Le "merveilleux malheur" de la souffrance au travail

Et si la gangrène des risques psycho-sociaux et les vagues de suicides au travail marquaient suffisamment les esprits et les cœurs pour décider le monde de l'entreprise à sortir les salariés de leurs carcans? Et si les discours alarmistes des psy comme Dejours, Clot et Gauléjeac trouvaient enfin des oreilles attentives ? De petits signes ténus prouvent que l'entreprise commence à lâcher la langue de bois pour plus d'écoute. C'est microscopique. Mais cela a le mérite de naître. Et ça s'appelle de l'espoir.
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Depuis 2009, Psychologies Magazine lance tous les 13 Novembre la journée de la gentillesse...C'est dire combien elle nous fait défaut par les temps qui courent, et vient rejoindre la cohorte des journées de la solidarité, du vivre ensemble, ou encore de "j'aime ma boîte"...Autant de thèmes sur lesquels il s'agit de se mobiliser pendant 24h, histoire d'y reprendre goût. Et pourquoi pas ? Certes, ce type d'initiative à la saveur marshmallow a vite fait d'être taxée, surtout en France, de niaiserie hexagonale. Mais foin de déprime en bleu blanc rouge, cette année, il faut un peu plus de courage, pour renverser la vapeur noire médiatique.

Car il semblerait que les risques psycho-sociaux et sa cohorte de souffrance au travail constitue un « merveilleux malheur » pour paraphraser Boris Cyrulnik. Pour preuve, les interventions des chefs d'entreprise réunis par Psychologie Magazine au Conseil Economique et Social sur le thème « qu'est-ce qu'une entreprise bienveillante ? » ont, une fois n'est pas coutume, surpris l'auditoire par l'authenticité de leurs réponses. Même le psy Eric Albert, président de l'Institut Français de l'Action sur le Stress (IFAS) habitué à la langue de bois de ses clients sur ce thème, en est ressorti enthousiaste.

Poser la question de l'entreprise bienveillante c'est déjà faire le constat en creux de sa malveillance. Contre toute attente, Sylvie Bernard-Curie, DRH et associée de KPMG a martelé à plusieurs reprises qu'il fallait désormais s'attacher "à travailler sur le comment on travaille et donc...sur les comportements managériaux. Il faut soigner le travail". Rien d'autre que le message d'Yves Clot, psychologue du travail et auteur du "Travail à Coeur". Cela se traduit dans ce cabinet conseil ayant pignon sur rue par une charte, non pas élaborée par la RH, mais par les managers eux-mêmes qu'ils ont décidé de baptiser "no stress".  "C'est utopique mais cela nous aide bien" en a conclu, réaliste la DRH de KPMG.

Chez Google, réputée pour son « friendly management » à tendance plutôt compétitive, la conscience d'une forme d'humanisme émerge elle aussi, du moins dans le discours : "une entreprise bienveillante est celle qui met les individus dans les meilleures conditions possibles pour qu'ils puissent faire leur travail confortablement", admet Carlo d'Asaro DG Europe de Google. Des conditions qui se traduisent par le maintien de petites équipes de travail (7 au maximum) et des rituels comme un échange "convivial" autour du travail tous les vendredi. "L'écueil du management à la française, c'est de croire que la carotte et le bâton, et l'autoritarisme, voire les insultes, nourrissent la productivité. Chez Google, nous sommes convaincus que l'on travaille mieux dans un contexte positif", souligne Carlo d'Asaro. On est heureux de l'entendre....

Un point de vue sur lequel a rebondi avec honnêteté Hervé Frapsauce, le directeur général délégué Assurances MMA : "ce qui nous a amené à nous intéresser à la bienveillance au travail c'est la prise de conscience que l'entreprise telle qu'on la pratique chez nous peut être difficilement bienveillante. Notre hypothèse est que quelque chose est allé trop loin. On a voulu façonner l'être humain avec ce terme épouvantable de "ressources humaines". Les salariés sont alors devenus une ressource à gérer, à manipuler, à utiliser. Même chose avec les clients dans le domaine du marketing. Le client n'est plus qu'un objet dans une base de données. Autant de systèmes qui façonnent les entreprises et conduisent à de la souffrance. L'élément déterminant qui va nous aider à bouger c'est paradoxalement le marché boursier. Il n'y a qu'à regarder les capitalisations qui, petit à petit, se déplacent vers les entreprises sachant prendre soin de leurs salariés et de leurs clients. Et puis un autre élément qui devrait nous aider à aller vers plus de bienveillance, c'est la demande d'autonomie des salariés dans leur travail. L'autonomie est un élément fantastique de bien être au travail". Résultat : les 400 managers de MMA suivent des formations de co-développement. Ils se réunissent une fois par mois pendant 4h, l'un exposant ses problèmes et les 5 autres prenant une posture de coach. "Ils apprennent l'écoute en s'écoutant. A questionner plutôt que de donner des conseils pour que l'autre trouve sa solution", précise Hervé Frapsauce.

"Et qu'est-ce que cela a changé dans l'entreprise ? ", l'interroge Arnaud de Saint Simon, le directeur général de Psychologies Magazine. "Rien, répond avec une franchise inhabituelle le directeur général. Car on ne façonne pas. On laisse se développer une force nouvelle dans l'entreprise. On prend de nouveaux risques. En revanche, je reconnais désormais dans les réunions les managers formés à cette pratique par leur qualité d'écoute et de questionnement. Preuve qu'il se passe quelque chose mais le changement n'est évidemment pas immédiat. On ouvre un chemin avec le risque de se tromper. Mais on sent par le volontariat qu'il se passe quelque chose". Et de reconnaître que, pour faire fonctionner un comité de direction dans cette règle de l'art, c'est une autre paire de manches : "il y a un problème de pouvoir entre nous. Chacun a encore peur d'être utilisé par l'autre", avoue le DG de MMA pour qui le changement peut venir aujourd'hui de plus bas...et créer au final un effet d'entraînement vers le haut.

Ce que le psychiatre et coach Eric Albert résume ainsi : " quand on donne les conditions pour que quelque chose se fasse, on met en place les conditions d'un cercle vertueux et les choses se passent sans bien savoir pourquoi. L'essentiel est que cela ait lieu". Une sorte de "lâcher prise" bienvenue dans le monde de l'entreprise à mille lieues des process et embrigadements en tous genres.

Car qui dit lâcher prise sur le comment, dit aussi accepter l'erreur. Une difficulté de taille dans une culture hexagonale exempte de ce droit. Difficulté dont Armand Caïazzo, associé fondateur de Human'n Partners, agence de communication évènementielle a décidé de s'affranchir : « nous travaillons à créer les conditions pour que l'erreur puisse émerger. Car ce que les individus vivent mal c'est la contradiction (l'injonction paradoxale disent les psy) entre « prenez des risques mais ne faites pas d'erreurs ».  Or l'erreur est une énergie formidable et la reconnaître, y compris quand on est le patron est un acte de bienveillance. La maltraitance au travail c'est aussi passer sous silence les échecs comme un sujet qui fâche et dont on cultive le déni ».

Si l'on se rassure d'entendre de tels propos proférés par des dirigeants, on sait aussi combien ils sont rares. D'ailleurs Henri Lachmann, invité à clôturer ce débat en qualité d'auteur du rapport Lachmann-pénicaud sur « le bien être et l'efficacité au travail », et vice-président de l'Institut Montaigne, reconnaît que la réceptivité des patrons à ce sujet dépend bien de la sensibilité des uns et des autres, mais surtout « des sincérités successives anéanties ou motivés par la pression du marché ».

Justement ladite pression du marché semble apporter des vents paradoxalement favorables. A croire que la globalisation, l'injustice sociale, l'enjeu écologique, la perte du lien social, la vision court-termiste de beaucoup d'entreprises font comprendre aux acteurs que l'heure n'est plus à la compétition mais à la coopération. C'est donc demain la journée de la gentillesse. Ça tombe bien : c'est aussi le mois de l'Economie Sociale et Solidaire, cette « nouvelle » économie qui revisite la notion de richesse à l'aune du collectif et non plus de l'individu.

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Commentaires 6
à écrit le 25/08/2013 à 16:04
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Intéressant à savoir : il existe une liste des 100 principales causes de souffrance au travail. On la trouve ici : http://astouric.icioula.org/

à écrit le 13/11/2012 à 14:49
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Le XXI ème siècle sera le siècle des comportements et des valeurs que nous porterons. " Plus que ce que vous faîtes, c'est COMMENT vous le faîtes qui créera la différence à titre individuel et pour votre organisation". Les 12 principes d'une organisa...

à écrit le 13/11/2012 à 14:18
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La gentillesse dans l'entreprise est vraiment à tenter : S'intéresser à l'autre, c'est possible http://www.acser.org/index.php?module=articles&rubrique=salaries&id=121&titre=aider_les_autres_comment Apprendre à le connaître, c'est bénéfique http://ww...

à écrit le 12/11/2012 à 20:55
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La seule vraie méthode pour que les gens se sentent bien dans leur travail (à part les respecter, c'est la base, mais c'est souvent oublié), c'est pour le patron de prendre le risque d'autoriser ses employés à s'investir dans leur travail au lieu de ...

le 12/11/2012 à 23:50
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Commentaire acrimonieux et erroné, nous avons des champions mondiaux en France aussi, il n'y a pas qu'internet et l'informatique sur la planète, ouvrez un peu les yeux.

à écrit le 12/11/2012 à 20:22
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Intéressant ! Donne envie de se documenter un peu plus sur le sujet ...

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