Quand l'entreprise philosophe à coup de marteau

L'arrêt de la cour d'appel de Toulouse de septembre 2011 a condamné Airbus pour avoir lié rémunération des cadres et respect des valeurs. Un arrêt qui signe la fin du totalitarisme managérial et invite les entreprises à y réfléchir à deux fois sur leurs prétendues valeurs.
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"Agir avec courage", "Bâtir, comprendre, partager la vision à long terme de manière sensée", ou encore "Prendre des décisions justes et courageuses dans l'intérêt d'Airbus et assumer la pleine responsabilité de leurs conséquences". Tels étaient, en substance, quelques-unes des injonctions de l'avionneur à ses cadres français, regroupées dans un corpus de valeurs intitulé "The Airbus Way". Introduits en 2010 dans la procédure d'évaluation annuelle, ces critères comportementaux conditionnaient l'octroi de la part variable des primes. Ils ont été rendus illicites par la cour d'appel de Toulouse, le 21 septembre dernier. Un coup de semonce dans le ciel étoilé des valeurs managériales qui brillent au firmament des marques. Las. Il y a décidément trop loin du discours aux actes... Quant à lier les actes aux discours quand ceux-ci sont décidés « pour le bien de tous », il y a là en germe quelques graines de totalitarisme.

Remise en cause de la façon de manager

Pour être un bon salarié faut-il adhérer aux valeurs de l'entreprise ? Non a répondu la Cour d'Appel de Toulouse en décidant de "suspendre" le système d'évaluation des 5.000 cadres des usines Airbus en France car il intègre des "critères comportementaux non conformes aux exigences légales". Pour la cour, si les critères d'évaluation reposant sur le comportement ne sont a priori pas illicites, "encore faut-il qu'ils soient exclusivement professionnels et suffisamment précis". Or, en imposant aux cadres d'"assumer la pleine responsabilité des conséquences" de décisions prises qui ne seraient pas "justes et courageuses" dans l'intérêt d'Airbus, la société "laisse entendre que l'évaluation pourrait avoir une finalité disciplinaire étrangère à la finalité de l'évaluation qui est l'appréciation des aptitudes professionnelles" dit l'arrêt. Autre récrimination : "agir avec courage" est une valeur de l'entreprise dont "la connotation morale rejaillit sur la sphère personnelle", estiment les jurés. Avocate en droit sociale et associée chez Bredin Prat, Pascale Lagesse voit émerger de plus en plus de dossiers autour des conflits de valeurs qui entraînent une insécurité et une pression psychologique sur les salariés. "Avec cet arrêt c'est la façon de manager qui est remise en cause et qui doit interroger beaucoup d'entreprises. On ne peut pas juger une personne à partir de son comportement mais sur des objectifs de travail. Et l'adhésion à des valeurs constitue plus un choix philosophique lié à la vie privée".

Servitude volontaire


La servitude dont parlait Marx ne semble pas bien loin. Et celle proposée aujourd'hui par les entreprises rappelle aussi bien le "Discours sur la servitude volontaire" dans lequel Etienne de La Boétie analyse le "secret de toute domination" : faire participer les dominés à leur domination. Pour l'économiste Jean-Pierre Durand, auteur de "La Chaîne invisible, flux tendu et servitude volontaire" (Seuil 2004), celle-ci serait ainsi voulue et largement recherchée. Souvenons-nous dans les années 1990 de la vogue de l'"homme ressource", un homme au service de la production de valeur. À l'époque, on trouvait tous que cela avait du sens. Sans y déceler ce que souligne l'économiste, à savoir que "l'entreprise propose à l'homme managérial de satisfaire ses fantasmes de toute-puissance et ses désirs de réussite contre une adhésion totale et une mobilisation psychique intense". Résultat : c'est la justice qui vient trancher aujourd'hui une question qu'il serait bon de voir traitée en interne. "Sur les problématiques de souffrance et santé mentale, le droit vient limiter dorénavant le pouvoir du chef d'entreprise. Tel l'arrêt Snecma de mars 2008 où le juge a suspendu une organisation de travail jugée nocive. Or c'est une façon de laisser des experts extérieurs statuer sur des sujets qui doivent rester connectés à la réalité de l'entreprise", souligne Pascale Lagesse. Et de rappeler que la dépression est aujourd'hui reconnue comme accident du travail.


Faut-il alors y voir l'un des travers de notre hypermodernité ? Celui qui prouve à quel point notre lien social et notre capacité de vivre ensemble est en difficulté. Celui qui porte aux nues l'individu tout puissant qui a le droit pour lui, et préfère appeler les flics quand les voisins font du bruit plutôt que d'aller les voir directement. Et dans l'entreprise, combien sommes-nous à courir alors après la performance en toute loyauté ? Or, la jouissance n'est pas le plaisir, et cette course à l'éclate ne va pas sans ravage pour le sujet si rien ne vient la limiter.  Alors, commençons chacun à notre niveau de penser pourquoi et comment le travail peut devenir intenable. Arrêtons de vouloir motiver à tout prix les salariés mais mettons en place un environnement qui leur permettra de se développer et de s'autodiriger et du même coup de se motiver eux-mêmes. S'ils comprennent la vision (une vision élaborée avec eux, cela va de soi mais mieux en le disant) ils se chargeront du reste pourvu qu'on les laisse faire. Et d'agir en conséquence. Managers, apprenez à surveiller votre langage. N'utilisez pas "performance", "potentiel", "évaluation", "charisme" à toutes les sauces. Car ce n'est pas rien. Comme le disait Pierre Bourdieu, on commence par parler mal, puis on pense mal. Et on pourrait ajouter : "ensuite, on agit mal". "Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres", nous rappelle La Boétie. Inventons des nouveaux modes de motivation moins ravageurs que l'addiction et la réalisation de soi au travail. Entendez-moi bien : l'idée n'est pas de lui substituer une autre tyrannie, celle du bien-être. Mais de lutter pour que le sujet, vous, moi, continue d'exister dans le travail avec ses failles, ses manques et ses symptômes. Pour que, selon la formule de Kant, il ne soit ni un "moyen" ni un "objet". Alors, là oui, on pourra reparler de valeur. 
 

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Commentaire 1
à écrit le 02/04/2012 à 15:16
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