"Nous vivons dans un monde durablement marqué par l'incertitude" (Laurent Berger, CFDT)

Par Denis Lafay  |   |  2500  mots
Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT. (Crédits : Reuters)
Les interrogations que font surgir révolutions technologiques et aspirations des générations Y et Z se focalisent bien davantage sur l'emploi que sur le travail. Pourtant, c'est en premier lieu le contenu, l'expression, les manifestations de ce dernier - reflet privilégié des transformations de la société - qui sont bouleversés. Et plutôt de manière opportune, estime Laurent Berger, fraîchement réélu à la tête de la CFDT. À condition, détaille l'auteur de "Au boulot !" (L'Aube, 2018, en partenariat avec La Tribune), que les entreprises fassent leur propre révolution, celle des "ressources humaines".

LA TRIBUNE - Les générations Y (nées dans les années 1980 et 1990) et Z (décennie postérieure) sont les plus déterminées à conditionner leur orientation professionnelle à l'accomplissement de sens. Il s'agit là d'un défi pour l'organisation et le management des entreprises, mais également d'une opportunité. Les rapports de force, sinon s'inversent, du moins se rééquilibrent...

LAURENT BERGER - Sens et fierté que l'on éprouve dans son activité quotidienne : les jeunes générations questionnent cet enjeu comme aucune autre. Et c'est tant mieux ! Car ainsi les employeurs sont confrontés au devoir de fidéliser leurs salariés, de capitaliser sur les savoir-faire collectifs, d'écouter et faire de la place au travailleur. Donc de mettre en pratique les valeurs rédigées sur les plaquettes institutionnelles ou dans les rapports d'activité. L'incarnation des belles promesses dans le vécu quotidien est déterminante. On ne peut pas proclamer la confiance et faire régner la peur. Et c'est ainsi que la logique de coopération se prend peu à peu à dominer celle de compétition. De tout cela, ne faut-il pas se réjouir ? Et n'est-il pas temps, pour les entreprises, d'adapter leurs logiques, leurs organisations, leur appréhension du travail à cette réalité ? Celles qui le négligeront le paieront cher. Reste un implacable constat : la jeunesse n'est pas homogène. « Toute » la jeunesse n'est pas formée, accompagnée, sécurisée au point d'être suffisamment autonome pour être « vraiment » libre de faire des choix difficiles. C'est d'ailleurs là l'une des plus insupportables inégalités.

La révolution numérique, dont les répercussions - sur le travail, l'emploi, la formation, le statut, la mobilité - ne sont encore que très partiellement connues, semble-t-elle être davantage synonyme de peur que d'espérance ?

Indéniablement, elle fait peur. Elle fait peur parce que des emplois sont détruits dans certaines branches et qu'il faut accompagner les salariés vers d'autres opportunités. Elle fait peur aussi parce qu'elle transforme en profondeur les métiers, qu'elle bouscule, au-delà des tâches et des contenus concrets des postes, les identités professionnelles. Et le travail d'une organisation syndicale comme la nôtre est non seulement d'œuvrer à faire rempart aux menaces, mais tout autant de mettre en lumière les opportunités et de favoriser leur concrétisation. Lors d'une visite dans l'entreprise Miko, à Saint-Dizier, un salarié affecté au mélange des ingrédients m'expose son travail. Assis au pupitre d'un imposant écran, il contrôle informatiquement leur répartition. Quelques années plus tôt, pour effectuer la même tâche, il charriait des sacs de 50 kg. La révolution numérique, soutenue par une politique de formation appropriée, ne constitue-t-elle pas pour lui un gain substantiel ? Chez Bonduelle, la gestion des congélateurs est désormais automatisée ; les salariés auparavant soumis à des températures de - 35° et dorénavant favorablement repositionnés suite à un dialogue social énergique ne sont-ils pas gagnants ? Il existe bien sûr aussi des « perdants » de la révolution numérique, notamment ceux qui sont licenciés ; ceux-là, il est impératif de les accompagner dans leur mutation professionnelle, via le dialogue social. Mais nous ne devons pas perdre de vue non plus que les administrations et les entreprises ont besoin de se moderniser, et que l'absence de modernisation est mortifère. À nous de convaincre l'employeur de faire sa révolution digitale en capitalisant sur les savoir-faire collectifs, en pariant sur les travailleurs et sur le dialogue.
Cette révolution sollicite aussi une réalité abondamment négligée par les directions : l'enjeu est totalement « ressources humaines ». Ces dirigeants commencent à admettre que leur concurrent a pour nom Google, mais ne comprennent pas encore que leurs problématiques stratégiques sont d'ordre « ressources humaines ». La transformation digitale modifie la création de valeur, donc le travail. La création de valeur est collective. Le tournant de la digitalisation exige toujours plus de créativité et de réactivité aux besoins des clients et des usagers, du sur-mesure. Cette capacité-là s'organise collectivement. La transformation digitale s'appuie sur la qualité de l'expérience du client. Mais l'efficacité du contact avec l'usager dépend du bien-être au travail. Le digital met la question de la réputation, de la marque, au premier plan, mais le premier vecteur de réputation est constitué des salariés. La cybersécurité dépend de l'ergonomie des outils employés par les travailleurs pour éviter qu'ils ne se reportent vers d'autres outils peu sûrs, tirés de la vie personnelle, etc. : la liste des exemples est longue, qui démontrent que les « stratèges » de l'entreprise doivent composer leur plan à partir du travail autant que du marché.

La révolution numérique bouleverse donc tout, à commencer par le travail...

Bien sûr. Et elle métamorphose l'expérience intime du travail. Historiquement, l'expérience du travail a été souvent liée à une implication physique dans le travail (port de charges, répétition des gestes, etc.). Cette expérience n'a pas disparu, loin de là. Mais s'y ajoute désormais une seconde, issue d'une société de sollicitations permanentes favorisées par le numérique : elle a pour nom le « savoir-s'organiser ». Les grandes questions contemporaines sur le travail en résultent. L'aspiration au télétravail est le vœu de pouvoir s'organiser. Le droit à la déconnexion en est une autre facette. La perméabilité des temps personnel et professionnel, dont l'impact - au-delà même des individus : sur la qualité des relations humaines et donc sur le fonctionnement global de la société - peut être considérable, exige des pare-feu. Un smartphone peut vite devenir l'ennemi de la vie personnelle, quand bien même ses usages sont ambivalents - il permet « aussi » de s'organiser, de trier ses mails le dimanche pour ne pas arriver tôt le lundi matin. Il faut en tous les cas conserver la maîtrise, préserver le temps de la vie personnelle des tentatives d'invasion par le champ professionnel, vérifier qu'une charge de travail excessive ne conduit pas à l'incapacité de protéger sa vie personnelle. Quant aux risques psychosociaux, ils témoignent d'une double situation : on ne parvient plus à s'organiser, et le psychisme ne peut plus faire face.

Pouvoirs publics, patronat, syndicats de salariés : les partenaires de cet enjeu si fondamental de la révolution numérique sont-ils bien à sa hauteur ?

Chacun en parle, mais personne, bien sûr, n'a « la » clé. Et pour cause : il est impossible d'anticiper aujourd'hui toutes les transformations de demain. Nous vivons un monde durablement marqué par l'incertitude. L'important n'est pas tant de disposer d'une cartographie précise et universelle de ces mutations en construction-destruction permanente que de réfléchir aux conditions et aux moyens d'être résilient dans un tel contexte, de se doter d'une stratégie. Les acteurs qui possèdent une stratégie, qui savent qui ils sont et ce qui fait leur force, sont les mieux armés pour s'en sortir. Et pour cela, aux niveaux national, territorial et d'entreprise, aux niveaux des branches, des filières et des bassins d'emplois, il faut disposer d'une prospective élaborée de façon démocratique en associant employeurs et salariés, créer les conditions d'un dialogue sur les mutations, et ainsi proposer une compréhension commune de l'évolution des marchés, des innovations, du travail. Face à l'impossibilité, évidente, d'avoir une vision précise et exhaustive de ces transformations, quoi de mieux qu'un travail de prospective pour construire collectivement une stratégie face à l'incertitude ? C'est là l'intérêt partagé du territoire, de l'administration de l'entreprise, des travailleurs. Voilà d'ailleurs l'ambition que poursuivent le « contrat de transition écologique » et le « contrat de transition numérique » imaginés au sein de la CFDT.

L'intelligence artificielle, qui questionne un champ presque infini de problématiques sociales, éthiques, générationnelles, d'inégalités... et bien sûr de travail, est déjà une réalité. La CFDT n'est-elle pas « dépassée » par l'enjeu ?

Absolument pas. Nous ne pouvons pas nous laisser déborder par un sujet aussi fondamental, qui rebat les cartes non seulement du travail et des métiers, mais des équilibres - pour beaucoup encore insoupçonnés - de toute la société. Et là encore, le patronat n'a pas apporté la preuve qu'il était mieux armé que nous pour l'aborder. La manière dont la filière de l'hôtellerie s'est laissée submerger par les plateformes de réservation désormais toutes-puissantes, celle, très insuffisante, que le secteur de la plasturgie met en oeuvre pour riposter à la menace des systèmes d'exploitation de l'imprimante 3D, en témoignent. Et déjà aujourd'hui se font face deux types de raisonnements. D'un côté, certains employeurs font des nouvelles technologies numériques et robotiques l'occasion de basculer vers des offres low cost. De l'autre, certains parient sur l'intimité de la relation avec l'usager pour enrichir le service fourni, ou sur l'innovation permanente pour fidéliser leurs clients. Le bilan social (y compris en matière d'emplois) n'est pas le même. Le secteur de la banque, si emblématique du déploiement de l'intelligence artificielle, en est la démonstration. D'un côté la Société Générale exploite l'argument de la digitalisation pour supprimer drastiquement des effectifs ; a contrario, d'autres établissements se saisissent du phénomène pour créer de nouveaux services pour les clients, rendre des métiers plus attractifs - en les tournant davantage vers la relation et donc l'humain -, moderniser leur organisation et leur management, etc. L'intelligence artificielle doit susciter un véritable débat de société, tant son déploiement va transformer le travail et interagir sur nos existences professionnelles et personnelles. C'est un débat sur notre modèle de développement. Développement de la qualité ou apogée du low cost ? La CFDT a choisi et doit apporter une copieuse contribution. Rappeler l'intérêt général, organiser la coopération pour préserver la valeur, structurer les contours d'une modernisation qui ne détruise pas les uns pour contenter les autres. Certes, la viabilité de tout système d'information repose sur le comportement du client. Mais elle dépend « aussi » de celui qui le conçoit et l'utilise le plus : le travailleur. Si l'intelligence artificielle est neutre en tant que technologie, chacun de ses avatars, chaque algorithme est au contraire engagé, porte un projet, vertueux ou critiquable. Cela, il ne faut pas l'oublier...

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"Tout ce qui concourt à fissurer, cloisonner, hiérarchiser et diviser la société, tout ce qui à la fois surprotège le monde des inclus et élargit celui des exclus, doit être combattu"

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Et l'enjeu prend une envergure inédite une fois considéré le spectre de nouvelles inégalités, de fractures inédites, et d'une paupérisation des plus vulnérables...

Indéniablement. De tous les périls, celui de ces inégalités insupportables mérite, et même exige, notre implication totale. Tout ce qui concourt à fissurer, cloisonner, hiérarchiser et diviser la société, tout ce qui à la fois surprotège le monde des inclus et élargit celui des exclus, doit être combattu - c'est d'ailleurs le moteur principal de mon engagement militant. Face à ce risque, la priorité est l'accompagnement - aider à mobiliser des droits attachés à la personne, sécuriser les parcours professionnels, développer l'employabilité par un véritable conseil qui parte des attentes de celui que l'on escorte, pas des aides dont on dispose sur étagère - sans attendre que les travailleurs soient écartés de l'entreprise ; il est en effet souvent trop tard, et leur déficit de compétences peut devenir rédhibitoire sur le marché du travail et donc de l'emploi.

Qu'elles soient sociales ou managériales, les attentes et les exigences de ces nouvelles générations de salariés bouleversent tous les paradigmes. Cette agilité, cette mobilité, cette impatience, cette quête de sens, cette infidélité, cette manière, inédite, d'associer intérêt personnel et collectif, enfin ce rapport aux nouvelles technologies que nous venons d'interpréter au révélateur du syndicalisme, peuvent-ils bien être « entendus » par des organisations rivées encore sur les « vieux métiers », les « vieilles entreprises », les « vieilles revendications » ?

Aux yeux de ces nouvelles générations, ce qui compte le plus n'est pas la nature juridique du contrat qui les lie au donneur d'ordres, mais le projet collectif auquel elles croient, leur place dans ledit projet et l'envie de se fédérer pour changer la société. Ces nouvelles générations ne souhaitent pas être « indépendants », elles veulent être entendues, participer, croire au projet, quelle qu'en soit la forme juridique. Le travail est interrogé par le numérique, le syndicalisme l'est lui aussi. Dès lors, nous devons nous réinterroger sur ce que nous représentons, afin de nous adresser aux travailleurs et non aux salariés. Entre l'individu, le marché et l'État, le mouvement ouvrier a toujours fait le pari de l'auto-organisation des travailleurs pour peser collectivement, avec, historiquement, le mouvement coopératif ou mutualiste aux côtés du syndicalisme. Nous devons repartir de ce sens profond de l'auto-organisation pour inventer des formes d'organisation nouvelles. Pour cela, nous devons revenir aux sources, ne pas avoir peur d'innover, et transformer la « communauté de valeurs » CFDT en véritable « communauté d'actions ».

Je n'ai pas l'impression que le syndicalisme CFDT soit, de ce point de vue là, discrédité. Nous syndiquons les chauffeurs VTC de chez Uber, notre fédération communication-conseil-culture a lancé une plate-forme numérique, "Union", à destination des free-lance du numérique. Nous multiplions les initiatives à destination des jeunes. L'usine du futur, l'intelligence artificielle, la transition écologique, la digitalisation des métiers et de l'économie, l'impact des réseaux sociaux, font l'objet en interne d'ateliers et d'études prospectifs. La CFDT n'est donc pas déconnectée de ces réalités.

Ce préalable effectué, ne nous leurrons pas ; le syndicalisme est mortel et doit se réinventer s'il veut échapper au péril. Notre action doit d'abord s'enraciner dans le vécu et les attentes des travailleurs, s'appuyer sur des espaces de parole et de réflexion adaptés d'où germera une « offre syndicale » cohérente. C'est un vrai défi. Saurons-nous le relever ? Seul l'avenir l'indiquera. En tout cas, même encore modestement et trop lentement, nous nous y employons. Et, par exemple, d'avoir rompu avec le « statut », soi-disant irréductible, comme porte d'entrée dans l'entreprise, de militer « offensivement » pour l'initiative, la responsabilité, l'engagement plutôt que « défensivement » au profit de certains prés carrés dépassés, rend, je crois, notre discours davantage audible.

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Laurent Berger, "Au boulot ! Manifeste pour le travail", éditions de L'Aube, 2018. 192 pages. 17 euros.