Chagrin d'honneur à La Tribune

Par Sophie Péters  |   |  937  mots
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Alors que La Tribune vit ses dernières heures de quotidien national, c'est au nom de toute une équipe atteinte dans sa dignité et lourde de chagrin que cette chronique "Mieux dans mon job" tire son chapeau à ses lecteurs.

Depuis le début de la crise, on n'échappe plus à l'équation chinoise crise = opportunité, tentant de trouver un coin de ciel bleu dans un horizon gris et plombé. L'exercice n'est cependant pas toujours si facile. Après avoir semé, semaine après semaine, quelques graines à faire pousser dans vos esprits pour considérer la vie au travail sur son versant le plus prometteur, voilà que ces "Mieux dans mon Job" sont en deuil. Vous le savez, La Tribune vit ses derniers jours de quotidien national économique. C'est toute une page de l'histoire du journalisme qui se tourne, un métier qui change de contours, une équipe qui va se séparer, non sans tristesse et douleur. "Cela n'arrive pas qu'aux autres". C'est souvent ce que l'on se dit le jour où l'on fait l'expérience d'un traumatisme. L'actualité est de plus en plus féconde en plans sociaux. Nous en sommes aujourd'hui un exemple de plus.

Bien sûr, il y a le principe de réalité, celui imprimé désormais par la vie économique. Bien sûr, il y a tous les discours et toutes les méthodes pour prendre un nouveau départ, se prendre en mains, aller vers de nouveaux horizons, cette fameuse opportunité comme on le rabâche à foison dans les manuels de développement personnel. Et bien sûr, ceux qui partiront comme ceux qui seront dans la future équipe s'en relèveront. "La réforme de vie ne peut qu'être accompagnée par une réforme de la mort", écrit Edgar Morin, liant la métamorphose qu'il appelle de ses voeux à une acceptation de notre condition de mortel. "Qui a appris à mourir a désappris à servir", disait de son côté Montaigne. Autrement dit : pour vivre libre, il faut apprendre à ne pas craindre la mort.

Perte de dignité

Il n'empêche. On ne se confronte pas impunément à ce qui relève de la perte, de la disparition, de la séparation et pour tout dire la mort. Alors oui, nous allons devoir faire un travail de deuil. Un deuil d'autant plus particulier qu'il ne touche pas seulement celui d'une entreprise, mais aussi celui d'un métier, fabriquer tous les jours un quotidien papier en vu dans les kiosques. Ici, à La Tribune, ce sont des dizaines de salariés qui vont dire adieu au métier de leur jeunesse. Celui qu'ils ont choisi avec c?ur et dont le labeur jour après jour a construit leur fierté. Chagrin d'honneur donc. Car il relève de la perte de dignité de l'être et de son honneur, lié à ce que l'on fait, et de la reconnaissance par autrui de ses actes.

"En ce sens la disparition d'une entreprise indique de manière sibylline qu'on ne reconnaît plus la qualité et la valeur des individus qui la composent et provoque chez eux une perte de l'image de soi. C'est la légitimité du collectif qui est ici atteinte. A la fois parce qu'appartenir à un groupe en échec ébranle chacun dans sa valeur personnelle, mais aussi parce qu'un collectif dissout laisse les individus dans un sentiment d'abandon et de rejet. D'habitude l'individu part mais le collectif perdure. Ce dernier en disparaissant envoie un signal fort proche de l'anéantissement", analyse le psychiatre Davor Komplita, spécialiste de la souffrance au travail.

Travail de deuil

Chacun se voit alors dans l'obligation de revisiter ses référentiels, de réétudier ses besoins et ses marges de manoeuvre. Faire son deuil c'est pouvoir passer de la perte à l'adoption, franchir les cinq étapes définies par la psychiatre Elisabeth Kübler-Ross : le déni : "non, ce n'est pas possible", la colère : "ce n'est pas juste", le marchandage : "puisque c'est ainsi", la tristesse : "rien ne sera plus comme avant" - étape décisive où intervient le rebond -, l'acceptation : "c'est difficile, mais la vie continue". Mais autant ces étapes sont souvent bien accompagnées dans la vie personnelle par les proches lors d'un décès, autant la vie professionnelle dresse un voile pudique sur toutes les émotions attachées à la perte. "Si la souffrance d'un individu ne suscite aucun signe de compassion, son "je" n'existe plus. On ne souffre pas du travail, on souffre de n'être plus rien aux yeux des autres. Façon de dire aussi "je n'ai pas ma place dans ce monde là". Il y a beaucoup de tristesse, celle de l'effort fourni. Car il y a une trahison au sens clinique du terme. Quand on impose à quelqu'un un paradoxe on le trompe. On accule les individus à trahir leurs valeurs. Seuls règnent en maître les processus", poursuit Davor Komplita.

Tracer sa route

Ne reste plus alors qu'à tracer sa route en faisant preuve de sérendipité, c'est-à-dire en combinant intelligence des situations et attitude d'ouverture devant ce qui surgit. Il ne s'agit pas de "rebondir" comme on l'entend partout, comme si nous étions des ballons, des ballons de Baudruche. Mais de se (re)trouver et d'avancer. C'est l'occasion de penser notre rapport au travail et de le partager avec d'autres, de "revaloriser l'actuel", comme disait Freud. Pas seulement avec Pôle Emploi. Parler de nos projets, de nos désirs, de nos envies est la première manière de les faire exister. En gardant à l'esprit que les plus grandes opportunités ne se présentent jamais là où nous les attendons et sous la forme que nous attendons. Prenons acte de la phrase de Mao : "quand la situation est bloquée ou dangereuse, agissez ailleurs". C'est désormais ailleurs que nous allons agir.