La gestion de l'eau, cette autre guerre larvée en Europe

Le 17 février, ils étaient venus, ils étaient tous là... mais dans le public. Les représentants des groupes de production et de distribution d'eau, les Veolia, Suez et autres Saur, étaient personæ non gratæ lors de l'audition du Parlement européen sur le droit à l'eau.
"L'eau et l'assainissement sont un droit humain !"

 

Précision. Cet article a fait l'objet d'une réponse d'Aqua Publica Europea, l'Association européenne des opérateurs publics de l'eau, contestant sa teneur. La Tribune a apporté à son tour une réponse aux critiques de l'Aqua Publica Europea (voir les deux textes à la fin de l'article).

 

La lettre d'Aquafed, le lobby mondial des gestionnaires privés envoyée quelques semaines plus tôt au président du Parlement, Martin Schulz, pour demander voix au chapitre, était restée sans réponse.

La cohabitation entre des services des eaux gérés par des communes (SEM, généralement, en France, Stadtwerke en Allemagne), d'une part, et d'autres exploités par des groupes privés n'a jamais été simple. Sur cette ligne de front, des coups de feu sporadiques se sont échangés ces dernières années devant la Cour de justice européenne, les sociétés privés tentant de desserrer la mainmise des communes. Au point que la Commission européenne a fini par proposer un encadrement européen des concessions de services publics. Son optique : si le choix de la gestion publique est certes légitime, il ne doit pas permettre la création de monopoles inattaquables. Et de vouloir imposer des règles minimales de mise en concurrence qui auraient empêché les communes d'opter a priori pour la gestion publique. C'était une victoire pour les gestionnaires privés.

Mais la bataille suivante a été perdue en janvier quand le parlement européen a voté une directive sur les concessions de services publics qui excluait précisément le service de l'eau de l'application de ces règles. L'initiative citoyenne Right2Water qui a donné lieu à l'audition du 17 février est une nouvelle défaite. Initiée par les gestionnaires publics et leurs syndicats, elle demande, outre un meilleur accès aux services d'eau pour tous les Européens, que "l'approvisionnement et la gestion des ressources en eau ne soient pas soumises aux règles du marché intérieur et que les services des eaux soient exclus de la libéralisation". Un présupposé qui révolte les gestionnaires privés, lesquels relèvent à juste titre que cette privatisation n'est pas au programme de la Commission.

La France et l'Allemagne jouent à front renversé

Les chiffres de la pétition qui vient d'être adressée au commissaire en charge du Marché intérieur et des Services, Michel Barnier, ne laissent planer aucune ambigüité. Sur les 1.659.543 signatures (il en faut 1.000.000 au minimum pour exercer ce droit à l'initiative populaire), 1.236.455 sont allemandes. Les stadtwerke (sociétés communales de statut public ou mixte) demandent ni plus ni moins un « opt-out » des règles de marché européennes.

Un peu comme David Cameron qui aimerait soustraire la City aux règles financières de Bruxelles : Michel Barnier a jusqu'au 20 mars pour dire quelle suite il compte donner à cette première pétition paneuropéenne.

Le supposé dogme libéral de Bruxelles

Pour la France, qui abrite quelques champions dans le secteur de l'eau, mais ne manque jamais une occasion d'attaquer le supposé dogme libéral de Bruxelles, la situation est particulièrement ironique.

« Quand c'est la SNCF, on dit qu'il faut ouvrir le marché ; mais pour l'eau ce n'est pas la même chanson », déplore la député Sophie Auconie.

L'élue UDI a tenté en vain de rétablir une certaine équité lors de l'audition du 17 février. Sans succès. En jouant à fond la carte des gestionnaires publics, Martin Schulz, par ailleurs candidat social-démocrate à la présidence de la Commission, a joué sans complexe la carte allemande.

« C'est une bataille politique et idéologique », regrette l'Institut Moore, un think tank libéral, mobilisé un peu tard.

Mais la première erreur des gestionnaires privés n'a-t-elle pas été de vouloir dépolitiser le débat ? Tant qu'à avoir fait le choix de la concurrence et de la cohabitation entre gestionnaires publics et privés, les autorités et les entreprises françaises n'ont-elles pas manqué une occasion de défendre l'« idéologie » de la Commission, qui avait tenté, en présentant une directive sur les concessions de service public, d'assurer un équilibre entre gestion publique et privée, pendant que l'Allemagne prenait ouvertement la défense de ses entreprises communales ?

 

Suite à la mise en ligne de l'article, Aqua Publica Europea (1), l'association européenne des opérateurs publics de l'eau, tient à préciser:

L'article décrit d'une manière incorrecte le récent débat au Parlement Européen sur l'Initiative Citoyenne Européenne « l'eau est un droit humain », il contient de nombreuses erreurs factuelles grossières, et surtout propose des jugements infondés et tendancieux sur les opérateurs belges de l'eau, avec l'objectif évident de jeter le discrédit sur tout le secteur public.

D'abord, il n'est pas exact - comme suggéré par l'article - que les représentants du secteur privé n'ont pas eu la possibilité de participer à la discussion lors de l'audition au Parlement Européen de l'Initiative Citoyenne Européenne. Simplement, les règles de l'audition au Parlement prévoient que seuls les représentants des Institutions Européennes et du comité organisateur de l'ICE (ceux qui ont recueilli les signatures) pouvaient participer au débat. Toutes les autres parties prenantes (représentants du privé, du public, ONG, etc.) ont pu assister mais sans intervenir. Le secteur privé peut donc promouvoir - comme n'importe quelle autre partie prenante - un débat similaire à celui qui a eu lieu le 17 février sur l'ICE « Right2Water », à condition d'atteindre le quorum de signatures nécessaires.

A ce propos, il faut noter que le quorum de signatures validées pour qu'une ICE soit recevable est de 1.000.000 au total, avec des quotas minimaux dans au moins 7 Etats membres et non 1.500.000 comme l'affirme erronément l'article.

Ensuite, affirmer que le choix d'un pays de garder une gestion publique des services d'eau équivaut à construire « un monopole inattaquable, peu efficient » dénote une logique argumentative - au mieux - discutable. En effet, il est incontestable que l'approvisionnement d'eau constitue un monopole naturel, du moment que les citoyens ne peuvent choisir entre différents tuyaux comme entre différents réseaux mobiles (ou services financiers). La décision d'une autorité publique de confier la gestion à un opérateur privé - décision tout à fait légitime pour autant qu'elle ait été prise en toute transparence - doit donc intégrer des évaluations parfois complexes sur le taux de profit annuel assuré au gestionnaire sur une période qui peut s'étendre jusqu'à 30 ans ou plus. De plus, même en considérant la possible dynamique compétitive au moment de la sélection du gestionnaire privé, il faut honnêtement reconnaître qu'il n'existe pas un grand nombre de « competitors » au niveau mondial. L'argument suivant lequel la libéralisation des services conduirait automatiquement à une plus grande compétition est donc très faible.

Surtout, il est gravement calomnieux d'affirmer que le secteur public est « source d'une corruption endémique, comme en Belgique », sans mentionner aucune preuve ou fait concret, alors que chacun a encore en mémoire les cas de corruption, confirmés par jugement des Tribunaux, qui ont entaché des contrats de gestion de services d'eau de villes françaises.

Plus en général, nous pouvons facilement mentionner une série de statistiques prouvant que les performances des opérateurs belges, comme d'autres opérateurs public européens, sont au moins aussi bonnes que celles des opérateurs privés.

Nous pourrions aussi facilement montrer que parmi les opérateurs publics - ou au moins parmi les opérateurs membres d'Aqua Publica Europea - il y a des modèles d'excellence (dans l'innovation, la gestion, la gouvernance) qui parfois ont même été source d'inspiration pour le privé. Et nous pourrions conclure en mentionnant des exemples de remunicipalisation des services qui ont été accompagnés par une baisse des tarifs, tout en garantissant les investissements nécessaires et en gardant les équilibres

(1) Aqua Publica Europea est l'Association européenne des opérateurs publics de l'eau. La mission d'APE est de promouvoir la gestion publique de l'eau à travers la coopération et l'échange d'expertise. Les membres d'APE assurent des services d'eau et d'assainissement à plus de 60 millions de citoyens européens, et sont engagés envers une amélioration constante de leurs performances, pour l'intérêt commun.

 

La réponse de La Tribune aux précisions d'Aqua Publica Europa:

D'abord le sens de l'article, comme l'indique son titre, est de souligner que le bras de fer entre gestionnaires privés, d'un côté, et certaines autorités publiques souhaitant conserver une totale liberté de choix - en dehors des règles du marché intérieur - se poursuit, et non qu'un mode de gestion est meilleur qu'un autre. Ce n'est pas une défense de la gestion privée mais bien le constat de cette concurrence.

Il indique que l'initiative citoyenne - qui n'est pas critiquée en soi - est un moment dans cette bataille. L'article n'indique d'ailleurs pas que les représentants des opérateurs ne pouvaient pas participer mais qu'ils n'ont pas pu s'exprimer.

Premier point. L'article ne défend pas la gestion privée, en soi, mais le principe d'une concurrence entre les modes de gestion. Ce qui me semble critiquable, est que l'initiative se présente avant tout comme une défense du droit d'accès. Cela introduit une confusion, car comme vous le savez les conditions d'accès sont du ressort de l'autorité publique et non pas dépendantes du mode de gestion du service.

Le second est de rappeler que les opérateurs publics ont fait un lobbying intense pour faire retirer le secteur de l'eau de la directive européenne sur la délégation de service public adoptée récemment. Cette directive visait précisément à clarifier une situation juridique confuse où les choix de gestion des collectivités, particulièrement quand elles optaient pour la gestion publique, pouvaient se trouver contestés en justice par les industriels privés.

Là encore ce n'est pas une critique de gestion publique en soi. Mais une interrogation sur les raisons de cette demande d'exemption.

Troisième point. La cohabitation entre différents modes de gestion est une bonne chose justement pour protéger les utilisateurs de services des eaux contre les risques de mauvaise gestion en créant des règles claires que ce soit pour la gestion publique ou pour la délégation à un opérateur privé. A l'instar de celle qui ont été adoptées en France avec la loi Sapin et qui ont permis de limiter les risques de corruption qui n'est pas - vous avez raison de le souligner - l'apanage de la gestion publique. La rhétorique de la « libéralisation » ne rend pas compte de cette problématique, elle jette accessoirement une suspicion sur la Commission européenne. La réalité, comme vous le savez, est que les communes, particulièrement en Allemagne, prélèvent une partie des marges réalisées sur la production et/ou la distribution d'eau, pour financer d'autres activités non rentables. Cette faculté est tout à fait défendable. Mais pourquoi ne pas l'inscrire dans un cadre juridique européen ? C'est mon interrogation, ce qui diffère d'un plaidoyer pour une privatisation de la gestion de l'eau.

S'agissant des risques de mauvaise gestion et de corruption, la gestion privée n'est pas, loin s'en faut, une garantie contre eux. L'exemple de la France, où des opérateurs privés ont été impliqués dans des affaires le montre assez. Mais justement, la situation a pu être améliorée en France grâce à la loi Sapin qui limite notamment la durée des concessions et les encadre et n'a pas entraîné de « privatisation ». Au contraire, comme vous le soulignez, cette clarté nouvelle a débouché sur des remunicipalisations. La tentation est grande pour un opérateur n'ayant pas de concurrence (soit parce que la gestion publique s'impose, soit parce que le contrat de délégation est trop long ou mal négocié) a tendance à tirer une rente de l'activité, ce qui est une source de prix élevé, de mauvaise gestion des ressources publiques investies dans ce service et ne me semble pas répondre à l'objectif d' « accès à l'eau ».

Dernier point : il est exact que le nombre minimum requis de signatures est de 1.000.000 et non 1.500.000. Nous avons donc procédé à la correction de l'erreur dans l'article.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 4
à écrit le 15/03/2014 à 13:59
Signaler
3% de l eau sur terre est potable ? donc elles doit reste collectives ; est non pas privatissez c est un bien commun ? ON NE DOIT PAS SPECULEZ AVEC???

à écrit le 07/03/2014 à 9:36
Signaler
"« C'est une bataille politique et idéologique », regrette l'Institut Moore, un think tank libéral, mobilisé un peu tard." C'est surtout une bataille entre intérêts nationaux. Avec un pays qui défend ses intérêts, outre-Rhin, et les habituels c...

à écrit le 04/03/2014 à 15:11
Signaler
Haha, c'est le monde a l'enver les allemands dont dans le socialisme et les francais dans le libéralisme...

à écrit le 04/03/2014 à 14:26
Signaler
Madame Autret ne devait pas être bien réveillée lorsqu'elle a assisté à cette réunion au Parlement européen le 17 février. La séance était présidée par Matthias Groote et non par Martin Schulz. De plus, plusieurs représentants des sociétés Veolia et ...

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.