doute est-il étrange de faire d'un homme parfaitement heureux un solitaire : personne, en effet, ne choisirait de posséder tous les biens de ce monde pour en jouir seul, car l'homme est un être politique et naturellement fait pour vivre en société", nous dit Aristote dans son "Ethique à Nicomaque".

Considérer l'amitié

Ce sont alors toutes les méthodes de management basées sur le modèle de l'agent rationnel, mercenaire, qui ne se soucie que de son intérêt qu'il faut revoir. Y compris celle qui attend l'amélioration de la productivité de l'individualisation des rémunérations et de leur indexation sur les performances personnelles. Aujourd'hui on découvre les effets pervers de cette autonomisation à tous crins : affaiblissement de la motivation intrinsèque (goût du travail bien fait, recherche spontanée de qualité) au profit de la motivation essentiellement monétaire. Sous couvert de favoriser la compétitivité, on a en réalité détruit ce qui la fonde dans un groupe de travail : la qualité de la coordination. Ce que l'on a gagné en performance individuelle, nous l'avons perdu sur le terrain du collectif. Valoriser le comportements coopératif, ce qu'Aristote appelle l'amitié, sans laquelle on ne peut bien vivre, serait le plus sûr moyen d'améliorer la productivité globale. Egalement notre démocratie. Le psychologue et mathématicien Anatol Rapoport estimait que "le développement moral d'une civilisation peut se mesurer à l'étendue de son sens de la communauté". Quant à Cynthia Estlund, de l'Université de New York, elle a montré comment l'atelier et le bureau sont le lieu où des personnes d'origine différentes, qui ne se seraient jamais rencontrées, peuvent développer des relations de coopération et d'amitié. Or, les traités de management sont restés à l'écart de ces considérations.

Refuser le cloisonnement

Le retour au chacun pour soi, aiguillonné par la crainte, apparaît comme la plus grande menace de 2012. Nous cherchons tous azimuts accords et contrats de tous ordres pour nous prémunir de l'avenir. Le principe de précaution rogne nos ailes. L'autonomie érigée en principe de performance nous coupe les uns des autres. Tout cela ne nous rend pas très heureux. Gardons en mémoire la phrase de Churchill : "il n'y a pas de situation désespérée, il n'y a que des hommes désespérés". A l'aube de cette nouvelle année, le chantier est immense : réinventer des modèles économiques et de gouvernance, des systèmes de protection sociale et de citoyenneté. Il pourrait être enthousiasmant. À plusieurs conditions. Refuser le cloisonnement pour apporter des réponses collectives, que ce soit de la part des institutions, ou des individus. Accepter les ambiguïtés de l'existence à commencer par l'imperfection mais aussi l'incertitude. Une façon de retrouver notre triple A, le seul qui vaille : Attention, Altérité... et Amour.