Décès de Jacques Delors, le bâtisseur de l'Europe qui n'a pas voulu être président de la France

Par latribune.fr  |   |  1681  mots
Pour le président du Conseil européen, Charles Michel, Jacques Delors est « entré dans l'histoire comme l'un des bâtisseurs de notre Europe ». (Crédits : Francois Lenoir)
Les dirigeants de l'Union européenne (UE), et certains responsables nationaux, ont salué mercredi soir en Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne décédé à l'âge de 98 ans, un « bâtisseur » de l'Europe.

Les hommages à Jacques Delors sont nombreux ce mercredi pour saluer cet apôtre inébranlable de la construction européenne, président de la Commission européenne de 1985 à 1995, père de l'euro, espoir éphémère de la gauche française à la présidentielle de 1995, décédé aujourd'hui à l'âge de 98 ans.

Ce fut « un visionnaire qui a rendu notre Europe plus forte » et dont « l'œuvre (...) a façonné des générations entières d'Européens », a réagi sur X l'actuelle présidente de la Commission, Ursula von der Leyen.

« L'œuvre de sa vie est une Union européenne unie, dynamique et prospère (...) Honorons son héritage en renouvelant sans cesse notre Europe », a ajouté la responsable allemande.

Pour le président du Conseil européen, Charles Michel, Jacques Delors est « entré dans l'histoire comme l'un des bâtisseurs de notre Europe ». Le qualifiant de « grand Français et de grand Européen », Charles Michel a ajouté qu'il avait « conduit la transformation de la Communauté économique européenne vers une véritable Union fondée sur des valeurs humanistes et appuyée sur un marché unique et une monnaie unique ».

Depuis Bruxelles où il dirigea la Commission de 1985 à 1995, Jacques Delors a façonné les contours de l'Europe contemporaine : Acte unique européen et mise en place du marché unique, accords de Schengen, lancement du programme Erasmus d'échanges étudiants, mise en chantier de l'Union économique et monétaire qui aboutira à l'euro...

« Un géant »

« Ses réussites furent nombreuses », a déclaré la présidente de la Banque centrale européenne (BCE), Christine Lagarde, citant « le chemin qu'il avait façonné vers la création d'une monnaie commune, l'euro ».

La présidente du Parlement européen, l'Italienne Roberta Metsola, et le chef de la diplomatie de l'UE, Josep Borrell, ont chacun qualifié Jacques Delors de « géant ».

« Des générations d'Européens continueront de bénéficier de son héritage », a estimé Roberta Metsola. « Il entre ainsi dans le Panthéon des grands que l'Europe a produit et dont nous nous devons d'assumer l'héritage » , a de son côté écrit Josep Borrell.

« Artisan de l'Europe »

De Paris, le président français Emmanuel Macron a rendu hommage à l'« inépuisable artisan de notre Europe » : « son engagement, son idéal et sa droiture nous inspireront toujours ». Pour le chancelier allemand Olaf Scholz, Jacques Delors était un « visionnaire devenu un architecte de l'UE telle que nous la connaissons aujourd'hui ».

« Il est de notre responsabilité de poursuivre aujourd'hui son travail pour le bien de l'Europe », a-t-il ajouté. Parmi les autres dirigeants de pays européens, le Premier ministre belge Alexander De Croo a évoqué « un père fondateur ».

Double visage

Jacques Delors restera dans la vie politique française et européenne comme l'artisan du marché unique et de l'euro mais aussi comme l'homme qui s'est cabré devant l'obstacle en renonçant à se présenter à la présidence de la République.

Ce double visage, à la fois volontariste et pusillanime, a traversé toute la carrière de cet européen convaincu, pétri de catholicisme social et de syndicalisme chrétien.

Issu d'un milieu modeste, cet économiste commence son parcours professionnel à la Banque de France avant de le poursuivre au commissariat général du Plan puis de rejoindre, de 1969 à 1972, les services du Premier ministre gaulliste Jacques Chaban-Delmas, son mentor, avec lequel il nourrit le projet de « Nouvelle société », bien loin d'un Parti socialiste qui négocie alors avec les communistes un programme d'union de la gauche.

Ce n'est qu'en 1974, année de l'échec de François Mitterrand à l'élection présidentielle contre Valéry Giscard d'Estaing, qu'il rejoint enfin le PS, dont il deviendra en 1976, jusqu'en 1981, le délégué national pour les relations économiques. Après sa victoire, François Mitterrand le nomme ministre des Finances pour appliquer le programme d'union de la gauche.

Si Jacques Delors ne parvient pas à empêcher les nationalisations à 100% opérées par les deux premiers gouvernements dirigés par Pierre Mauroy, il finit toutefois en 1983 par imposer à ses amis politiques le « tournant de la rigueur » face à la détérioration de la situation économique. Le moment est crucial : la France risque alors de quitter le serpent monétaire européen, préfiguration de la monnaie unique, et, sans ce changement de cap, l'euro n'aurait peut-être pas vu le jour.

Le poste de Premier ministre lui semble alors promis. Mais François Mitterrand lui préfère en 1984 le jeune Laurent Fabius.

Le « père-la-rigueur » des socialistes quitte alors, à regret, Paris pour Bruxelles, où le Luxembourgeois Gaston Thorn vient de terminer dans l'indifférence un mandat de quatre ans à la tête de la Commission européenne.

Bras de fer avec Margaret Thatcher

C'est peu de dire que le nouveau président de l'exécutif européen ne connaît pas des débuts enthousiasmants, marqués par des affrontements avec l'intransigeante Première ministre britannique, Margaret Thatcher. Surpris par le byzantinisme d'une institution supranationale émanant alors de 10 pays, confronté à une situation budgétaire catastrophique, effaré devant le fol emballement de la production agricole, il est plus d'une fois vertement tancé par la « Dame de fer », qui scelle le sort de ses propositions par des « non » sans appel et des « I want my money back ».

C'est l'époque où ses menaces de démission pullulent, un trait de caractère de cet homme changeant, capable de terribles colères qui laissent sans voix son équipe bruxelloise. Mais ceux qui ont côtoyé ce bourreau de travail ascétique et simple - il a choisi pour logement de fonction un appartement sans comparaison avec les luxueuses villas habitées par les autres commissaires européens dans les quartiers résidentiels de Bruxelles - ne lui en tiennent pas rigueur.

Tôt levé, tard couché, ce passionné de jazz et de sport - sa lecture préférée était L'Equipe - va réveiller l'Europe avec l'aide indispensable du tandem constitué par François Mitterrand et le chancelier allemand Helmut Kohl. Volontariste, il lance le slogan du marché unique de 1993 dans l'incrédulité la plus totale, tant la Communauté européenne est engluée dans les crises budgétaires et le marasme d'une Politique agricole commune (PAC) productiviste et ruineuse.

Les « Dix » approuvent l'Acte unique en décembre 1986 et quelque 320 directives seront adoptées à marche forcée pour abattre les frontières réglementaires qui empêchent la libre-circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes.

En février 1988, après une période de tension sans précédent, le point de non-retour est atteint : les Douze - l'Espagne et le Portugal ont rejoint la CEE en 1986 - acceptent de se lier les mains et de financer le grand marché en sacrifiant bon nombre de petits paysans sur l'autel de la réduction des dépenses agricoles.

Avec Pascal Lamy, son homme de confiance à la tête de son cabinet, il fait subir un traitement de choc à une administration européenne plus habituée aux plantureux émoluments qu'aux heures supplémentaires.

Avec la Commission européenne, parfois divisée, souvent secouée par un président qui connaît mieux les dossiers que chacun des commissaires thématiques, mais finalement solidaire quand une décision est prise, Jacques Delors pense poser les fondations du futur gouvernement de l'Europe fédérale.

« On ne tombe pas amoureux d'un marché unique », dit-il souvent pour inciter à plus de solidarité entre les Etats membres et lancer les fondations d'une Europe sociale.

Monnaie unique

Mais pour lui, pas de marché unique durable à long terme sans une monnaie unique, qui suscite l'opposition farouche du Royaume-Uni, un obstacle apparemment insurmontable. C'est là qu'intervient un coup de génie : il crée en 1989 le « comité Delors » composé d'experts et des gouverneurs des banques centrales, y compris celui de la Banque d'Angleterre, qui ouvrira la voie à la création de la monnaie unique.

Dans la foulée, le traité de Maastricht lance le mouvement en 1991 en décidant que la devise européenne sera créée au plus tard en 1999 par la fixation définitive des parités, même si le Premier ministre britannique John Major obtient que son pays puisse ne pas participer à l'aventure. La suite de son mandat à Bruxelles est marquée par la crise économique de 1992-1993, qui voit le Royaume-Uni quitter le système monétaire européen, tandis que la France, en grande difficulté économique, est sauvée par l'Allemagne.

Mais Jacques Delors quitte en 1994 la capitale belge auréolé du titre de plus grand président que la Commission européenne ait connu. La suite paraît toute tracée : une élection présidentielle a lieu en 1995 en France. A droite, Jacques Chirac et Edouard Balladur s'entre-déchirent; la popularité de Jacques Delors, qui n'a pas fait officiellement acte de candidature, en fait le champion naturel du Parti socialiste. Mais le 11 décembre 1994, les vieux démons de Jacques Delors, tenaillé par le doute, centriste dans l'âme et persuadé de ne pas susciter l'adhésion du PS, le reprennent.

Favori à la présidentielle, il refuse de se présenter en 1995

Sur TF1, face à la star du petit écran Anne Sinclair, il décline longuement un programme de gouvernement avant, à la surprise générale, de dire que « non », il ne sera pas candidat à l'élection présidentielle. Il laisse ainsi son parti dans une situation impossible à quelques semaines de l'élection. Lionel Jospin, qui prend le relais, est battu par Jacques Chirac. Jacques Delors ne prend toutefois jamais véritablement sa retraite, continuant, notamment par le biais de sa fondation « Notre Europe », à donner son avis sur l'évolution d'une Union européenne qu'il a grandement contribué à façonner.

Jacques Delors s'est marié en 1948 avec une collègue partageant ses convictions syndicales et religieuses, Marie Lephaille, décédée en 2020. Ils auront deux enfants : Martine Aubry, qui naît en 1950, puis Jean-Paul, né en 1953 et emporté par une leucémie en 1982.

(Reuters et AFP)