Voyage au pays du Mittelstand

Par François Roche  |   |  2361  mots
Waldkirch, dans la Forêt Noire, siège d'une belle entreprise du Mittelstand, le groupe Sick
Le Mittelstand est probablement l'un des mots allemands les plus populaires dans le monde politique et économique français. Personne n'ignore plus chez nous que ce terme, difficilement traduisible, désigne ces entreprises industrielles de taille moyenne, détenues par des capitaux familiaux, implantées le plus souvent dans de petites villes et qui ont développé un système de management basé sur quelques principes simples, parmi lesquels : une innovation constante, une spécialisation dans des « niches » de haut de gamme, un service client très élaboré et une politique de ressources humaines proche des attentes des salariés et qui privilégie, autant que faire se peut, le site de production allemand.

 Qui sont exactement ces entreprises du Mittelstand qui sont souvent parmi les trois leaders mondiaux de leur industrie, largement ouvertes vers les marchés internationaux et qui constituent un atout irremplaçable pour l'économie allemande et son déploiement international ?

On estime généralement que sur les 1 500 entreprises allemandes qui figurent dans la catégorie des leaders mondiaux, environ 1350 appartiennent au Mittelstand. Elles opèrent très majoritairement dans le B to B, notamment dans la machine-outil, l'équipement électrique, les composants automobiles, les process industriels, la robotique, la construction et la chimie de spécialité. Elles ont développé une relation de proximité avec leurs clients grâce à des services sophistiqués et une présence commerciale intensive sur les marchés. Elles concentrent leurs ressources sur une innovation technologique permanente. Surtout, elles développement des stratégies de long terme, que rend possible la stabilité de l'actionnariat. Voilà pour les principes généraux.

Il se trouve que l'hebdomadaire allemand Wirtschatswoche, partenaire du Voyage en Allemagne, a réalisé, en janvier 2013, un classement des cent entreprises les plus performantes du Mittelstand, en fonction d'un certain nombre de critères de performances, et sur une période de dix ans (2001/2010). Ce travail très élaboré (« Die 100 Besten des deutschen Mittelstands », WirstschaftsWoche, 21/01/2013) permet de mesurer le développement spectaculaire de ces entreprises. Et plonger dans les entrailles de ce classement aide à mettre des noms et des visages sur un certain nombre de ces entreprises, dont le moins que l'on puisse dire est qu'elles ne sont guère connues du grand public en France... Voici une petite sélection de celles que nous avons trouvées particulièrement remarquables.

Chez Schmid, tout pour le solaire

A Freudenstadt, une petite ville de 23 000 habitants, située dans le Bade-Wurtemberg, au coeur de la Forêt Noire, se cache le groupe Schmid, qui a vu le jour en 1864, comme atelier de mécanique et de fonderie. Schmid Group est aujourd'hui l'une des entreprises mondiales les plus performantes en matière de machines et procédés industriels pour la chimie, l'électronique et l'industrie du solaire. Elle fournit en machines et équipements tout ce que l'industrie du panneau solaire en Europe, aux Etats-Unis et en Chine compte comme grands noms, comme BP Solar et China Sunenergy. Schmid Group a d'ailleurs construit deux usines en Chine, une au Japon, une autre en Californie.

Le groupe allemand est aussi l'un des leaders mondiaux pour la fabrication des machines produisant des circuits imprimés (la première machine a été produite en 1965), une activité qu'il exerce aussi à l'échelle mondiale. Le credo du groupe Schmid : « nous respectons l'homme et l'environnement dans lequel nous vivons, et attachons la plus grande importance à la qualité. C'est ce qui a fait de nous le leader mondial en termes de technologie. » Résultat : Schmid réalise 550 millions d'euros de chiffre d'affaires, emploie 2.250 salariés et a enregistré une croissance de 587% au cours de la période 2001-2010. En 2014, elle fêtera le 150ème anniversaire de sa création et elle est toujours dirigée par un descendant du fondateur, Christian Schmid...

Herrenknecht, l'empereur des tunnels

Restons dans le Bade-Wurtemberg, mais plus près de Fribourg-en-Brisgau, sur les bords du Rhin, à deux pas de la frontière française, dans la petite cité de Schwanau, 6 850 habitants, pour découvrir la société Herrenknecht, créée en 1975 par un ingénieur, Martin Herrenknecht ( 6 salariés en 1979), devenue leader mondial des tunneliers, machines de percement de tranchées et d'installations de pipe-lines, et autres équipements de forages profonds pour la géothermie, le gaz ou le pétrole, qui emploie aujourd'hui plus de 3 800 salariés et réalise un peu plus de 1 milliard d'euros de chiffre d'affaires. Cinq usines en Chine, 100 machines actuellement en activités dans le monde, des réalisations spectaculaires aussi bien dans le secteur de la géothermie que des tunnels routiers, ferroviaires ou techniques.

En France, l'entreprise allemande vient de s'illustrer en terminant, le 25 février dernier, avec deux mois d'avance sur le calendrier, le percement des deux voies du tunnel de Saverne, construit par Spie Batignolles et Dodin Campenon Bernard, sur le tracé de la ligne de TGV Paris-Strasbourg. Herrenknecht a enregistré 218% de croissance de son chiffre d'affaires en dix ans. L' entreprise est toujours dirigée par son fondateur, qui reçoit très régulièrement la visite des ministres du Bade-Wurtemberg et du ministre des transports de la république fédérale...

Sick, sur la vague de l'automatisation des chaînes de production

Pas très loin de là, encore plus près de Fribourg, se trouve la petite ville de Waldkirch, 20 000 habitants, posée en plein milieu de la Forêt Noire elle-aussi, connue pour avoir été un centre de construction d'orgues, y compris d'orgues de barbarie et d'orgues à figurines. C'est aussi là que s'installent en 1956 l'ingénieur Erwin Sick et ses 25 salariés. Né en 1909, Sick a débuté sa vie professionnelle au département d'arithmétique optique de Siemens à Berlin en 1932. Il s'installe à Munich en 1939 et c'est là qu'après la guerre, il obtient de l'administration d'occupation américaine l'autorisation d'exercer son métier d'ingénieur indépendant.

Sans emploi, il gagnait alors sa vie en vendant des postes de radio qu'il fabriquait lui-même. Il crée l'entreprise Sick en 1946 et commence à explorer le marché des capteurs optiques destinés à renforcer la sécurité des machines-outils. Aujourd'hui, le groupe Sick emploie 5.800 personnes, réalise un chiffre d'affaires de plus de 900 millions d'euros et un profit net de 52 millions (en 2011). Il est devenu l'un des plus importants fabricants mondiaux de capteurs installés sur les lignes de fabrication automatisées, les machines-outils robotisées et les processus logistiques. L'entreprise est donc engagée dans une course permanente à l'innovation (le budget recherche et développement s'est élevé à 80 millions d'euros en 2011) et elle est présente dans plus d'une trentaine de pays. Gisela Sick, 90 ans, veuve d'Erwin, disparu en 1988 à l'âge de 79 ans, est présidente d'honneur du conseil de surveillance.

 

Pöschl, le roi du tabac à priser

Toujours dans le sud de l'Allemagne, mais en Bavière, la petite ville de Geisenhausen, (7 000 habitants) près de Landshut, au nord est de Munich, abrite le siège de Pöschl Tabak, premier producteur mondial de tabac à priser (avec une part de 50% du marché), qui emploie 770 salariés et réalise un chiffre d'affaires de 445 millions d'euros. Pour les amateurs de cette façon de consommer du tabac, Pöschl est une sorte de mythe.

L'entreprise a été fondée en 1902 par Aloïs Pöschl, auquel ont succédé ses fils, Wilhem et Aloïs jr en 1935, puis Ernst, le fils de Wilhem et Robert Engels, le gendre d'Aloïs Jr, en 1980. Et à la suite du décès prématuré de son père en 2009, Patrick Engels rejoint Ernst Pöschl à la direction de l'entreprise. Cela fait donc plus d'un siècle que cette famille travaille au développement du tabac à priser, et depuis quelques années, du tabac à pipe. Un marché étroit certes, même si l'Allemagne compte un million d'amateurs de la prise, mais où Pöschl s'est taillé la part du lion...

Siegwerk, numéro 3 mondial des encres

Même si le Bade-Wurtemberg et la Bavière recèlent de nombreuses entreprises du Mittelstand, les autres länder n'en sont pas dépourvus pour autant. Ainsi la petite ville de Siegburg, au sud de Cologne, 40 000 habitants, célèbre pour l'ancienne abbaye de Michaelsberg (Mont Saint-Michel) fondée en 1064 par le saint archevêque de Cologne Annon II, est aussi le siège de la société Siegwerk, troisième producteur mondial d'encres.

L'entreprise a été créée en 1906 par Ernst Rolffs, comme un atelier de photogravure artistique mais ses origines remontent à 1830, à l'occasion de la création d'un atelier d'impression de textiles. Elle réalise aujourd'hui un chiffre d'affaires de 970 millions d'euros, emploie 4 400 salariés dans le monde (dont la moitié en Allemagne), gère une dizaine d'implantations en Inde, quatre en Chine et a enregistré 160% de croissance au cours des dix dernières années. Devise de Siegwerk : « de l'encre, du coeur, une âme... ». L'entreprise a pris le tournant stratégique de l'internationalisation à partir de 1999, sous la houlette d'un ancien cadre dirigeant du groupe Beiersdorf (Nivea), Herbert Forker, choisi par Alfred Keller, principal actionnaire de l'entreprise et descendant des familles fondatrices.

Elringklinger, le maître incontesté du joint de culasse

Belle histoire de famille aussi que celle de la société Elringklinger, basée à Dettingen an der Erms, au sud de Stuttgart, au pied des Alpes Souabes et dont les origines remontent au XIème siècle, connue aujourd'hui pour sa fête du printemps en avril (Frühlingserwachen) et son marché de Noël en décembre. Elringklinger a été fondée en 1879, à Stuttgart, par Paul Lechler, comme une société de commercialisation de joints de culasses, avant d'en assurer la fabrication à partir de 1914.

L'entreprise est aujourd'hui, entre autres, un fabricant de composants de moteurs, ( et notamment des joints de culasse) et de systèmes de purification des gaz d'échappement. Slogan de l'entreprise : « Nouvelles Dimensions ». Ses performances 2012 sont assez spectaculaires, compte tenu de la conjoncture régnant dans l'industrie automobile : un chiffre d'affaires en croissance de 9% à 1,12 milliard d'euros et un profit avant impôts de 123,4 millions. Entre 2001 et 2010, le volume d'affaires de l'entreprise a plus que doublé. Elringklinger gère 27 sites de production dans 19 pays, et réalise 70% de son volume d'affaires hors d'Allemagne et la famille Lechler en détient toujours le contrôle, avec 52% du capital.

Big Dutchman, géant des bâtiments d'élevage

Transportons-nous dans le nord-ouest de l'Allemagne, à Vechta, 31 243 habitants, petite ville du land de Basse-Saxe, près de la ville historique d'Oldenbourg, qui fut un Grand Duché puis un « Etat libre » en 1918, jumelée avec Saint-Pol-de-Léon en France, célèbre pour son Stoppelmarkt, une foire annuelle, créée en 1298 et qui se tient au mois d'août, et pour son université, dotée de centres de recherches spécialisés dans les sciences de l'éducation, les services à la personne, les conséquences de l'allongement de la durée de la vie, le développement régional, les sciences de la vie, l'agriculture et l'écologie...

Mais Vechta est aussi le siège de la société Big Dutchman, spécialisée dans la construction d'quipements pour l'élevage pour volailles et porcins ainsi que d'installations de production de biogaz, et qui réalise plus de 800 millions d'euros de chiffre d'affaires annuel. Elle n'a pas été créée en Allemagne, mais aux Etats-Unis, en 1938 par un entrepreneur ingénieux, Jack DeWitt, d'origine hollandaise (décédé à plus de cent ans, en janvier 2012), qui avait inventé, avec son frère, un système d'automatisation de la distribution d'aliments dans les étables et bâtiments d'élevage. En 1985, Big Dutchman est reprise par Josef Meerpohl, qui y était entré en 1958 et en avait été longtemps l'agent en l'Allemagne du Nord, et son centre de décision est installé à Vechta. C'est aujourd'hui le fils de Josef, Bernd Meerpohl, qui dirige l'entreprise, dont la croissance a été spectaculaire ces dix dernières années : son chiffre d'affaires est passé de 210 millions d'euros en 2001 à 850 millions d'euros en 2012. Il faut dire que Big Dutchman a élargi son domaine d'activité dans des techniques d'avenir comme le traitement du lisier ou la production d'énergie à partir de la biomasse. L'entreprise est une habituée des récompenses internationales en matière de recherche et de mise au point de nouvelles technologies. L'une de ses dernières innovations, un nouveau système de détection de chaleurs pour l'élevage de truies, et qui détecte de façon automatique, sans stress pour les animaux, le moment exact où les truies sont en chaleur, a reçu un accueil enthousiaste des spécialistes et des éleveurs allemands.

Pourtant Big Dutchman ne réalise plus que 12% de son chiffre d'affaires en Allemagne. Son développement en Europe centrale a été spectaculaire (elle détient 60% du marché dans cette zone). Mais elle est présente aussi en Asie et notamment en Chine, en Amérique latine et en Afrique. Pour autant, il n'est pas question de délocaliser l'outil de production, même s'il est situé au milieu des champs, en Allemagne du Nord. «On ne saurait rêver meilleure implantation » dit Bernd Meerpohl. «Nous sommes dans une région agricole et beaucoup de nos collaborateurs ont aussi une petite ferme, et ils savent fort bien ce que veulent les clients... »

Au travers de cette petite randonnée au c?ur du Mittelstand, se confirment donc les caractéristiques que l'on décrit souvent dans les études. Les entreprises du Mittelstand sont représentatives d'un capitalisme familial très vivant, qui a su se renouveler et lorsque les représentants des familles fondatrices ne figurent pas dans les organes de décisions, ils savent faire appel à des dirigeants de très grande qualité. Ce capitalisme aime la création de valeur au moins autant que les dividendes.

Dans toutes ces entreprises, l'accent est mis sur les capacités d'innovation et de performances technologiques et industrielles, sur la notion de qualité et de service et sur l'engagement des salariés. La dimension internationale de ces entreprises est une réalité. Il n'en est pas une qui ne soit pas implantée en Chine, par exemple, et parfois de façon très significative avec plusieurs sites de production. Les outils de communication sont très sophistiqués (sites Internet très complets, mise en avant des valeurs de l'entreprise, mais aussi de ses technologies, version anglaise systématique, à l'image de celui de Siegwerk par exemple). Et au travers des mots et des images utilisés, on perçoit une assez grande fierté et un attachement fort à l'industrie et au Standort Deutscland...

Au delà des différences culturelles, historiques, économiques et sociales entre l'Allemagne et la France, il y a dans les stratégies et le développement de ces entreprises de nombreuses sources d'inspiration pour les entreprises moyennes françaises.