"La gueule de l'emploi", retour sur l'émission de France 2 qui dénonce les méthodes d'embauche du GAN

Par Sophie Peters  |   |  821  mots
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L'émission de France 2 diffusée jeudi soir fait du "buzz" sur le Net et continue à faire parler d'elle. Elle dénonce d'une manière saisissante les méthodes consternantes des "professionnels du recrutement". On achève bien les candidats...

L'actualité nous offre parfois des raccourcis saisissants et nous a donné la semaine dernière deux visions radicalement opposées du monde de l'entreprise. La première, avec la disparition de Steve Jobs, nous a rappelé qu'il existe des entreprises où souffle le vent de l'innovation et fleurit la fierté d'appartenance. La seconde, avec le documentaire diffusé jeudi soir sur France 2, "La gueule de l'emploi", nous a montré qu'il existe des entreprises où sévit la perversité et se déploie la cruauté humaine. D'un côté, la figure d'un chef d'entreprise plus passionné par la création de nouveaux produits que le cours de Bourse et sa réussite matérielle, un "Gandhi de l'informatique" qui professait peu de temps avant sa mort : "votre temps est limité. Alors ne le gâchez pas en faisant autre chose que ce pour quoi vous êtes fait." De l'autre, l'image d'une entreprise qui réduit le travail à sa valeur économique et fait fi des valeurs d'écoute alors même qu'elle entend recruter des commerciaux censés gagner la confiance de nouveaux clients et faire... ce pour quoi ils sont fait.

Les dix candidats filmés dans le cadre d'un processus de recrutement de la force de vente du GAN se sont certainement rendus à ces entretiens avec en tête ce bel aphorisme de Steve Jobs : "gardez les crocs, restez insouciants." Ils en sont ressortis les crocs élimés et le moral défait, au fil des jeux de rôle, scandés par les humiliations et les déstabilisations. Le procédé montré dans ce documentaire ne date cependant pas d'hier. Ces "assessment centers" ou "centres d'évaluation" partent du principe que pour recruter des commerciaux, rien ne vaut une mise en situation. Leur personnalité sera mise à l'épreuve. A condition que ces exercices soient menés par des psychologues du travail avec tout le respect dû aux candidats.

Rien de tel dans le cas des entretiens menés par cinq personnes du GAN et un membre d'un cabinet de recrutement. Ici, la règle du jeu n'est pas respectée : les candidats ne sont pas informés de ce qui les attend. Leur CV n'a pas été lu. Ils n'ont aucun descriptif du poste pour lequel ils se présentent. Premier exercice : "vendre" son voisin de table, concurrent et parfait inconnu, en vantant ses mérites qu'il faut définir avec lui. S'enchaînent des tests infantilisants, voire humiliants, et une avalanche de questions qui, pour beaucoup, n'ont rien à voir avec le travail auquel ils aspirent. Evaluation des compétences ? Plutôt entreprise de déstabilisation, à l'image des expériences du psychologue américain Milgram qui visait à analyser le processus de soumission à l'autorité au moyen de décharges électriques... les décharges en moins. "On reste parce qu'on n'a pas le courage de partir. On est déjà conditionnés. Ils n'ont même plus besoin de nous forcer, on se soumet car on a peur de perdre son emploi", avoue honteusement Gérard, qui aura surmonté plusieurs obstacles avant d'être éjecté.

Symptomatique d'un monde du travail de plus en plus âpre, ce documentaire a au moins quelques mérites. Aux recruteurs persuadés de rendre service à des salariés amenés à travailler dans un monde brutal, on peut espérer qu'il indique ce qui est définitivement à proscrire : humilier, créer la zizanie, démonter l'estime de soi. Et les pousser à réviser totalement leurs procédures d'embauche en s'interrogeant sur la généralisation de pratiques managériales qui minent la confiance et l'engagement des salariés et en définitive la performance de l'entreprise. Côté candidats, il peut les aider à prendre du recul et à se faire respecter pour ne plus accepter d'être traité de la sorte. Gageons qu'il puisse également faire réfléchir les jeunes élèves des grandes écoles soumis à de tels bizutages.

Reste un paradoxe de taille : à l'heure où les entreprises ne pensent et n'agissent qu'en termes de rentabilité, peut-on encore avoir recours à un procédé aussi contre-productif ? Cinq personnes de l'entreprise et un consultant occupés deux jours à temps plein à éliminer des candidats dont deux seulement seront retenus pour un poste rémunéré au Smic ! On sait aussi désormais qu'un salarié soumis et stressé est moins performant et créatif qu'un salarié reconnu pour sa compétence du métier. Preuve que nombre d'entreprises doivent encore trouver leur équilibre entre impératif de réussite, sens de leur existence, et destin de ceux qui se dévouent pour elle. Gilles, Hervé, Paul, Didier, Georges, Julie et Gérard auront peut-être été émus du décès de Steve Jobs. Mais plus encore de ses recommandations : "ne vous laissez pas prendre au piège des dogmes qui découlent d'autres pensées que la vôtre. Ne laissez pas la voix des autres couvrir votre voix intérieure à vous."