Pourquoi et comment le management favorise la manipulation

Par Sophie Péters  |   |  1335  mots
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Managers souvent "hors pair" et redoutablement efficaces car sans affects et sans émotions, ceux que l'on appelle les "pervers narcissiques" sont paradoxalement favorisés par les modes de management actuels et une société de consommation qui valorise la fonctionnalité des individus au détriment de leur humanité et font du sujet un...objet.

En abrogeant le 4 mai dernier la loi sur le harcèlement sexuel, le conseil constitutionnel a crée un vif émoi et mis un coup d'arrêt à tous les procès en cours. Si le délit de harcèlement dans le cadre professionnel est maintenu dans le code du travail, ses chances d'aboutir sont minces tant que la notion de harcèlement n'a pas été précisément définie en droit. Certains psy dénoncent aujourd'hui un "permis de chasser" délivré par ce vide juridique. Quant au harcèlement moral, s'il est maintenu dans la loi, on sait désormais que les victimes hésitent et tardent à saisir la justice.
Insuffisamment démasqués par la justice, manipulateurs et/ou pervers, le sont désormais de plus en plus dans les médias. Depuis le début de l'année Le Nouvel Observateur a consacré au profil du Pervers Narcissique pas moins de six articles et deux couvertures. En dévoilant au grand jour l'inventaire des ruses perverses, les médias favorisent des prises de consciences salvatrices chez les victimes. "A partir du moment où on a identifié les gens mal intentionnés, on peut agir. Le risque est à contrario d'enfermer les gens dans la peur", souligne Anne-Catherine Sabas, psychothérapeute et auteur de "Triomphez des manipulateurs" aux Editions Buissière.

Emergence d'un individu sans affect

C'est devenu la maladie du siècle naissant, comme la névrose hystérique était la maladie de la société viennoise qu'analysait Freud. Ces déséquilibrés mentaux sont d'autant mieux adaptés socialement, qu'ils manipulent sans cesse les règles du jeu social et leur entourage.
Alors faut-il voir des pervers partout ? Sans tomber dans ce travers, on peut s'interroger sur ce qui dans la société d'aujourd'hui, et en particulier dans les entreprises, favorise ce type de comportement, pour ne pas dire de déviance. En faisant de la performance et de la compétitivité des équipes, l'alpha et l'oméga du management des vingt dernières années, les entreprises ont encouragé sans le savoir l'émergence d'un individu froid, sans aucune empathie ni culpabilité, enclin à mettre en état d'infériorité son interlocuteur, véritable petit kapo qui exerce une pression sur ses subordonnés ravalés au rang de fonction. "Remarquables manipulateurs, à force de stress, toujours motivés par des bonnes raisons, ils cannibalisent non seulement le temps éveillé de leurs victimes mais aussi le sommeil de celles-ci, qui sont peu à peu déstabilisées psychiquement. Il y a un problème ? La victime fait partie du problème. Du stress dû à des cadences impossibles ? Le salarié est incité à mieux gérer son emploi du temps. Il perd surtout peu à peu confiance en lui, dans un plan de destruction impitoyablement organisé, mené dans des formes et de manière légaliste. Ce sont les rois de la loi, des méthodes à trois balles pour mieux vendre, réussir, mener un entretien avec succès...En réalité ces experts en management sont de grands handicapés émotionnels", décrit Didier Long, Fondateur de la société Euclyd, dans son dernier ouvrage "Petit guide des égarés en période de crise" (Editions Salvator). Pour lui, pas de doute : "le harcèlement moral est l'euphémisme qu'a trouvé le droit du travail pour qualifier ce genre de psychotiques". Un système qui peut ne pas s'arrêter à un individu mais devenir une structure psychotique de groupe, avec à sa tête un petit dictateur.

Expression d'un déni d'altérité

Pour la psychanalyse, et Freud en particulier, la perversion est, en effet, liée à la relation d'emprise. Elle est l'expression du déni de l'altérité. L'autre n'existe pas, sa différence est niée. Il est donc impensable, et surtout inacceptable, qu'il éprouve des désirs et des besoins distincts. Entretiens d'évaluation, 360, tableaux de bords divers et variés, chartes de valeurs, pression hiérarchique en cascade depuis les actionnaires sur les dirigeants jusqu'au simple manager sur son assistante, autant de processus et d'organisations qui concourent à mettre nombre d'individus en situation de toute-puissance sur autrui.
"Le pervers n'aura donc de cesse de réduire l'Autre a l'état d'objet, pour le faire coïncider avec la vision qu'il a de lui : un être soumis, ne constituant ainsi pas une menace pour sa toute puissance. Nous voyons là le refus de la limite imposée par l'autre. Souvent, d'ailleurs, le pervers rejette toute forme de sensibilité, dans la mesure où celle-ci le conduirait à sentir ses faiblesses, ses manques. L'autre devient donc l'empêcheur de tourner en rond, et le pervers projette sur lui toutes ses pulsions agressives, le rendant responsable de ses souffrances, de ses manquements, et ses incapacités, qui lui sont insupportables. Le pervers est, avant tout, quelqu'un qui ne peut accéder au sentiment de responsabilité. C'est l'autre, le responsable, "le méchant" ", décrit parfaitement Anne-Catherine Sabas.
Inaccessibles à tout parole, ces individus en mal de narcissisme jouent en permanence avec la parole, pervertissent la réalité, travestissent le discours, altèrent le sens des choses, jouent des ambiguïtés...et finissent ainsi par faire coïncider la réalité avec leurs souhaits en ayant éradiqué toute contradiction. Résultat : au mieux, la personne manipulée en vient tôt ou tard à ne plus considérer son agresseur et à retirer toute confiance à la relation. Au pire, elle finit par être déstructurée et ce d'autant plus qu'elle est pleine de vie, positive, investie dans son travail et cherche à "bien faire" Car celui qui manipule la fait passer pour la cause de tout ce qui va mal, l'amenant à se sentir coupable...puis confuse...
Souvent le manipulateur est craint, haï, ou évité...et considère en retour que l'autre est dangereux pour lui...la boucle infernale est bouclée. On sait combien la confiance fait désormais défaut dans les entreprises aujourd'hui et combien la parole "vraie" brille par son absence. De quoi favoriser l'émergence de ce mécanisme même chez ceux qui en sont les plus éloignés. "Il ne faut pas oublier que le manipulateur est souvent manipulé lui-même. Chacun peut, à un moment ou un autre, utiliser un mécanisme pervers, lorsque la réalité le confronte à des affects douloureux. Malheureusement, ce mécanisme est profondément ancré chez certains, et ils finissent par le privilégier au détriment de toute autre forme", précise la psychothérapeute.

Protéger l'estime de soi

Reste que selon elle, l'emprise qu'autrui peut prendre sur nous sera toujours le résultat d'une faille dans notre estime de nous, ou dans l'image que nous avons de nous. "L'expérience montre, il est bon de le répéter, que n'importe qui d'entre nous peut un jour devenir la proie d'un être sans scrupule et tomber sous son emprise. Chaque fois que nous pourrons débusquer, en nous, une faille dans notre estime, sachons vite la reboucher, avant qu'un manipulateur ne vienne y pondre ses oeufs malodorants... les êtres pervers et manipulateurs se réjouissent de vos faiblesses, car elles leur permettront d'asseoir leur supériorité sur vous. Plus vous les étalerez, plus ils seront ravis de les utiliser contre vous".
La bataille se gagnant avant tout dans la tête comme le préconisent les pratiquants d'arts martiaux, chacun doit s'interroger sur son pouvoir personnel afin de récupérer une capacité de réaction. Ne plus être un objet, redevenir un sujet, tel est l'enjeu.
Lot de consolation : en croisant la route de manipulateurs, cela peut être le point de départ d'un entraînement qui permet, à terme, de devenir plus fort. Mais ces maladies de l'âme en disent long sur le désir et les egos blessés de notre époque. Comme le dit le prospectiviste Thierry Gaudin dans "2100, récit du prochain siècle" : "Nous abordons le XXIe siècle avec des pouvoirs de démiurges et des instincts de primates".