Vous avez dit valeur ?

Par Sophie Peters  |   |  527  mots
Chaque semaine, découvrez les chroniques sur la vie au bureau réalisée par Sophie Peters. Anecdotes, conseils, expériences : pour sourire mais aussi mieux se sentir dans son job.

 

Dans les cercles des économistes, l'analyse fait aujourd'hui l'unanimité : il faut reconsidérer le capitalisme. Très bien. On prend note. Mais alors il va falloir aussi s'attaquer à notre rapport au travail. « Ceux qui appellent à la création de valeur pour les actionnaires mais aussi pour les clients, pour les salariés, pour l'État, ne voient pas en quoi la légitimation de l'entreprise par le biais de la ?création de valeur? se confond avec l'appel au ?plus-de-jouir?, au ?plus-de-performance? », note Catherine Blondel, auteur de l'essai « Quand le travail fait symptôme ». Pour la dirigeante du cabinet Vis-à-Vis, pas de doute : le ver est dans le fruit. Au-delà de l'absolutisation du marché décrite par Lacan, ce qui est nouveau, selon la consultante, c'est plutôt celle de la performance. Or cette mécanique économique qui vise à faire croire que tout est possible se grippe vite quand la réalité nous rappelle à l'ordre et nous prouve que, non décidément, nous ne sommes pas tout puissants. Pis : en nous enjoignant en permanence de « faire les bons choix », d'« anticiper », de « se maintenir dans la course » et parfois juste de « tenir », elle nous met en situation d'inquiétude perpétuelle quant à la pérennité de notre job. La servitude dont parlait Marx semble bien loin. Pour l'économiste Jean-Pierre Durand, auteur de « la Chaîne invisible, flux tendu et servitude volontaire » (Seuil 2004), elle serait même voulue et largement recherchée. Je me souviens dans les années 1990 de la vogue de l'« homme ressource », un homme au service de la production de valeur. À l'époque, on trouvait tous que cela avait du sens. Sans y déceler ce que souligne l'économiste, à savoir que « l'entreprise propose à l'homme managérial de satisfaire ses fantasmes de toute-puissance et ses désirs de réussite contre une adhésion totale et une mobilisation psychique intense ».

 

 

 

 

petits arrangements

 

 

 

 

Comment s'étonner dès lors devant nos sentiments de solitude, nos difficultés à faire des choix ? Combien sommes-nous à courir après la performance en toute loyauté ? Ce qui fait dire à Catherine Blondel que la jouissance n'est pas le plaisir, et que cette course à l'éclate ne va pas sans ravage pour le sujet si rien ne vient la limiter. Alors, au lieu d'accuser le capitalisme de tous les maux, commençons chacun à notre niveau de penser pourquoi et comment le travail peut devenir intenable. Et d'agir en conséquence. Surveiller notre langage. Ne pas utiliser « performance », « potentiel », « évaluation », « charisme » à toutes les sauces. Car ce n'est pas rien. Comme le disait Pierre Bourdieu, on commence par parler mal, puis on pense mal. Et Catherine Blondel d'ajouter : « Ensuite, on agit mal. » Inventons de petits arrangements moins ravageurs que l'addiction et la réalisation de soi au travail. Entendez-moi bien : l'idée n'est pas de lui substituer une autre tyrannie, celle du bien-être. Mais de lutter pour que le sujet, vous, moi, continue d'exister dans le travail avec ses failles, ses manques et ses symptômes. Pour que, selon la formule de Kant, il ne soit ni un « moyen » ni un « objet ». Alors, là oui, on pourra reparler de valeur.