Croissance britannique : miracle ou mirage ?

Par Romaric Godin  |   |  2584  mots
Le Royaume-Uni est le champion de la croissance des pays occidentaux. Mais pourquoi ?
Le Royaume-Uni est le champion de la croissance parmi les économies occidentales. David Cameron voudrait en profiter politiquement. Mais est-il réellement le père du "miracle britannique" ?

Le Royaume-Uni qui renouvellera le 7 mai sa chambre des Communes affiche une croissance insolente. L'an passé, le pays a affiché une croissance de 2,8 %, la plus élevé des pays du G7, supérieure de 1,2 point à celle de l'Allemagne et de 2,4 points à celle de la France. Cette année, la croissance pourrait encore atteindre 3 %. Sur le front de l'emploi, le taux de chômage harmonisé moyen l'an passé selon Eurostat était de 6,1 % contre 7,8 % à son plus haut en 2010. L'économiste Eudoxe Denis, spécialiste de l'économie britannique à l'Institut de l'entreprise, souligne que, entre le deuxième trimestre 2010 et le dernier trimestre de 2014, l'économie britannique a créé 1,6 million d'emplois, malgré la destruction de 397.000 emplois publics.

 The Comeback Country

 Le premier ministre David Cameron espère pouvoir capitaliser sur ce succès économique pour glaner des voix. Lors de la présentation de son projet de budget 2015-2016 aux Communes, le chancelier de l'Echiquier n'a pas fait dans la demi-mesure en concluant son discours par un « voici le budget de la Grande-Bretagne, le pays qui fait son retour » (« the comeback country »). Reste à déterminer deux points. Le gouvernement de coalition entre Conservateurs et Libéraux-démocrates est-il à l'origine de ces succès ? Et quelle est la réalité du succès britannique ?

Réduction du déficit = retour de la confiance ?

Premier point, celui de la politique gouvernementale de David Cameron. Le point de départ de cette politique a été l'austérité budgétaire. En 5 ans, le Royaume-Uni a fait un effort considérable de réduction budgétaire : le déficit public est passé de 10 % du PIB en 2010 à 5 % en 2015. Un effort fondé sur les dépenses publiques qui sont ainsi passées de 47 % du PIB en 2010 à 40,5 % en 2015. Mais cet effort a-t-il permis la reprise de la croissance ? Georges Osborne le croit puisqu'il a déclaré dans le discours déjà cité que la coalition « a réduit le déficit et la confiance est revenue. »  C'est aussi l'avis d'Eudoxe Denis qui souligne que l'investissement britannique est en croissance soutenue. Sur 2014, il était en hausse de 7,8 % sur un an, à son plus haut niveau historique. L'investissement en équipements et machines a cru de 14,6 % en un an, selon l'Office des Statistiques nationales (ONS). La théorie classique aurait donc parfaitement fonctionné : la baisse du déficit aurait conduit à une hausse de la confiance des entreprises et donc à une reprise de l'investissement.

Les (vraies ?) raisons de la croissance

 Mais les choses ne sont pas si simples. D'abord, la contribution de l'investissement des entreprises dans la croissance britannique est inférieure à celle de la consommation des ménages. Le premier apporte un tiers de la croissance, la seconde deux tiers. Au dernier trimestre de 2014, l'investissement a reculé et la croissance a été soutenue par les ménages qui ont continué à consommer grâce à l'inflation faible. Du reste, l'investissement des entreprises est aux deux tiers de l'investissement immobilier qui bénéficie du soutien de la politique monétaire accommodante de la Banque d'Angleterre (BoE). Du reste, la croissance britannique a redémarré en 2012 sous l'impulsion d'abord de la demande des ménages, avec là encore un effet fort de l'investissement immobilier soutenu par les mesures de la Banque d'Angleterre. Il faut attendre la mi-2013 pour voir l'investissement rebondir. Autrement dit, c'est bien le dynamisme retrouvée de la demande, et non l'effet de la consolidation budgétaire qui a conduit à la reprise de l'investissement.

Or, précisément, ce redressement de la consommation en 2012 s'explique par l'immobilier, mais aussi par la décision du gouvernement en 2012 de freiner sa politique d'austérité qui avait été très dure durant les deux premières années (on estime leurs impacts à deux points de PIB en tout). A ce moment, le gouvernement revoit ses objectifs à la baisse (originellement, George Osborne voulait revenir à l'équilibre en 2015). Les économistes néokeynésiens, comme Simon Wren-Lewis de l'Université d'Oxford dans son blog Mainly Macro, soulignent que c'est bien le coup d'arrêt à l'austérité qui a permis la reprise.

Certes, mais la reprise a été plus dynamique outre-Manche que dans la zone euro. Ceci n'est pas un hasard puisqu'en 2012, l'austérité battait encore son plein en zone euro et que la BCE n'avait pas encore pris de mesures de soutien à l'activité. A l'inverse, les entreprises britanniques ont peu alors bénéficié d'une livre faible, de taux bas et d'un soutien direct de la BoE au crédit des PME. De quoi soutenir l'investissement et amorcer la croissance. Quant à la part positive de la consolidation budgétaire, elle est difficile, sinon impossible, à évaluer. Mais elle ne semble pas essentielle.

Les mesures du gouvernement pour l'emploi

L'autre grand succès de l'économie britannique, c'est l'emploi. La coalition a-t-elle agi pour favoriser une reprise plus rapide de l'emploi ? « Les créations d'emploi sont, pour moi, le grand succès de cette coalition, d'autant que, à la différence des Etats-Unis, par exemple, elles se sont faites avec une augmentation du taux d'activité », souligne Eudoxe Denis. Il reconnaît que le marché du travail britannique n'a pas été réformé en profondeur au cours de la législature « car il était déjà très flexible. » Il met néanmoins en avant plusieurs mesures visant à contraindre davantage les inactifs à retrouver un emploi, comme les tests d'aptitude au travail qui ont été généralisés et ont permis de sortir beaucoup de personnes des régimes d'incapacité ou le durcissement des sanctions contre les demandeurs d'emplois, notamment les parents isolés. Pour lui, ces mesures ont donné une nouvelle dynamique au marché du travail britannique.

 La faiblesse de la productivité

 Mais ces mesures sont-elles réellement responsables de la baisse du chômage ? Outre l'effet croissance, un élément est central dans cette baisse du chômage : la faiblesse de la productivité britannique et la faiblesse des salaires. La productivité britannique est, selon l'ONS, quasi inchangée depuis 2007. Parallèlement, les salaires, s'ils ont remonté fin 2014, restent inférieurs de 8 % à ceux d'avant la crise. Logiquement, comme le souligne encore Simon Wren-Lewis, les entreprises ont donc embauché sans chercher à augmenter leur productivité une fois la reprise revenue. Le travail est en effet bon marché et la flexibilité du marché du travail rend aisé l'ajustement en cas de besoin. Du coup, les créations d'emploi ont été nombreuses, mais ceci pose un problème. La productivité faible risque en effet de peser sur le potentiel de croissance à moyen et long terme. Comme le dit crûment Simon Wren-Lewis : « se réjouir de la hausse de l'emploi, c'est se réjouir de la faible productivité, ce qui est stupide. » Mais on voit que les mesures gouvernementales ont sans doute eu peu d'impact sur la baisse du chômage.

 Une économie encore convalescente

Bref, et c'est de bonne guerre, David Cameron tente de profiter d'un train en marche qu'il n'a guère actionné. Reste à savoir à présent si l'économie britannique est, après cinq ans de gouvernement libéral-conservateur, plus solide qu'avant la crise de 2007-2008. Premier point : elle n'a effectué qu'une partie du chemin. Le revenu disponible brut des ménages a retrouvé son niveau de 2010, c'est-à-dire qu'il a stagné sous l'actuel gouvernement, mais il reste inférieur de 5,1 % au niveau de 2007. Le PIB par habitant demeure encore 1,2 % en deçà de celui de 2007. Et, surtout, comme l'a remarqué Simon Wren-Lewis, il existe un décrochage par rapport à la tendance historique longue du PIB par habitant britannique à partir de 2007. Un décrochage très atypique par rapport aux crises précédentes et qui, selon l'économiste, s'explique par la politique d'austérité et pose un problème grave pour la croissance potentielle future du pays. Il est vrai qu'il demeure des fragilités encore fondamentales que la politique de David Cameron et George Osborne n'ont pas résolu.

Nature de la reprise de l'emploi

Un des reproches souvent faite à la reprise de l'emploi britannique, c'est la précarité des emplois créés. Dans un marché du travail aussi flexible que celui du Royaume-Uni, il est souvent difficile d'en juger. Si le taux d'embauche de salariés à temps plein progresse avec la reprise (il est dans les derniers mois de 75 % des nouvelles embauches), il est vrai que le Royaume-Uni a connu ces dernières années un fort développement des travailleurs indépendants. Près de la moitié des créations d'emploi depuis 2007 se serait effectué dans ce statut. Selon une étude de la BoE cité par Eudoxe Denis, cette croissance qui a porté le taux de ces travailleurs à 15 % de la population active s'explique par des éléments de long terme (notamment la préférence des séniors pour ce statut qui constituent 90 % de la croissance de la population active) beaucoup plus que par la crise.

Autre élément qui est au cœur de la campagne électorale : les « contrats zéro heures » (Zero Hour Contracts) qui permettent aux salariés de remplir des tâches selon les besoins de l'employeur. Ces contrats n'ont pas été créés par le gouvernement Cameron, ils datent des années 1970, mais le Labour promet de les supprimer. Ils ont progressé de 19 % en un an selon les chiffres de février 2015 et concernent 697.000 personnes (sur 31 millions d'actifs). L'ONS estime cependant que 28 % de cette hausse provient de la correction d 'une sous-déclaration de ces contrats. Les personnes qui disposent de tels contrats ont plusieurs employeurs : on en comptait en mars 2014 en tout 1,8 million contre 1,4 million un an auparavant. Bref, si les emplois précaires ne sont pas les seuls créés, ils ont participé à la hausse de l'emploi outre-Manche. Le problème reste cependant que ces embauches se sont faites à des salaires faibles, ce qui pèse, comme on l'a vu, sur la productivité, mais aussi sur les finances publiques et sur la soutenabilité de la croissance britannique.

La dépendance à l'argent bon marché

Car l'économie britannique reste très « spéculative. » La croissance dépend fortement de la politique accommodante de la BoE et notamment de ses effets sur le marché immobilier. Le Royaume-Uni vit à crédit. Dans un contexte de stagnation du revenu disponible sur cinq ans, les ménages ont puisé dans leur épargne (le taux d'épargne est descendu à 6 %) et se sont endettés pour consommer. Certes, l'endettement est moins important qu'avant la crise, mais il est encore élevé (143 % du revenu disponible) et parfois lourd. Selon les équipes de Barclays, 23 % des ménages sont endettés à hauteur de 4 ou 5 fois leurs revenus annuels. C'est un facteur de risque important et persistant, si, de surcroît, on y ajoute l'importance de la finance dans l'économie du pays. La politique de la BoE est donc très délicate. La baisse du chômage l'amènerait volontiers à relever ses taux, mais elle risque de briser net un moteur de la croissance. Et les salaires restent encore bas, renforçant les risques en cas de remontée des taux.

 Un modèle encore déséquilibré

 Parallèlement, l'économie britannique ne s'est pas réellement rééquilibrée. En théorie, la politique du gouvernement, par la baisse des dépenses publiques et de la fiscalité des entreprises auraient dû provoquer un phénomène de réindustrialisation du pays. Or, malgré quelques succès dans l'automobile, ce phénomène ne s'est pas produit. La production industrielle demeure inférieure de 10,4 % à son niveau du premier trimestre de 2008 et la production manufacturière est inférieure de 4,8 %. Malgré l'amélioration de sa compétitivité, les exportations de biens britanniques ont continué à reculer en 2012 et 2013 avant de se stabiliser en 2014. Le déficit commercial s'est un peu réduit, mais il reste important. Les investissements étrangers ne permettent donc pas de générer des revenus de l'étranger. D'où le très fort déficit courant de 97,6 milliards de livres en 2014, un niveau record en valeur absolu qui représente 5,5 % du PIB. En 2013, ce déficit était de 76,7 milliards de livres. Nouvelle preuve que la croissance britannique vit à crédit. C'est un échec pour la politique d'austérité de David Cameron qui vise en théorie à rétablir l'équilibre de la balance des paiements.

Eudoxe Denis souligne que si ce déficit courant se maintenait, il représenterait un problème. Mais il croit à sa résorption avec la croissance, notamment en zone euro. Selon lui, il existe des signes encourageants, notamment le rééquilibrage au sein des services en faveur des services exportateurs non financiers. Par ailleurs, il souligne que le déficit commercial britannique est un élément historique. Et de conclure : « on ne peut changer un modèle économique en cinq ans. »

Mais si rien ne changeait vraiment ? Patrick Artus, chef économiste chez Natixis, souligne dans une note du 8 avril l'échec de la stratégie gouvernementale, qui a baissé les dépenses publiques pour maintenir une politique d'attractivité fiscale pour les entreprises. « Dans un grand pays, la perte de recettes fiscales est de grande taille et nécessite de très nombreuses implantations d'entreprises pour être compensées », indique-t-il. Or, malgré son rythme élevé, la croissance n'est pas encore suffisante pour réaliser cette compensation. « C'est une stratégie adaptée à un petit pays, pas à un grand pays comme le Royaume-Uni », conclut-il. Dans ces conditions, Londres risque de courir encore longtemps dans ce cercle vicieux en cherchant à combler ses déficits par une baisse des dépenses et en le creusant davantage. De ce point de vue, la proposition formulée par le Labour le 7 avril de supprimer les avantages fiscaux du statut de « non domicilié fiscal » qui permet d'exempter d'impôts une partie des investissements pourrait briser ce cercle vicieux. Mais en attendant, le déficit courant risque de demeurer élevé, tout comme le déficit public.

Le risque de nouvelles coupes budgétaires

 Car, malgré les fanfaronnades de David Cameron qui décrit la France comme une forme d'enfer socialiste, le déficit public britannique est, rappelons-le, supérieur de près d'un point de PIB à celui de la France. Surtout, il est davantage structurel, comme le souligne les équipes de Barclays qui le situent 4,2 % du PIB, un des plus élevés du monde développé. Par comparaison, il sera de 2,6 % du PIB en 2015 en France. La faiblesse des recettes fiscales alimentée par la stratégie d'attractivité et par la faible dynamique des salaires, explique cette situation. Du coup, la question de la politique budgétaire du prochain gouvernement se pose avec acuité. Les trois partis « nationaux » proposent de réduire encore les dépenses publiques à différents rythme, la palme de la vitesse revenant aux Conservateurs. Mais, comme le souligne les économistes de Barclays, ce scénario serait très risqué pour la croissance britannique, surtout s'il survient dans le cadre d'un resserrement monétaire. Eudoxe Denis estime qu'il faudra sans doute toucher au secteur de la santé, relativement épargné jusqu'ici dans les coupes si l'on veut éviter des hausses d'impôt dans la prochaine législature. Ces dernières semblent, du reste, inévitables à l'OBR, l'équivalent du Haut Conseil aux Finances Publiques, qui juge peu réaliste le parcours budgétaire décrit par George Osborne pour revenir à l'équilibre budgétaire d'ici à 2020. Autrement dit, le Royaume-Uni n'en a peut-être pas fini avec l'austérité. Et il n'est pas certain que, cette fois-ci, le pays s'en sorte à si bon compte qu'en 2010-2012. D'autant, on l'a vu, qu'il n'a pas pansé ses plaies issues de la crise.