Alain Juppé : « J'instaurerai un dispositif "zéro charge" patronale au niveau du Smic »

Par Propos recueillis par Jean-Christophe Chanut, Philippe Mabille et Sylvain Rolland  |   |  1589  mots
A quelques heures du débat d'entre-deux tours de la primaire de la droite et du centre, La Tribune republie une interview d'Alain Juppé réalisée en mai dernier. Le favori des sondages d'alors décrit les grandes lignes de son programme de réformes, de la durée légale du travail, qu'il souhaite fixer à 39 heures par semaine, à la suppression de l'ISF en passant par les baisses d'impôts pour les entreprises.

[Entretien publié le 20 mai 2016]

LA TRIBUNE - François Hollande n'arrête pas de dire « ça va mieux ». Partagez-vous ce diagnostic ?

ALAIN JUPPÉ - Je ne partage pas du tout ce sentiment, comme d'ailleurs une grande majorité des Français. Comment affirmer que la France va mieux avec un taux de chômage de 10%, 600.000 chômeurs de plus depuis le début du quinquennat, 5,5 millions de personnes en sous-emploi ? L'investissement reste toujours en panne, les déficits publics ne sont pas maîtrisés - ce qui nous a valu une mise en garde de la Commission européenne. Sans parler du fait que le pouvoir est discrédité, car la politique menée est à l'encontre de ce qu'il avait annoncé en 2012. À l'époque c'était « halte à la finance ! », et maintenant c'est « vive Macron ! ». Je peux comprendre le désarroi des électeurs socialistes. Tout cela correspond donc à un optimisme de commande.

Vous êtes donc très pessimiste pour l'avenir du pays ?

Non, à condition de prendre les bonnes décisions et de les exécuter ! La France possède de grands atouts. Nous sommes la sixième économie mondiale, notre démographie est dynamique, nous sommes la première puissance touristique, au moins en nombre de visiteurs. Et, surtout, il y a un formidable esprit d'entreprendre dans la nouvelle génération. Nous avons donc un taux de création d'entreprises très fort. C'est un immense potentiel, actuellement étouffé par un carcan réglementaire, qu'il faut libérer.

Votre programme, justement, vise à la création d'emplois, mais, à la différence de certains de vos concurrents pour la primaire de la droite, vous maintenez une durée légale du travail fixée à 39 heures. Pourquoi ce choix ?

Mais, je suis précisément le plus audacieux en gardant une durée légale qui sera portée à 39 heures ! Car ce sera une incitation pour les entreprises à négocier, et sans cette référence, il ne se passerait rien. À elles, par la négociation, de fixer le seuil de déclenchement des heures supplémentaires. Si elles ne le font pas, alors ce sera légalement au-dessus de 39 heures. L'augmentation du temps de travail sera synonyme d'une augmentation des salaires et de pouvoir d'achat pour les salariés qui travaillaient 35 heures, puisque, évidemment chaque heure de travail sera payée. S'agissant du marché du travail, je veux provoquer un déclic de confiance, le plus vite possible après l'élection de 2017, pour lever les freins à l'embauche. Pour aller plus loin que la loi El Khomri, très insuffisante par rapport à sa première version, je propose un CDI sécurisé avec des motifs de licenciement prédéfinis, ainsi que le plafonnement des indemnités prud'homales et le référendum d'entreprise à l'initiative de l'employeur, qui aura force obligatoire.

Vous êtes très prudent aussi concernant les baisses d'impôts des ménages et vous privilégiez plutôt les entreprises...

Je sais bien que nous sommes à l'ère des promesses, mais ce n'est pas mon style. Nous sommes à la merci de la moindre remontée des taux d'intérêt, et je ne veux pas laisser une dette insupportable aux générations futures. C'est pourquoi une baisse des prélèvements à hauteur de 28 milliards d'euros me paraît raisonnable. Alors oui, ma priorité c'est l'emploi et l'amélioration de la compétitivité de nos entreprises. C'est la raison pour laquelle je concentre la majeure partie des baisses d'impôts sur les entreprises. Mais je n'oublie pas les particuliers, et surtout les classes moyennes qui ont été « matraquées », en proposant de relever le plafond du quotient familial de 1.500 à 2.500 euros par demi-part supplémentaire et en augmentant les allégements de cotisations sociales des particuliers employeurs, alors que la politique de la gauche a fait disparaître des milliers d'emplois de services à la personne. Je n'oublie pas non plus les indépendants dont je veux baisser les cotisations de deux milliards d'euros, ce qui signifie pour eux une hausse équivalente de pouvoir d'achat.

Et donc, pour les entreprises ?

Je propose de transformer le CICE et les allégements généraux en une baisse de charges pérenne, concentrée sur les salaires compris entre 1 et 1,8 Smic, afin de permettre le recrutement de ceux qui sont peu qualifiés. J'instaurerai un dispositif « zéro charge » patronale au niveau du Smic. Je veux aussi transférer par étapes le financement de la protection sociale vers l'impôt. Je commencerai par basculer plus de dix milliards d'euros de cotisations « famille » - soit un gros tiers du total. Cette mesure sera financée par une augmentation d'un point du taux normal de la TVA.

Je veux aussi qu'en matière d'impôt sur les sociétés, la France converge progressivement vers la moyenne européenne, 22%. Je proposerai, dans un premier temps, un taux de 24% pour les PME et de 30% pour les plus grosses. Au lieu de 36% avec la majoration actuelle.

Toujours en matière de fiscalité, je trouve aberrant de vouloir taxer les revenus du capital au même niveau que ceux du travail. Car on oublie que le capital est taxé à sa constitution, à sa cession avec les plus-values ou à sa transmission avec les droits de succession, ou encore pour sa détention avec l'ISF. Je propose de revenir à une taxation forfaitaire, que certains appellent la « flat tax », sur les revenus de l'investissement et les dividendes.

Pour les dividendes, le taux sera fixé à un niveau proche de ce qu'il était avant 2012, soit autour de 20%, hors prélèvements sociaux. Pour les plus-values, la taxation sera dégressive avec la durée de détention, avec l'objectif de n'être plus imposé qu'au taux de 25%, prélèvements sociaux inclus, au bout de six ans.

Vous voulez aussi supprimer l'ISF, comme d'autres. Pourtant, il permet de financer les PME...

On ne peut pas justifier un mauvais impôt par le fait qu'il comporte une « bonne » niche fiscale ! Oui, avec cette mesure, je prends un risque politique, car je sais que les Français n'y sont pas favorables et estiment normal que l'on fasse payer les riches. Mais c'est un impôt qui est devenu confiscatoire avec la baisse des taux de rendement, compte tenu de son barème, malgré le plafonnement. Depuis sa création, l'ISF a fait fuir des milliers de détenteurs de capitaux qui auraient pu investir en France. Le coût de sa suppression dès 2018 sera élevé, 5,1 milliards d'euros, mais sera compensé par le pari d'un retour sur investissement dans nos entreprises et nos emplois. Quant au dispositif ISF-PME, qui permet de déduire de l'ISF les montants investis dans une PME, je le remplacerai par un accroissement de la réduction d'impôt sur le revenu, qui existe déjà pour encourager les business angels. La réduction d'IR maximale sera ainsi portée à 63.000 euros. L'aide sera équivalente aux 500 millions d'euros de l'actuel ISF-PME. De même, le dispositif ISF qui encourage le financement des organismes d'intérêt général bénéficiera d'un mécanisme équivalent au titre de l'IR.

Je veux aussi encourager l'actionnariat salarié en réduisant de 20% à 16% les prélèvements sociaux payés par l'entreprise et en relevant fortement le plafond d'exonération des plus-values des salariés au-delà de cinq ans de détention des actions.

Que proposez-vous pour mieux encadrer la nouvelle économie sans l'entraver ?

Cette nouvelle économie, c'est une nouvelle croissance et de nouveaux emplois. C'est une transformation qui va tout changer, tout ! De la révolution numérique dans les usines au commerce en passant par la santé, nous entrons dans un monde nouveau.

C'est la même chose que la révolution écologique avec le changement climatique. Notre modèle de croissance devra être « COP21 compatible ». Il va falloir nous adapter. La production et la consommation en sortiront bouleversées, tout comme le travail. On me parle de l'expérience au Canada, où j'ai passé quelques années, où, via la technologie Blockchain, des particuliers s'échangent directement de l'électricité solaire qu'ils produisent. Les imprimantes 3D - qui s'étendent jusqu'à l'alimentation ! -, me fascinent. Il ne faut pas avoir peur de ces changements, mais traiter les défis qu'ils nous posent : quelles seront les conséquences pour l'emploi ? Comment protéger notre vie privée face à la masse des données et à la cybercriminalité ?

Il nous faut donc renforcer l'éducation au numérique, pas seulement par la mise à disposition de tablettes, mais réellement, dès l'école. Nous devons aussi mieux identifier les filières stratégiques où la formation doit être prioritaire. Il faut bien sûr renforcer toutes les mesures en faveur de l'innovation, comme le Programme des investissements d'avenir, que j'ai soutenu avec Michel Rocard, en le ciblant sur le numérique. Enfin, là où c'est nécessaire, prendre des mesures correctrices pour assurer une concurrence équitable dans les secteurs qui sont « ubérisés », comme l'hôtellerie, la restauration, les taxis. Dans le domaine de l'hôtellerie, il n'est ainsi pas normal que les plateformes ne collectent pas la taxe de séjour dans toutes les villes, comme c'est désormais le cas à Paris.

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Retour aux 39 heures légales, instauration d'un CDI "sécurisé", transfert du financement de la protection sociale vers la TVA, baisse de l'impôt sur les sociétés, suppression de l'ISF... Dans son nouvel ouvrage "Cinq ans pour l'emploi", Alain Juppé expose ses recettes pour faire baisser le chômage.