Pour Olaf Scholz, le dossier ukrainien est son véritable baptême de feu international depuis son accession à la Chancellerie le 8 décembre. La dépendance énergétique de l'Allemagne à l'égard de la Russie place en effet Berlin dans une position délicate si les troupes russes envahissaient l'Ukraine pour soutenir les séparatistes pro-russes des républiques autoproclamées de Lougansk et Donetsk dans la région du Donbass, dans l'est du pays.
Faire preuve de "sagesse"
Signe de cet embarras, il a suggéré dimanche à ses alliés européens et américain de faire preuve de "sagesse" dans le choix des sanctions. D'ores et déjà, Berlin aurait fait retirer la proposition visant à exclure la Russie du système mondial de paiement SWIFT, selon une source européenne citée par l'AFP. Par ailleurs, l'Allemagne a refusé de livrer des armes à Kiev, alors que les Etats-Unis ont déjà envoyé 80 tonnes d'armement, selon des déclarations du ministre de la Défense ukrainien, Oleksii Reznikov.
L'Allemagne dépend de la Russie pour plus de la moitié - entre 50% à 75% estime Eurostat - de ses importations de gaz naturel, contre environ 40% en moyenne pour l'ensemble de l'Union européenne. Au premier semestre 2021, elles avaient même augmenté de 20%.
Premier acheteur mondial de gaz russe
Si d'autres pays comme la Bulgarie, la Tchéquie, l'Estonie, la Roumanie, l'Autriche ou encore la Finlande sont encore plus dépendants du gaz russe, de l'ordre de 75% à 100% (certaines données étant confidentielles, Eurostat fournit des fourchettes), l'Allemagne reste le premier acheteur mondial de gaz russe en volumes comme en revenus. Ce lien étroit est d'autant plus ténu que les décideurs politiques allemands répètent depuis des années que les Russes sont des fournisseurs fiables.
Or, alors que l'Europe traverse une grave crise énergétique qui a vu, selon l'Office fédéral des statistiques, les prix de l'énergie bondir en décembre de 69 % sur un an en Allemagne, cette certitude est à nuancer. "Contrairement à d'autres fournisseurs qui livrent par gazoducs comme l'Algérie, l'Azerbaïdjan et la Norvège, la Russie a réduit ses exportations vers l'Europe de 25 % au quatrième trimestre 2021 par rapport à la même période en 2020 - et de 22 % par rapport à ses niveaux de 2019. Et ce, malgré les prix exceptionnellement élevés du marché du gaz naturel que nous avons connus ces derniers mois", alertait à la mi-janvier, Fatih Birol, le directeur exécutif de l'Agence internationale de l'énergie (AIE). Selon lui, les compagnies russes sous influence du gouvernement pouvaient potentiellement livrer un tiers supplémentaire de gaz naturel, soit 3 milliards de mètres-cube par mois à l'Europe.
Arme politique
Autrement dit, Moscou était soupçonnée d'utiliser le gaz naturel en arme politique dans son rapport de force avec l'Union européenne et les Etats-Unis sur le dossier ukrainien en restreignant des livraisons qui touchaient directement l'Allemagne.
Le gaz naturel est également au cœur du dossier Nord-Stream 2, un gazoduc qui a coûté 9,5 milliards d'euros dans lequel ont investi plusieurs sociétés européennes ainsi que le géant gazier russe Gazprom. En reliant directement la Russie à l'Allemagne, l'infrastructure non seulement va doubler les capacités de livraison mais aussi d'éviter de passer par l'Ukraine. Officiellement opérationnel depuis l'année dernière, il attend toujours le feu vert de la Commission environnementale allemande.
Depuis son lancement, les Etats-Unis sont opposés au projet, y voyant la volonté de Moscou d'accroître son influence sur l'Europe. Tant Donald Trump durant sa présidence que l'administration Biden aujourd'hui font pression pour le faire capoter. Mais comme Angela Merkel, le nouveau chancelier allemand botte en touche, faisant valoir qu'il s'agit là d'un projet 100% privé qui ne relève pas d'un débat politique. Donald Trump avait d'ailleurs fait pression en 2018 sur Berlin pour que l'Allemagne finance un terminal gazier en Mer du Nord pour bénéficier de livraison de GNL par méthanier en provenance du Qatar et des... Etats-Unis, dont les exportations vers l'Europe sont en forte augmentation ces dernières semaines. Mais le projet a été abandonné depuis que Trump a échoué à sa réélection.
Reste que l'Allemagne compte bien sur Nord Stream 2 pour faire face à ses besoins énergétiques depuis qu'Angela Merkel a décidé de miser sur les énergies renouvelables il y a 20 ans en abandonnant le nucléaire. Avec l'arrêt des dernières centrales cette année et la sortie du charbon avancée de plusieurs années - à 2038 -, dans le cadre de l'accord de coalition passé entre les Verts, le SPD et les Libéraux pour réduire les émissions de CO2, la dépendance au gaz russe pour pallier les intermittences liées à la production d'électricité à partir du vent et du soleil va s'accroître. Un choix qui n'a pu se faire sans un accord de confiance entre Moscou et Berlin qui est aujourd'hui mis à l'épreuve, notamment avec la nouvelle coalition, les Verts n'ayant jamais caché leur hostilité à l'égard de la Russie.
La dépendance russe aux revenus des hydrocarbures
Car la Russie est dans le même temps dépendante de ses ventes de gaz aux Européens pour assurer des revenus nécessaires pour le budget de l'Etat. En 2021, selon les données du ministère de l'Economie russe, les ventes totales de pétrole et de gaz naturel (ventes locales et exportations) ont dépassé de 51,3% les objectifs initiaux en raison de la flambée des prix. Elles ont généré 9.100 milliards de roubles (89,33 milliards d'euros) de revenus, soit 36% du budget total du pays. Selon la Banque centrale russe, les seules exportations de gaz naturel par gazoduc ont atteint 47,98 milliards d'euros et celle de GNL 6,72 milliards d'euros. La part du gaz dans l'ensemble des revenus est passée de 20% à 23%.
Une performance qui est due à l'envolée des cours. Le ministère tablait pour l'année dernière sur un prix moyen de 138,37 euros les 1.000 mètres-cube. Gazprom a indiqué en décembre qu'il avait exporté au prix de 247,47 euros. Les ventes d'hydrocarbures ont même permis au pays d'engranger un excédent de sa balance courante de 106,43 milliards d'euros, un record historique, équivalent à 7% de son PIB.
Si la situation se dégradait dans le dossier ukrainien, la Russie aurait donc également beaucoup à perdre. Et l'hôte du Kremlin en est bien conscient.