Europe et inégalités... ferments d'un "printemps" turc qui ne dit pas son nom

Depuis plusieurs jours, manifestations et heurts avec la police se multiplient en Turquie. Une flambée que la défense de la laïcité ne suffit pas à expliquer. Elle est alimentée par des causes plus structurelles, notamment économiques, susceptibles d'entraîner des bouleversements plus larges. Explications.
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Taksim n'est pas Tarhir. Bien plus que la seule Méditerranée, c'est tout un contexte économique, (géo)politique, et social qui séparent la place d'Istanbul d'où est partie la révolte turque fin mai et celle du Caire où a fleuri le "Printemps arabe". Cette analyse, nombre d'observateurs la partagent. Seul l'usage des réseaux sociaux sur lesquels les mots d'ordre se propagent à vitesse de clic apparaît comme un point commun. Recep Tayyip Erdogan, le chef du gouvernement turc, s'en méfie d'ailleurs à tel point qu'il les a qualifiés de "menace pour la société". A part cet élément, la situation économique de la Turquie et les revendications des manifestants d'Istanbul, d'Ankara ou d'Izmir paraissent en effet fort éloignées de celles de la Tunisie ou l'Egypte en 2011. Pour autant, sont-elles susceptibles de déboucher sur un changement plus profond ?

Une manifestation d'étudiants pro-laïques

"On est dans une configuration très distincte de celle dès premiers jours de la révolte tunisienne, qui était marquée par la présence massive des laissés-pour-compte du secteur informel", constate ainsi Hamit Bozarslan, historien à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). "Sur la place Taksim se trouvent surtout des jeunes ayant un certain niveau de culture et qui sont proches de l'Occident", confirme son compatriote Garip Turunc, lui aussi universitaire, et professeur à l'Université d'Artois. Ce dernier, interviewé par téléphone depuis un hôtel proche de la place Taksim, rappelle que leur revendications s'inscrivent "dans un mouvement de fond qui existe depuis plusieurs mois et qui consiste à s'opposer aux excès d'Erdogan, à ses tendances anti-laïques."

Dans le viseur de ces opposants : des lois visant à limiter la consommation d'alcool et d'autres restreignant les droits des femmes. Il a suffit d'un événement apparemment anodin comme l'abattage des arbres du parc Gezi, près de la place Taksim, pour faire place nette au bénéfice de la construction d'un centre commercial et d'une mosquée, pour mettre le feu aux poudres.

Réponse policière et échéance électorale

Face à la fronde qui s'en est ensuivie, le Premier ministre conservateur a d'abord répondu par une répression policière, allégée le dimanche 2 juin puis renforcée le lendemain. Cette violence traduit sa "surprise extrême de la rapidité avec laquelle le mouvement s'est étendu", analyse ainsi Jean-Claude Vérez, économiste et ancien professeur à l'université Galatasaray. Mais, à un an avant des élections présidentielles, le chef du gouvernement turc a beau se retrancher derrière l'argument de la légitimité démocratique pour rejeter les revendications des manifestants, il "ne pourra pas ne pas en tenir compte" lors de cette échéance, juge ce maître de conférence à l'université de Bordeaux.

Lâchée par l'UE, Ankara aurait tendance à se tourner vers l'Est

De même, une réponse trop ferme serait mal perçue par ses partenaires européens. Lesquels ont déjà fait savoir qu'ils voyaient les répressions policières d'un très mauvais ?il. Or, dans la mesure où "l'Union européenne reste un partenaire commercial majeur malgré les blocages des négociations", comme le souligne Garip Turunc, auteur de "La Turquie aux marches de l'Union européenne".

Les relations avec l'UE figurent d'ailleurs parmi les causes profondes de cette révolte pointées par plusieurs spécialistes du pays. Recep Tayyip Erdogan "n'aurait pas pu attaquer à ce point la laïcité si le processus de discussion avec l'Union européenne n'avait pas été bloqué", explique Jean-Claude Vérez. Même analyse chez son confrère Garip Turunc. Selon lui, la réponse d'Ankara a été la suivante : "Puisque l'Europe ne veut pas de nous, nous on ne veut pas d'elle". Et, dans ces conditions, les autorités turques se sont tournées vers des alliés plus anciens, dans le monde arabe, auxquels ces signes de radicalisation politique seraient destinés. D'autant plus que le gouvernement Erdogan a initié depuis plusieurs mois un processus de paix avec le PKK, groupe représentant la rébellion Kurde. Un revirement visant à stabiliser sa frontière à l'est, point de passage clé pour les exportations trucs dans le Caucase et le Moyen-Orient. Cette paix apparaît d'ailleurs bien fragile. Ce 3 mai, des tirs étaient ainsi échangés entre l'armée et des opposants kurdes.

Vers une convergence des revendications ?

Plus profondément encore, le "miracle turc", marqué par dix ans de croissance, un produit national brut par habitant multiplié par trois depuis 2002, n'a pas bénéficié à tout le monde. Malgré cette expansion, le chômage touche plus de 18% des jeunes "en particulier des jeunes diplômés, et des jeunes filles diplômées", explique Jean-Claude Vérez. En outre, "des inégalités demeurent. Elles sont géographiques - entre l'Ouest et l'Est, les espaces urbains ou ruraux, sociales, ethniques", pointe l'économiste, co-auteur de "La Turquie : croissance et inégalités, publié l'an dernier 2012. Plus encore, compte tenu du niveau économique atteint par la Turquie, des exigences en matière de protection sociale pourraient émerger.

Toutefois, la convergence de ces revendications se heurte à la très forte popularité du parti au pouvoir. "La majorité est du côté du gouvernement, traditionnaliste, croyante (...) le pouvoir actuel a une longue vie devant lui", note Garip Turunc. Une opinion partagée par son confrère de l'EHESS, Hamit Bozarslan. Celui-ci indique que l'AKP a"été le premier parti issu de l'islamisme à opter pour une politique néolibérale à outrance, mais aussi à convaincre les "pauvres" que leur situation n'était pas une question politique, mais une question devant être gérée par la charité".

D'où un "soutien massif d'une bonne partie de la bourgeoisie provinciale et clientéliser les couches défavorisées". Ce qui pourrait changer la donne ? "Une crise économique grave, similaire à celle que la Turquie a connue au début des années 2000." La croissance turque est en effet passée de 8% en 2011 à 2,2% l'an dernier, selon l'Institut turc de la statistique (Tüik). Un niveau encore élevé, loin, bien loin de la situation tunisienne ou égyptienne.

Commentaires 3
à écrit le 05/06/2013 à 15:03
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Erdogan montre son vrai visage celui d un dictateur islamique Mais la Turquie n est pas l'Egypte ou la Tunisie ça m étonnerais fortement que les Turcs acceptent cette transformation , l' armée , garante de la laîcité depuis Ataturk encore moins

à écrit le 04/06/2013 à 21:21
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Tout cela pour une mosquée à construire dont le peuple turc n'a pas besoin. Tout cela pour un aéroport isolé dont le pays de Nantes n'a pas besoin. Il est bien évident que les élus doivent écouter les aspiration des populations, et non se conduire en...

à écrit le 04/06/2013 à 20:45
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votre article est très exact , mais la turquie est aussi un pays avec de fortes minorités de divers horizons , toutes n'ont pas beneficié de la croissance , en plus le premier ministre a joué avec le feu des manifestants en persistant dans son arroga...

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